mercredi 6 mai 2009

L'histoire

L’histoire désigne à la fois la réalité historique, le devenir comme succession temporelle, et la discipline historique. Le mot recouvre donc l’objet d’étude et l’étude elle-même. L’histoire en tant que discipline n’est jamais que la connaissance que l’on peut avoir de la réalité passée. Cette connaissance prétend être scientifique : l’est-elle vraiment ? Si oui, en quel sens ?

Définition, problématisation
Il est possible d’envisager une première définition de l’histoire comme succession d’événements historiques, c’est-à-dire l’histoire qu’on fait, plutôt que l’étude de cette succession par des historiens. Ce principe de succession a son importance : s’agit-il d’une accumulation de faits sans direction ni sens, ou au contraire l’histoire est-elle une succession cyclique, organisée, répétitive ? La question est donc de savoir si l’histoire est dirigée par un principe d’ordre, ou si elle est laissée au chaos et à l’incertitude. Dans la première hypothèse, rien ne pourrait être autrement et l’histoire est donc nécessaire ; dans la seconde, tout pourrait toujours être autrement et l’histoire est donc contingente. L’histoire est-elle contingente ou nécessaire ?

L’histoire peut également se comprendre comme récit d’une suite d’événements : l’histoire est une discipline pratiquée par des historiens. Son objet doit donc attirer notre attention : tous les faits ne sont pas historiques, c’est l’historien qui en dégage les événements. Mais en quoi alors l’événement se distingue-t-il du fait ? Est-ce l’événement qui se signale à nous en tant que tel, ou bien au contraire est-ce l’observation humaine qui le désigne comme tel ? Cette seconde idée semble validée par le fait qu’on range dans la préhistoire les faits qui ne bénéficient pas d’un témoignage humain puisqu’antérieurs à la naissance de l’écriture. Mais alors, la question se pose : l’événement historique est-il quelques chose de donné ou de construit ?

Y a-t-il un sens de l’histoire, l’histoire tend-elle vers une fin et progresse-t-elle ? Vouloir penser un progrès de l’histoire, c’est ménager l’espoir que la temporalité humain est capable de leçons, et que le mal passé n’a pas été vain. Sans cela, l’histoire serait désespérante. Mais, si l’on regarde le monde avec lucidité, n’est-ce pas pourtant le constat qui s’impose ? Il faudrait donc dénoncer l’idéal du progrès humain comme autant d’utopies dangereuses, et se méfier du totalitarisme intellectuel que dissimule toute histoire universelle. C’est entre deux extrêmes qu’il s’agit de penser le progrès humain dans l’histoire. Le progrès dans l’histoire est-il une utopie dangereuse ou un espoir raisonnable ?

1. Le sens de l’histoire.
Dans la Grèce antique, le devenir est répétition, retour cyclique scandé par les fêtes, dominé par le rythme des saisons. Il n’est qu’à lire Platon (philosophe grec, 427-348) pour comprendre que le temps est désordre et chaos, qu’il n’est que l’image mobile, imparfaite de l’humanité. La sagesse humaine réside donc dans la subordination à l’ordre cosmique, dans la contemplation de l’immuabilité divine et non dans la liberté créatrice.

A. Histoire universelle et téléologie.
Si l’histoire a un sens, c’est qu’elle tend vers une certaine fin, que celle-ci soit définie ou indéfinie. Il y a donc une fin de l’histoire, fin à partir de laquelle son développement peut être compris. On appelle téléologique une théorie qui explique un processus par sa fin : il y a donc un lien entre l’idée de progrès et l’idée téléologique d’une histoire universelle qui explique chaque événement à partir d’un principe, ici une fin.

Les conceptions chrétiennes de l’histoire ont été de ce point de vue les premières histoires universelles, parce que les premières à considérer que l’histoire (de même que la politique et l’Etat chez les Grecs) tendrait vers un Bien, c’est-à-dire vers la rédemption. Bossuet (philosophe français, 1627-1704) dit que « l’histoire, c’est le retour des hommes à Dieu ». C’est là une conception déterministe et providentialiste de l’histoire, car la finalité de l’histoire est préalablement inscrite, même si le cheminement vers cette fin est chaotique.
La théologie chrétienne est donc la première qui a tenté de saisir le déroulement de l’histoire dans sa totalité et lui assigne une signification. En effet, l’humanité toute entière se trouve située dans une succession d’événements : la Création, le péché originel, la loi de Moïse, la Rédemption par la naissance et la mort du Christ, le Jugement dernier. Désormais, l’histoire a un début, une fin et un sens. Elle est interprétée comme le salut de l’humanité. Mais cette histoire n’est pas rationnelle puisqu’elle repose sur la foi en la Providence divine. Elle ne reconnaît pas l’homme comme un être historique capable d’autonomie. Dans sa forme comme dans son contenu, l’histoire est révélée. Le devenir n’est donc que l’accomplissement de ce qui était prévu. L’événement peut être prophétisé, espéré, mais dans tous les cas, il est déjà là. Et la référence au Christ, être transcendant l’histoire, annule toute historicité.

C’est aussi le sens de l’analyse d’un philosophe américain contemporain, Francis Fukuyama, qui fixe comme « fin » à l’histoire la réalisation d’une démocratie libérale : « ce résumé de l’histoire selon la doctrine chrétienne montre clairement qu’une « fin de l’histoire » est implicite dans l’idée même de l’écriture de toute histoire universelle. Les événements particuliers de cette histoire ne peuvent être signifiants que dans la perspective d’une finalité plus vaste et plus universelle, dont la réalisation apporte nécessairement avec elle la fin du processus historique. Cette fin de l’homme et de l’humanité est ce qui rend tous les événements particuliers potentiellement intelligibles. » (Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Champs-Flammarion, 1992, p. 28.)

Nous sommes alors confrontés au double sens du mot « fin » comme finalité et comme arrêt. Une fois la fin de l’histoire revenue à Dieu, n’est-il pas nécessaire qu’elle prenne fin ? Cette fin de l’histoire demeurant impensable, on peut substituer à la pure téléologie l’idée d’un progrès indéfini et asymptotique : le devenir historique est sous-tendu par une certaine valeur à laquelle chaque vie individuelle contribue. Ainsi Condorcet (philosophe français, 1734-1794) prend-il pour loi générale l’idée d’un « perfectionnement indéfini de notre espèce » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’Instruction publique, 17, Arago, 1847, p. 183.), de façon à ce que chaque homme se pense non pas comme « une existence passagère et isolée, destinée à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même » (Ibidem), mais comme « une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel » (Ibidem). Destinée à garantir l’espoir, l’idée de la loi du progrès ne peut donc entretenir l’homme qu’à condition d’être indéfinie. Ainsi Condorcet distinguera-t-il dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès humains dix palier successif par lesquels l’homme s’élève vers le savoir scientifique et la liberté politique.

Distinguer ainsi les époques suppose un travail de reconstitution des signes : il s’agit de repérer dans les faits passés les signes de l’acheminement progressif du devenir humain vers son but. C’est là ce que Kant (philosophe allemand, 1724-1804) appelait l’enthousiasme, cette faculté de déceler des signes dans les faits. Mais il faut cependant se garder de notre enthousiasme, car il peut nous amener à transformer tel fait en signe de ce que l’on voudra. Ainsi Paul Valéry (philosophe français, 1817-1946) stigmatise-t-il l’enivrement dangereux des théories de l’histoire, arguant de ce que « l’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout » (Valéry, Regards sur le monde actuel, « La Pléiade », tome 2, 1960, p. 935.).

Ce n’est donc qu’aux XVIIIe et XIXe siècles qu’apparaissent les premières interprétations rationnelles de l’histoire. Le mérite en revient en particulier à la philosophie de Hegel. Elle réconcilie l’historique et le rationnel en présentant l’histoire comme une totalité dont le sens est déchiffrable par la raison. Mais comment peut-on considérer l’histoire philosophiquement alors que, à l’inverse de la philosophie qui s’occupe des idées, l’histoire privilégie le réel ? Hegel répond à cette objection en affirmant que « la seule idée qu’apporte la philosophie est… l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement ».

B. Progrès et finalité.
L’idée de progrès suggère celle d’un état final. La fin de l’histoire, ce serait la fin des guerres, des violences. On constate qu’il y a eu des progrès indéniables dans la manière dont l’homme sait se rendre maître et possesseur de la nature, autrement dit des progrès engendrent aussi des maux : détérioration de l’environnement, armes de destruction massive… Il y a eu aussi des progrès du droit, de la liberté, mais ces progrès ne constituent pas un progrès d’ensemble et l’histoire manifeste un mixte de progrès et de non-progrès. A quoi il faut ajouter que tout peut être anéanti du jour au lendemain. Si en s’appuyant sur l’expérience, on ne peut pas prouver que l’histoire a un sens – celui du progrès moral de l’espèce humaine – on peut le penser comme possible et c’est même un devoir d’adopter cette idée. C’est seulement en se plaçant sous cette idée que les hommes pourront accomplir les pas nécessaires à la réalisation de la paix.

Mais toute théorie téléologique de l’histoire ne repose pas nécessairement sur le concept de progrès. Comme les théories finalistes, les théories du progrès sont basées sur une unification du devenir historique, en tant que celui-ci tire son sens de la seule idée de progrès. Mais cela implique alors l’idée d’une hiérarchisation des époques les unes par rapport aux autres, chaque époque prenant son sens d’après sa contribution à la marche d’ensemble du tout. C’est ce qui explique que pour Condorcet (philosophe, mathématicien et politologue français, 1743-1794), il n’y a pas de progrès historique sans démarche globalisante et unifiante.

Comment alors ne pas écraser le fait individuel, la spécificité d’une époque ou d’un peuple, dans la globalité du tout dans lequel ils sont censés s’inscrire ? C’est l’enjeu de la distinction qu’opère Foucault (philosophe français, 1926-1984) entre l’histoire globale, unifiante et centralisée, et l’histoire générale, articulation d’histoires générales spécifiques : « une description globale resserre tous les phénomènes autour d’une centre unique – principe, signification, esprit, vision du monde, forme d’ensemble ; une histoire générale déploierait au contraire l’espace d’une dispersion. » (Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 19.) Pour qu’il y ait progrès, il faut que les différentes spécificités constituent une unité, ou bien, en langage hégélien, que « les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 81.). Il s’agit que chaque peuple ne soit qu’une figure particulière de l’Esprit universel. On peut alors critiquer le progrès au nom d’une attention au particulier : chaque époque ne peut se réduire à un moyen, elle est à la fois moyen et fin.

C. Les différentes manières d’écrire l’histoire et la fin de l’histoire comme idée régulatrice.
Parmi les récits, il y a d’abord eu ce que Hegel appelle l’histoire originale : celle des historiens qui, comme Hérodote (historien grec, 484-425), ont décrit les actions, les événements, les situations qu’ils ont vécu et auxquels ils ont été personnellement attentifs. Cette forme d’histoire est vivante et n’exige de l’historien aucune réflexion propre. Au contraire, l’auteur doit laisser les individus et les peuples dire eux-mêmes ce qu’ils veulent, ce qu’ils croient vouloir. L’histoire originale permet donc de pénétrer la personnalité propre des individus et des peuples dans leur propre culture et leur propre conscience. Une autre caractéristique de ces histoires, est l’unité d’esprit, la communauté de culture qui existe entre l’écrivain et les actions qu’il raconte. De ce fait, la compréhension de l’historien ne dépasse pas l’événement. Elle participe donc des illusions et des préjugés de son temps.
Une autre manière d’envisager l’histoire est l’histoire pragmatique dont la pire forme, dit Hegel, est la « petite psychologie » qui croit trouver les « mobiles des personnages historiques, de leurs penchants et de leurs passions particulières ». L’écrivain introduit aussi parfois des réflexions morales et politiques, et cherche à tirer de l’histoire des enseignements. Or, dit Hegel, la seule leçon de l’histoire est qu’il n’y a pas de leçon de l’histoire : « On recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et les gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. » La raison en est que, à chaque époque, les peuples, les gouvernants se trouvent dans des conditions si particulières, que les leçons qu’on peut tirer du passé apparaissent abstraites et inefficaces. Hitler connaissait l’échec des campagnes napoléoniennes de 1812-1813 et l’analyse donnée par Clausewitz (officier et théoricien militaire prussien, 1780-1831) de cet échec dans De la guerre. Mais il n’en a tenu aucun compte, espérant réussir, grâce à la vitesse de ses engins blindés, là où Napoléon avait échoué.

Il serait alors impossible d’espérer sans l’idée de progrès. Le jugement qui s’attache à l’unité des faits historiques et au progrès de l’humanité n’a donc pas vocation à revendiquer un statut de connaissance positive : pour garder son innocuité, il doit être régulateur, être réflexion plutôt que connaissance. Bref, le progrès ne peut être normatif sous peine de devenir dangereux : « la fin de l’histoire n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d’arbitraire et de terreur » (Camus, L’Homme révolté, Gallimard, Folio, 1969, p. 277.).

Condition de l’espoir, l’idée de progrès n’endosse-t-elle pas de ce fait un statut religieux ? Cournot (philosophe français, 1801-1877) a ainsi démasqué l’idée de divin sous l’idée de progrès pour en dénoncer le présupposé : la fin justifierait les moyens, c’est-à-dire l’excellence du but (le progrès réalisé) justifierait les souffrances par lesquelles il a fallu en passer pour l’atteindre. Dans ce cas, le progrès n’est rien d’autre qu’une Providence laïcisée, et s’expose alors à différentes controverses : comment, par exemple, accepter la Providence devant le spectacle du mal ?

2. Le mal peut-il être un moment du bien ?
A. Le mal.

Comment le progrès saurait-il s’accommoder du mal ? Cette question naît à l’époque des Lumières (deuxième moitié du XVIIIe siècle), et Voltaire (philosophe français, 1694-1778) dans son Poème dur le Désastre de Lisbonne (1756) met en place ce rejet des idéologies qui justifient le mal sur l’autel de la Providence divine. Le mal ne peut être justifié par l’histoire : cela conduit au totalitarisme, ni expulsé de l’histoire : c’est alors une utopie.

Le mal est encombrant : il serait plus simple de l’expulser de l’histoire de le justifier. C’est la fonction de l’utopie, qui est l’horizon de toute conception progressiste de l’histoire. Même si la Cité idéale que décrit Socrate dans le livre V de la République n’a d’existence « que dans nos discours, puisque, aussi bien, je ne sache pas qu’elle existe en aucun endroit de la terre » (Platon, La République, IX, 592a, GF-Flammarion, 1966, p. 356.), elle est restée la référence (explicite ou non) des utopies les plus célèbres. L’eudémonisme (le bonheur définitif de la Cité idéale) dit que l’utopie est une suppression du temps : mais comment rend-on raison de l’histoire en supprimant le temps ?

Penser le progrès dans l’histoire, c’est chercher comment du mal peut sortir un bien. C’est le rôle que joue, dans l’analyse kantienne, la notion d’insociable sociabilité des hommes, « c’est-à-dire leur inclination à rentrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire » (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, GF-Flammarion, 1990, p. 74.). Kant (philosophe allemand, (1724-1804) entend en effet repérer dans « le jeu de la liberté du vouloir humain » (Ibidem, p. 69.) une régularité qui serait une ruse de la nature. En s’opposant les uns aux autres à la recherche de leurs intérêts privés, les hommes font le jeu de la nature. Le dessein naturel nous donne donc « un fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu’un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système » (Ibidem, p. 86.). Mais on ne peut espérer rendre raison à l’histoire et l’unifier par l’idée de progrès sans faire de la discorde un aiguillon de la concorde.

Dans les analyses d’Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) et de Marx (Philosophe allemand, 1818-1883), l’idée prévaut que le mal et la violence font partie intégrante de l’histoire. Chez Marx, chaque société est la mère d’une société nouvelle, et en accouche dans la douleur. C’est donc la violence qui est la sage-femme de l’histoire, au sens où les sociétés nouvelles voient le jour grâce à le violence des guerres et des révolutions (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture). Crise et progrès ne seraient alors pas conciliables.
La question se pose alors : faut-il réduire et effacer le mal, ne faire aucune différence entre les blessures, sous prétexte qu’elles auraient en quelque mesure contribué à un progrès ? On peut penser ce problème à partir de sa propre histoire, quand il s’agit de tirer quelque chose de ses propres malheurs.

B. La question de la théodicée.
Comment distinguer entre Dieu comme cause physique et cause morale du mal, sans paraître banaliser et esquiver le mal dans le meilleur des mondes possibles ? Comment l’optimisme évite-t-il la résignation béate, et comment éviter « que Dieu devienne blâmable lui-même pour éviter que l’homme ne le soit » ? (Leibniz, Essais de Théodicée, § 119 ; GF-Flammarion, 1969, p. 173.) Il faut arriver à penser que Dieu tolère les maux en vue de plus grands biens, que la suprême raison l’oblige à le tolérer.

Hegel également raisonne de cette manière : il nous invite à penser le caractère passager et éphémère du devenir. Plutôt que de souffrir du malheur, mieux vaut tenter de le comprendre. Ainsi « devons-nous nous réconcilier avec la caducité » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 91.). Le spectacle de la caducité aiguise notre douleur et notre compassion, mais la douleur ne saurait tenir lieu de pensée, puisqu’elle nous inclinerait au fatalisme. Il faut donc penser que les pires heures de l’histoire n’en sont que des moments.

C’est là refuser toute incidence possible de l’homme sur l’histoire autre qu’involontaire. S’il y a progrès, il ne peut être le résultat de la liberté humaine individuelle, parce que les hommes sont incapables de tirer les fruits du passé : « on recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire spécialement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 35.). Hegel exclue là l’homme du progrès de l’histoire. Tocqueville (philosophe français (1805-1859) le reprochait d’ailleurs à Hegel lorsqu’il dit : « je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain » (Tocqueville, Souvenirs, 1942, p. 72.) L’idée de progrès est-elle alors fondamentalement déshumanisante ?

C. Un plan caché de la nature.
Une tentative philosophique pour traiter l’histoire se différencie de la démarche empirique propre à l’historien. Cette dernière ne vise qu’à rapporter et à consigner la diversité des actions humaines, telles qu’elles se sont produites par le passé. La démarche philosophique, au contraire, cherche au-delà de l’agrégat des actions humaines, à se représenter un système qui seul pourrait rendre compte d’une manière ordonnée de l’infinie variété des actions. Car c’est le propre de la philosophie d’être un système.
Il n’est donc pas suffisant, pour tenter de comprendre ce cours absurde, de s’interroger sur l’homme. Le philosophe doit prendre en compte la situation de l’homme dans la nature. Et remarquer cette forte contradiction : d’une part, l’homme est la seule créature raisonnable dans la nature ; d’autre part, toute raisonnable qu’elle est, elle ne manque pas d’avoir une conduite insensée. C’est donc que la vérité dernière de l’homme doit être recherchée, non pas en lui, mais dans la nature elle-même. Puisqu’il est impossible au philosophe « de présupposer dans l’ensemble chez les hommes, et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l’on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature » (Kant)

Comme le souligne Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, ce plan secret qui se déroule quel que soit le désordre apparent des conduites humaines, ne saurait se réaliser à l’échelle d’un individu, d’une vie. Car alors « chaque homme devrait jouir d’une vie illimitée pour apprendre comment il devrait faire un complet usage de ses dispositions naturelles ». Et comme chaque homme, au contraire, ne dispose que d’une courte durée de vie, la nature « a besoin d’une lignée, peut-être interminable de générations où chacune transmet à la suivante ses lumières, pour amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu’au degré de développement pleinement conforme à ses desseins ». C’est donc l’homme en tant qu’espèce qui est concerné. L’homme, animal raisonnable mais contradictoire, qui par son « insociable sociabilité » a, à la fois un penchant à s’associer et un penchant à s’isoler.

Société également contradictoire, puisqu’elle doit à la fois assurer le maximum de libertés aux hommes qui la composent et imposer aussi le maximum de déterminations et de garanties pour limiter cette liberté, afin que la liberté de chacun soit compatible avec celle d’autrui. C’est une propriété naturelle des hommes de ne pouvoir coexister dans la contrainte et la domination de leurs semblables. Ils doivent être disciplinés en tant qu’animaux et régis par des commandements. C’est par l’esprit de communauté, et par lui seulement, qu’ils peuvent se servir de leur liberté ». Aussi ce n’est, dit Kant, que dans une telle société que la nature peut réaliser son dessein suprême. Mais si c’est seulement dans l’enclos de la société civile que l’humanité peut développer toutes ses dispositions, il ne sert à rien de travailler à une construction civile parfaite au sein d’une communauté, si la guerre règne dans les relations extérieures d’Etat à Etat. Se pose donc la question concrète des relations antagonistes entre les Etats.
D’où l’idée d’une Société des Nations « où chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa sécurité et de ses droits, non pas de sa propre puissance et de se propre appréciation de ses droits, mais uniquement […] d’une force unie et d’une décision prise en vertu des lois fondées sur l’accord des volontés ». Si chimérique que puisse paraître une telle idée, c’est selon Kant le seul moyen pour les hommes de sortir de la situation misérable où ils se mettent les uns les autres. Il s’agit de « forcer les Etats à adopter la résolution (même si cela leur coûte beaucoup) que l’homme sauvage avait accepté jadis tout aussi à contre cœur : résolution de renoncer à la liberté brutale pour chercher repos et sécurité dans une constitution conforme à des lois ». Et Kant va plus loin encore : « Un jour enfin, en partie par l’établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation commune, un état de choses s’établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate ». C’est là qu’aura lieu « l’unification politique totale dans l’espèce humaine », dans un Etat cosmopolite universel, qui réalisera enfin le plan caché de la nature. Cette idée sera reprise ultérieurement par Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795), dont l’humanité, pense-t-il, se rapprochera toujours davantage.

Kant de fait pas œuvre d’historien. Réfléchissant sur l’histoire des hommes, il affirme que la Raison pratique (la morale) commande absolument aux hommes de mettre fin aux guerres. Peu importe que cette idée puisse paraître chimérique. Le devoir nous impose d’agir et de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que le monde soit en accord avec ce que notre raison exige. C’est pourquoi Kant considère comme l’une des fins essentielles de l’humanité l’établissement de relations internationales régulières et la constitution d’une confédération des Etats qui protégerait, par la force commune de tous, les droits de chacun d’eux, même et surtout des plus faibles. On est encore loin aujourd’hui d’une communauté civile universelle. On peut cependant constater des débuts de réalisation avec la SDN créée en 1919, dont l’objectif était de garantir la paix et la sécurité internationale. Elle ne survécut pas à la Seconde Guerre mondiale, mais l’ONU la remplaça.

3. Se méfier du progrès ?
A. L’histoire comme science.

C’est à partir du XIXe siècle que les historiens rêvent de faire de l’histoire une science objective, en s’inspirant du modèle des sciences physiques. L’historien trouve des documents puis procède à leurs critiques externe (qui vise à déterminer l’authenticité du document et à le rétablir dans son état primitif) et interne (qui vise à déterminer la signification du document).

L’analyse fournit ainsi une masse de documents qui permettent d’établir des faits particuliers. Il s’agit ensuite de procéder à un travail de synthèse, c’est-à-dire de déterminer la place et l’importance relative de ces faits dans la chaîne des événements. C’est là un travail de reconstruction. La vérité se trouverait donc dans les documents. Il suffirait de l’extraire. Mais il s’agit là d’une vision naïve, car les documents ne parlent qu’à ceux qui les questionnent. L’élaboration historique présuppose donc une idée préconçue, une prise de parti sans laquelle l’historien est hors d’état de comprendre et de connaître.
Par ailleurs, l’historien a lui-même une mentalité, une expérience d’homme qui rend difficile la compréhension des mentalités de culture différente de la sienne. C’est probablement là que se situe l’argument le plus fort de ceux qui prétendent que l’histoire ne peut prétendre à la même objectivité que les sciences physiques. Comme le souligne le philosophe italien Benedetto Croce (écrivain, philosophe et homme politique italien, 1866-1952), « toute véritable histoire est histoire contemporaine, c’est-à-dire du présent ». Il est impossible de séparer l’histoire de l’historien. Voilà pourquoi, ) chaque génération, l’histoire est réécrite. Chaque époque reprend l’histoire à la lumière du lendemain auquel elle prétend. D’autant que chaque historien ne s’intéresse aux faits que dans la mesure où ils confirment ou infirment un système d’explication du monde, une philosophie de l’histoire, qui est la sienne.

Si l’histoire ne peut prétendre égaler le modèle des sciences physiques, c’est aussi parce que l’historien étudie des faits qui se caractérisent par leur singularité temporelle, qui ne se répètent jamais deux fois de la même manière. L’historien ne peut donc ni établir des lois établissant des rapports de causalité nécessaire, sinon des vues générales sur l’évolution des choses, ni prévoir l’avenir. Croire le contraire, ce serait nier la liberté des hommes. Il ne peut pas non plus avoir recours au contrôle expérimental rigoureux tel qu’il est pratiqué en physique. L’élaboration de l’histoire comporte toutefois quelque chose de proprement scientifique : d’abord au stade de l’étude de documents, l’historien a recours aux sciences auxiliaires de l’histoire (critique des documents écrits, paléontologie, archéologie, numismatique, psychologie, sociologie, économie…) et peut ainsi établir les faits de manière rigoureuse. Ensuite, au stade de la reconstruction du passé, l’historien vise le vrai et non le beau ou l’agréable, en cherchant à enchaîner les événements, en mettant à jour les causes singulières de leur succession, tout en sachant que ces causes ne se répèteront pas. L’histoire est une discipline originale qui s’attache au singulier, au successif, à ce qui a cessé d’être.

B. Progrès continu et discontinu : la part du hasard.
Pour Machiavel (philosophe italien 1469-1527), le culte du passé ne repose sur rien qui soit rationnel : « les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu pendant leur jeunesse » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Œuvres complètes, Livre II, Gallimard, 1952, p. 509.). Si le passé est inconnu tout en étant néanmoins pris comme modèle, il n’est qu’une norme abusive qui ne dit rien d’autre qu’une incapacité à vivre et à affronter le présent.
Finalement, ne s’agirait-il pas d’une simple insatisfaction du présent ? Comme ces voyageurs qui vantent leur pays natal tant qu’ils sont en voyages, et qui préfèrent les pays qu’ils ont visités lorsqu’ils rentrent chez eux.

L’histoire des sciences nous donne l’exemple d’un progrès discontinu : le progrès scientifique est discontinu et est progrès tout de même. La vérité scientifique serait ainsi une vérité corrigée, qui ne progresserait qu’en faisant constamment retour à ses propres commencements. Pour Lévi-Strauss, le progrès ne serait « ni nécessaire ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme le diraient les biologistes, par mutations » (Lévi-Strauss, Race et Histoire, Presse Pocket, Agora, 193, p. 46.).
La liberté est la condition du progrès, mais elle trouve mal sa place dans le déterminisme historique qui fait de l’histoire le développement d’une cause initiale et l’acheminement vers une cause finale.

La théorie du hasard que propose l’application que fait Cournot (philosophe français, 1801-1877) des mathématiques à l’histoire, nous conduirait à penser l’histoire en dehors de tout déterminisme. L’idée de hasard « donne un sens incontestable à ce que l’on a appelé la philosophie de l’histoire, à ce que nous aimerions mieux appeler l’étiologie historique, en entendant par là l’analyse et la discussion des causes ou des enchaînements de causes qui ont concouru à amener les événements dont l’histoire nous offre le tableau ; causes qu’il s’agit surtout d’étudier au point de vue de leur indépendance ou de leur solidarité ». Invoquer le hasard, ce n’est donc pas renoncer à trouver des causes en histoire, mais c’est respecter l’indépendance des causes entre elles. S’il y a progrès en histoire, il n’y a pas de loi, le progrès dans l’histoire n’est pas l’évolution dans la nature. C’est parce que l’histoire n’est pas la nature que nous y sommes libres.

C. La rationalité cachée de l’histoire.
L’histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle par laquelle l’Esprit parvient à sa vérité. La Raison divine, l’Absolu doit s’aliéner dans le monde que font et défont les passions pour s’accomplir.
Ainsi l’histoire du devenir des hommes coïncide avec l’histoire du devenir de Dieu. Etats, peuples, héros ou grands hommes, formes politiques et organisations économiques, arts et religions, passions et intérêts, figurent la réalité de l’Esprit et constituent la vie même de l’absolu : « L’Esprit se répand ainsi dans l’histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même. Mais son travail intensifie son activité et de nouveau il se consume. Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s’oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d’être œuvrée. Ce qui était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle.

Dans cette dialectique ou ce travail du négatif, l’Esprit, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, se dresse chaque fois plus fort et plus clair. Il se dresse contre lui-même, consume la forme qu’il s’était donné, pour s’élever à une forme nouvelle, plus élevée. Dès lors, ce n’est pas en vain que les individus et les peuples sont sacrifiés. On comprend aussi que les passions sont, sans le savoir, au service de ce qui les dépasse, de la fin de la dernière de l’histoire : la réalisation de l’Esprit ou de Dieu. Chaque homme, dans la vie, cherche à atteindre ses propres buts, cache sous des grands mots des actions égoïstes et cherche à tirer son épingle du jeu. Et la passion, ce n’est jamais que l’activité humaine commandée par des intérêts égoïstes et dans laquelle l’homme met toute l’énergie de son vouloir et de son caractère, en sacrifiant à ses fins particulières et actuelles toutes les autres fins qu’ils pourraient se donner.

Mais si les passions sont orientées vers des fins particulières, elles ne sont pas, pour autant, opposées à l’universel. Le tumulte des intérêts contradictoires, des passions se résout en une loi nécessaire et universelle. L’individu qui met son intelligence et son vouloir au service de ses passions sert, en fait, et malgré lui autrui, en contribuant à l’œuvre universelle. Telle est la ruse de la raison : les individus font ce que la Raison veut ; sans cesser de suivre leurs impulsions, leurs passions singulières, de même que grâce à la ruse de l’homme, la nature fait ce qu’elle veut sans cesser d’obéir à ses propres lois.

L’universel est donc présent dans les volontés individuelles et s’accomplit par elles et particulièrement par la médiation des grands hommes historiques. Ainsi, par exemple; Jules César ne croyait agir que pour son ambition personnelle en combattant les maîtres des provinces de l’empire romain. Or sa victoire sur eux fut en même temps une conquête de la totalité de l’empire : il devint ainsi, sans toucher à la forme de la constitution, le maître individuel de l’Etat. Et le pouvoir unique à Rome que lui conféra l’accomplissement de son but, de prime abord négatif, ouvrait une phase nécessaire dans l’histoire de Rome et dans l’histoire du monde.

Les grands hommes, les peuples avec leur esprit, leur constitution, leur art, leur religion, leur science ne maîtrisent pas le sens de ce qu’ils font. Ils ne sont que les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et s’accomplissent inconsciemment. Si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, c’est bien parce que les passions sont énergie, incandescente du vouloir, tension vers un but, mais aussi et surtout parce qu’elles ne sont que les moyens du génie de l’univers pour accomplir sa fin.

2 commentaires:

Freund a dit…

Des passages entiers de mon livre: "philobac pour les nuls" de First ont été recopiés. la justice va être saisie

Philosophe de ES a dit…

Bonjour, Je vous envoie ce message afin de vous remercier pour votre site. Il m'a permis d'être un complément à mes cours de philo et il m'a beaucoup aidé. J'ai même réussis à avoir 16 au Bac ES de Philo !(avec des idées que j'avais puisés dans votre cours sur le travail) Vos cours sont géniales, et très complet.
Merci encore pour tout !!!!