lundi 8 décembre 2008

La société et les échanges

Définition, problématisation.
La notion de société doit d’abord retenir notre attention. Doit-on la comprendre comme identique, ou même prolongement de la meute animale ? Cet appel au registre de la nature rendrait compte de la société par une disposition naturelle de l’homme à s’associer. Transposé en politique, ce principe devient celui de la sociabilité naturelle de l’homme. Mais on peut opposer à cette vision la prise en compte des contradictions et des tensions qui agitent toute société, ce qui revient alors au contraire à expliquer la société par la prééminence des besoins, de l’intérêt ou de la force. Ce facteur rendrait alors nécessaire le dépassement d’une disposition naturelle qui, par elle seule, ne pousserait pas les hommes à s’associer. A partir duquel de ces deux points de départ faut-il penser la société ? L’homme est-il ou non naturellement sociable ?
Question : La société est-elle quelque chose de naturel ou bien n’est-elle qu’une convention ?

En ce qui concerne la notion d’échange, c’est d’abord son emploi au pluriel qui est important. Au pluriel, « les échanges » renvoient à la fois à la pluralité des types d’échanges (l’échange économique et celui qui ne l’est pas), et à la multiplicité des échanges (qu’il faut arriver à ordonner et à unifier par une même définition). Qu’y a-t-il de commun entre une transaction commerciale, un dialogue et ce que l’on appelle un échange au tennis ? D’abord une réciprocité voulue et admise, contrairement au don qui ne va que dans un seul sens : c’est la libre mutualité (une mutualité est un système de solidarité entre les membres d’un groupe à base d’entraide mutuelle) qui fait l’échange. Mais entre le sens économique et celui qui ne l’est pas, lequel est le modèle de l’autre ? Quel est le sens propre de la notion et quel est le sens figuré ?
Question : L’échange est-il quelque chose d’essentiellement économique, ou bien ne l’est-il qu’accidentellement ?

Dans la première hypothèse, le pluriel des échanges renverrait donc à un ensemble d’échanges, à une sphère ou à un système qu’il faut penser, et qui nous renvoie à la problématique de la cohérence de la société. Ainsi, dans « les échanges », l’adjectif « économique » serait plus ou moins sous-entendu, et cela nous invite à penser l’économie toute entière à partir de la notion d’échange. Or, les échanges économiques se présentent d’abord sous le visage de la contingence, tout pouvant toujours être autrement : j’aurais toujours pu ne pas acheter ou ne pas vendre. Ceci laisse présager des difficultés au moment de penser l’ensemble des échanges : cet ensemble se régule-t-il tout seul, se donne-t-il sa propre loi, ou bien au contraire ne trouve-t-il d’ordre que du fait d’une intervention qui doit lui être extérieure ? Y a-t-il un ordre économique spontané ou ne peut-il être que construit ?
Question : Peut-on attendre de la sphère économique qu’elle produise par elle seule de la nécessité ou n’est-elle que le règne de la contingence ?

1. La société.
La question de la sociabilité nous renvoie tout d’abord à l’examen d’un postulat anthropologique dont cette question dépend : l’homme est-il ou non naturellement sociable ?

a) La sociabilité naturelle.
La sociabilité naturelle, comme présupposé incontestable, a pour conséquence immédiate la définition d’Aristote (philosophe grec, 384-322) de l’homme comme animal politique. Son cheminement vers la société n’est alors rien d’autre que l’aboutissement d’une prédisposition naturelle. Outre le besoin qui lie les hommes les uns aux autres, ne faut-il pas admettre un sens naturel du lien social ? Qui, en effet, refuserait d’indiquer la bonne route à un conducteur égaré ? Ou de venir en aide à quelqu’un en train de se noyer ? Lorsqu’autrui est dans une situation de faiblesse, nous sommes naturellement portés à l’aider, comme si autrui était tout à coup un autre nous-mêmes. C’est ce sentiment de bienveillance pour tous les hommes qui nous fait éprouver « l’horreur » des hommes qui – contre nature – se mettent en dehors de la communauté des hommes. Ainsi Aristote considère qui le sentiment de bienveillance est le premier ciment du lien social : les hommes sont par nature des êtres sociaux que rapprochent des liens d’affection.

D’une part, « l’homme est un être qui aime son prochain ». D’autre part, « l’homme est un être qui vit en société ». Et l’on peut supposer que ce qui est de l’ordre du principe – l’homme aime son prochain – explique de fait l’évidence : la vie de l’homme en société. Ce principe ne relève pas directement de l’observation, même si de nombreux faits le confirment. Il a cependant valeur d’explication quant à la sociabilité humaine. On retrouve l’adage fameux d’Aristote : l’homme est un animal politique – où le terme d’animal indique le caractère naturel de la socialité politique.

La coopération des hommes, afin de subvenir à la multiplicité de leurs besoins, est une nécessité. Comme le souligne Platon (philosophe grec, 427-347) dans La République, l’échange utilitaire fait le lien social : « Ce qui donne naissance à une cité…, c’est… l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses. » Coopération et division du travail permettent aux hommes de transformer le milieu naturel et de satisfaire leurs besoins.
L’analyse platonicienne repose sur le postulat de l’existence de la famille à titre d’individualité et de la propriété individuelle perçue comme un obstacle à l’unité de l’Etat. La solution est donc la mise en place d’un communisme des biens, abolissant la famille privée pour lui substituer une grande famille publique : l’Etat. Il ne s’agit pas pour autant de confondre ce communisme avec celui du XXe siècle : il n’est jamais question de socialisation des biens de production, seuls les produits sont mis en commun. C’est donc l’autonomie de la famille, plus encore que celle de l’économie, qui est visée : ainsi la femme doit-elle contribuer au bien de l’Etat plutôt qu’à celui de la famille, l’Etat sélectionnant alors les reproducteurs de chaque sexe et arrachant les enfants à leurs parents.

A l’opposé, Machiavel (philosophe italien, 1469-1527) formule le postulat, radicalement opposé à celui antique, que les hommes sont naturellement méchants et ne peuvent être conduits à faire le bien que par nécessité. Il répète à plusieurs reprises dans le Discours sur la première décade de Tite-Live qu’il serait vain d’espérer comprendre quoi que ce soit à la politique, si l’on ne réfléchit pas préalablement à la marche des affaires humaines. C’est par exemple cette méchanceté qui justifie pour le Prince la nécessité de la ruse : « et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont tous méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux »

La politique est un art de gouverner et ce qui compte avant tout pour le pouvoir, c’est la réussite de ses entreprises, l’efficacité dans la recherche du bien public. Cette visée pragmatique amène Machiavel a combattre les valeurs morales traditionnelles. En effet, lorsque ces vertus morales inspirent la politique, elles conduisent le plus souvent à l’échec. Le bon Prince (républicain ou monarchie) « doit apprendre à pouvoir n’être pas bon ». Comme il y a deux manières de gouverner – l’une par les lois, qui est proprement humaine ; l’autre par la force ou la ruse, qui est propre aux bêtes – il est nécessaire au Prince de gouverner en utilisant avec intelligence tous les instruments du pouvoir.
Mais si Machiavel admet que la politique et les règles du gouvernement sont plus affaire de technique et d’habileté que de morale, il ne fait pas pour autant l’apologie de la violence. Les hommes d’Etat ne doivent pas être des destructeurs ou des tueurs cyniques, mais faire preuve de souplesse et de modération, ne jamais oublier leur but : la recherche du bien public.

b) La sociabilité conventionnelle.
A partir d’un présupposé de ce type, la société ne va donc plus de soi et le législateur doit la constituer à nouveau. Il s’agit donc de constituer la société à partir de la conscience que l’état naturel de l’homme n’est pas l’état social. La construction de la fiction méthodologique d’un état de nature vise ainsi à essayer de comprendre ce qu’est l’homme quand on le pense en dehors d’une société – et non « avant » la société : la notion d’état de nature n’a rien d’une reconstitution historique – pour mieux penser cette société. Pour Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679), l’égalité des aptitudes entraîne l’égalité des hommes dans l’espoir d’atteindre leurs fins, donc la crainte de la dépossession, donc la guerre : « la cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire » . En revanche, chez Locke (philosophe anglais, 1632-1704), cette égalité en dignité fait la paix et l’égalité des chances, grâce à la loi de la raison : « la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre » .

Non seulement la nature ne prédispose pas nécessairement les hommes à la vie en société, mais de plus cette vie peut être comprise de plusieurs façons. Le point d’union est l’impossibilité d’une société spontanée. Ainsi la notion de contrat s’impose-t-elle comme échange mutuel et écrit de droits. Par ce contrat, dans l’analyse de Hobbes, les hommes échangent avec l’Etat ainsi créé leur liberté contre leur sécurité. Il s’agit là encore d’un trait commun à toutes les analyses contractualistes. Le contrat intervient là où il apporte des aménagements à une situation devenue intenable : « je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état » .

Ne peut-on alors déboucher sur l’idée selon laquelle la nature, ne faisant rien en vain, entend provoquer la socialisation des hommes en rendant insupportables les inconvénients qu’il y a à se contenter de l’état de nature ? Les hommes deviendraient ainsi sociables à force d’être insociables. C’est la thèse kantienne dans l’Idée d’une histoire universelle : la discorde naturelle ne serait autre qu’une ruse de la nature comme moment de l’acheminement vers la paix civile. « L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. » Selon Kant, deux forces s’opposent en l’homme : la sociabilité qui le pousse à rechercher ses semblables, et l’insociabilité qui le porte à résister aux autres et menace sans cesse de dissoudre la société. Cette insociabilité résulte des inclinations sensibles et des passions égoïstes. Mais si elle est moralement condamnable, elle est toutefois à l’origine du développement des dispositions de la société humaine.

c) La société civile.
Le mouvement de privatisation de l’individu est ce qui explique que la notion de société ait pu progressivement prendre ses distances avec l’Etat et la conception publique de la communauté. Ce mouvement constitue le passage, pour la société, d’un modèle originel public (la belle totalité éthique que constitue l’Etat grec) à l’attraction du modèle privé. Ce détachement se concrétise définitivement lorsque Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) emploie l’expression de société civile : « La personne concrète qui est à soi-même une fin particulière comme ensemble de besoins et comme mélange de nécessité naturelle et de volonté arbitraire est le premier principe de la société civile. » Hegel définit cette société civile, ou société non politique et non réductible à l’Etat, comme système des besoins : comme telle, elle ne saurait au mieux (par exemple dans l’organisation de l’économie et des échanges) que satisfaire les besoins naturels des hommes, sans pour autant arriver à réaliser leur essence. L’Etat reste porteur d’une idée morale, et la société civile ne se suffit pas à elle-même.

Mais on peut voir en la société civile une expression plus concrète, vivante et diverse de la communauté, par opposition à l’Etat, que sa recherche de l’intérêt général emmène toujours plus loin dans l’abstraction et le poids administratif. Les forces de la société civile, qu’il s’agisse de syndicats, d’associations, d’organisations non gouvernementales, ne sont pas davantage réductibles au privé qu’au public. Dans sa diversité vivante, la société ne relève essentiellement ni du privé, ni du public : la communauté se présente comme une réalité distincte de l’Etat, et peut alors se comprendre à partir des nécessités et de l’organisation des échanges.

2. L’échange et l’économie.
Si la société se fonde sur l’échange, ce n’est pas uniquement sur l’échange économique. Il s’agit donc d’élucider la notion d’échange pour pouvoir tenter de l’articuler avec celle de société.

a) Les déplacements de sens de la notion.
La notion d’échange ne s’emploie pas que dans le domaine économique : on parle aussi de l’échange sanguin, de l’échange verbal, de l’échange scolaire. Quel est le point commun de tous ces sens, et où est le sens propre ? Les sens non économiques de la notion ne sont-ils que des métaphores de son sens économique ?
On parlera d’échange à partir du moment où sera établie la réciprocité, la mutualité de ce qui est cédé ou transmis. C’est bien la réciprocité qui fait le critère de l’échange (comme l’on peut dire d’un joueur de tennis qui serait attaquant plutôt que joueur de fond de court, qu’il refuse l’échange ou cherche à l’abréger). La cession est mutuelle, ce qui fait que l’échange ne peut être réduit au don, qui suppose la non-réciprocité. L’échange vise ainsi l’intérêt mutuel, et il peut alors être rangé dans le champ de la communication : les règles de la communication, basées sur les idéaux de transmission et de réciprocité, se retrouvent en effet dans l’échange. Dire que tout peut s’échanger mais pas s’acheter, c’est ménager la possibilité et le sens qui ne serait pas forcément économique.
Pourquoi alors l’échange économique fait-il figure de modèle de l’échange ? C’est que l’échange économique présente une systématisation de la notion qui la rend plus facilement pensable. Le modèle économique ne signifie pas que tout échange devrait ressembler à l’échange économique, mais que la structure économique de l’échange est éclairante, jusqu’à un certain point, pour penser l’échange : il s’agit d’un modèle d’intelligibilité et non d’un modèle normatif. La question se reporte alors sur la recherche de la définition de la limite entre l’aspect économique et l’aspect non économique de l’échange : déterminer cette limite est la condition pour que l’échange non économique garde la possibilité de faire sens. Faute de cela, on pourra dire que l’échange économique et le prototype de tout échange, et que même un échange amoureux est un échange économique qui ne dit pas son nom.

b) Le seuil de l’économique.
Le statut archaïque de l’échange permet d’éclairer ce seuil d’une première manière. Mauss (1872-1950, ethnographe français, neveu de Durkheim) a étudié les formes primitives de l’échange à partir de deux tribus du nord-ouest américain, pour montrer que c’est la mutualité de l’obligation et non la valeur de ce qui est échangé qui constitue le sens de l’échange. On n’a pas affaire à un simple échange « de biens, de richesses et de produits au cours d’un marché passé entre les individus » . C’est au contraire la valeur ostentatoire qui prime dans le rite de l’échange. Cette mise au second plan de l’utilité économique se confirme dans l’objet de l’échange : « ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rires, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments. »

La dimension économique n’est donc qu’une des dimensions de l’échange qui se caractérise en premier lieu par un jeu de surenchères sur la réciprocité. Mauss a donné le nom de « potlatch » à cette forme de l’échange définie comme prestation totale. Le troc n’est en effet encore que proto-économique, non parce que la valeur économique n’y apparaît pas encore, mais parce qu’elle demeure secondaire : le seuil du passage vers l’économique n’est pas encore manifesté. Dans cette réciprocité, la recherche d’un avantage est de l’ordre du secondaire et de l’accidentel. Mais la mise au premier plan de l’économique inversera cette hiérarchie pour mettre au premier plan la recherche de l’intérêt dans l’échange, et reléguer au second plan celle de la réciprocité et de la mutualité.

Platon (philosophe grec, 427-347) met en exergue ce trait décisif de l’échange dans son analyse de la constitution de la cité : c’est la multiplicité des besoins qui rassemble les hommes. Cette cohabitation induit l’échange. « Or, dans un échange, qu’on donne à quelqu’un d’autre, quand on le fait, ou qu’on reçoive, c’est parce qu’on croit que ce sera meilleur pour soi-même ? » , demande Socrate à Adimante. Le seuil de l’économie est ici caractérisé : c’est l’intérêt, l’avantage qu’on pense pouvoir en retirer. L’idéal de la bonne affaire se substitue ici à l’intérêt mutuel comme norme de l’échange devenu économique. L’échange ne doit pas simplement reposer sur l’égalité de ce qui s’échange, mais produire l’augmentation de la valeur de son objet.

c) L’économie : du besoin à l’intérêt.
Etymologiquement, l’économie renvoie à l’économie domestique, et donc au besoin. Aristote (philosophe grec, 384-322) montre qu’il existe cet art naturel d’acquérir dont la fonction n’est autre que d’assurer les besoins. Mais une difficulté pratique se présente pour accomplir effectivement cet échange lié au besoin : si l’on doit considérer l’usage propre de chaque chose, c’est-à-dire sa valeur d’usage, cette valeur doit pouvoir être comparée à la valeur d’usage du bien avec lequel on l’échange. Comment rendre commensurables (comparables, de quantité égale) les valeurs d’usage ? C’est l’introduction de la monnaie qui permet de résoudre cette difficulté : « toutes les choses faisant l’objet de transactions doivent être de façon quelconque commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à une maison ou à une telle quantité de nourriture » . L’étalon de l’échange reste le besoin, et la monnaie devient « une sorte de substitut du besoin » conventionnelle.
Mais la monnaie une fois devenue conventionnelle peut-elle se mettre à devenir la fin de l’échange plutôt que son moyen ? Le risque existe depuis que la monnaie n’est plus seulement un objet d’utilité, comme elle l’était d’abord : sa valeur lui venait de son poids en métal. Comme monnaie frappée, la monnaie rend invisible le lien entre le travail et la marchandise et change fondamentalement la nature de l’échange. Cette révolution maligne n’échappe pas à Aristote, qui veut montrer que la monnaie est à la fois le moyen de l’échange naturel, mais qu’elle tend à en sortir pour devenir fin en soi. C’est ce qu’il appelle « la forme élargie de l’usage », celle qui ne s’en tient plus au besoin. L’utilisation du moyen (la monnaie) se désolidarise de la recherche de la fin pour devenir fin en soi.

d) La mesure de la valeur économique.
Alors qu’Aristote restreignait l’échange au besoin domestique, le XIXe siècle voit au contraire une disposition naturelle de l’être humain à commercer et à échanger. C’est pour cela que les économistes politiques ont tenté de codifier l’échange économique en recherchant le critère de la mesure de la valeur d’une marchandise. La réponse de Smith (économiste anglais, 1723-1790) est célèbre : « le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir. » Ainsi la mesure de la valeur d’un produit est la quantité de travail qu’il contient. Comment alors mesurer cette quantité ? On peut d’abord se fonder sur sa durée, et considérer que ce dont la production a pris deux fois plus de temps doit coûter deux fois plus. Mais il faut aussi tenir compte de l’intensité et de la difficulté du travail, de sa qualification. L’enchaînement de tous ces critères implique peut être que la mesure de la valeur n’est pas uniquement basée sur le travail.

C’est que le mot valeur s’entend lui-même de deux façons, comme valeur d’usage et comme valeur d’échange. Dans le premier cas, c’est l’utilité réelle qui fait la valeur, alors que dans le second, c’est le nombre de bien contre lesquels on peut l’échanger. Or ces deux valeurs paraissent inversement proportionnelles, si bien que plus un bien a de valeur d’usage, moins il a de valeur d’échange (l’oxygène de l’air par exemple) ; et moins un objet a de valeur d’usage, plus il a de valeur d’échange (une œuvre d’art). C’est ici la rareté qui fait la valeur, ainsi que Ricardo (économiste anglais, 1772-1823) l’indique en complétant la thèse de Smith : « les marchandises tirent leur valeur d’échange de deux sources : leur rareté et la quantité de travail nécessaire pour les obtenir » .

Le travail devient alors cette « substance sociale » (Marx, économiste et philosophe allemand, 1818-1883) qui rend commensurable tous les biens, ce qui justifie alors que les biens qui sont disponibles sans travail humain soient gratuits malgré leur grande valeur d’usage. Mais dès lors qu’il est commensurable, le travail devient substituable (le remplacement de l’homme par les machines dans les usines), et ne peut plus être le critère de la valeur travail : le sens du travail est alors un sens déshumanisé de la notion de travail.

3. Le fonctionnement des échanges.
Il ne s’agit donc plus de constater simplement l’existence des échanges et de leur fonctionnement de fait, mais aussi d’essayer de leur trouver une juste norme : la simple existence de fait des échanges ne garantit en effet en rien la justice dans la société.

a) La propriété.
La propriété, par le capitaliste, des moyens de production et de la matière première à transformer constitue une des sources de l’aliénation que dénonce Marx : il semble donc que l’institution de la propriété soit de nature à vicier l’échange. Toute la question est alors de savoir si la propriété est un droit initial inaliénable, ou si au contraire elle peut être contestée. Pour l’analyse libérale, la propriété est un fait incontestable. La distribution initiale des propriétés peut certes paraître inégale, mais pas forcément injuste. C’est l’analyse de Hayek (économiste anglais, 1899-1992) : il faudrait que cette injustice ait été voulue par quelqu’un pour qu’elle soit réellement injuste. Il n’existe alors qu’une distribution initiale sur laquelle il faudrait revenir, puisqu’il n’y a pas eu de distributeur initial.

L’Etat libéral tel que nous l’avons défini dans le chapitre sur l’Etat (rappel : l’Etat libéral considère que les finalités possibles de l’existence comme la richesse, le bonheur, la vertu ou la paix relèvent strictement du choix individuel. Il renonce ainsi à s’occuper du bonheur individuel, pour ne se charger que de garantir les conditions de possibilité de l’épanouissement de la liberté individuelle.) se donne donc pour mission de protéger la propriété privée comme condition de possibilité de l’exercice de la liberté individuelle. En revanche, l’Etat dirigiste peut, dans sa forme la plus radicale, envisager une redistribution de la propriété, à partir de l’idée marxiste d’une redistribution des moyens de production. Sans aller jusque-là, Rawls (philosophe américain, 1923- ) remarque en effet que l’état de fait de la propriété est de l’ordre de la contingence, c’est-à-dire une loterie génétique et sociale : l’Etat peut donc être amené à changer le donné s’il apparaît injuste, notamment si le fonctionnement des échanges lui apparaît dès lors comme ne pouvant produire que des injustices.

b) L’efficacité de la liberté.
Encore s’agit-il de savoir si les échanges sont faits pour être réglementés : est-ce que les échanges doivent être réglementés ou est-ce qu’au contraire leur fonctionnement ne s’équilibre qu’en l’absence de toute réglementation ?
Le courant libéral considère que les égoïsmes s’équilibrent en un libre jeu, dont la seule justice qu’on peut attendre vient du libre exercice des règles de concurrence. Il s’agit de se fonder sur son propre égoïsme, plutôt que de compter sur l’altruisme de l’autre. « Ce n’est pas la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons […] » Ainsi le libéralisme repose-t-il sur l’idée d’une main invisible qui constitue l’équilibre théoriquement spontané des besoins et des intérêts. Mais cela revient à en confier la stabilité à la continuité de l’égoïsme : « bien entendu, le fait qu’une situation soit un équilibre, et même un équilibre stable, ne signifie pas qu’elle soit juste ou correcte. Cela signifie seulement que, étant donné l’évaluation que les hommes font de leur position, ils agissent efficacement pour la préserver. Il est clair qu’un équilibre fondé sur la haine ou l’hostilité peut être stable. » , remarque ainsi Rawls.

En définissant le marché comme ordre spontané, le libéralisme considère qu’il n’a aucun objectif particulier puisqu’il ne résulte nullement d’une intention ou d’une fabrication. Rejetant l’idéal social de justice sociale, le libéralisme voit ainsi comme ordre spontané le fait que les membres de la société ne puissent tirer avantage les uns des autres que du fait de la variété et de l’incompatibilité de leurs objectifs : non seulement les hommes peuvent vivre ensemble sans se mettre d’accord sur des fins communes, mais encore cette diversité paraît même être la condition de possibilité de la société. Considérant ainsi que le marché produit spontanément de l’ordre, le libéralisme s’en remet, pour normer l’échange, à l’efficacité de la liberté.

c) La nécessité de justice.
On peut considérer au contraire que même si les inégalités n’ont été voulues par aucun distributeur initial, il faut néanmoins travailler, dans la société, à en tempérer l’effet au nom de l’égalité. Le souci de l’égalité existe certes dans l’argumentation libérale, mais comme égalité des chances, condition de la loyauté de la concurrence. Or il n’est pas évident que le marché produise par lui-même les conditions de la concurrence. Au contraire, on voit l’apparition de monopoles, qu’il faut essayer de conjurer par la réglementation. L’existence des lois anti-trust est sans doute l’indice que cet ordre spontané du marché réclame des aménagements : on ne peut pas attendre de la contingence qu’elle produise à elle seule de la nécessité.

L’idée qu’il faille laisser s’exercer le plus librement possible les échanges marchands repose sur la foi en la pérennité de l’intérêt. Or ce supposé n’est pas nécessairement viable et pérenne. Durkheim (sociologue français, 1858-1917) note à cet égard que « si l’intérêt rapproche les hommes ce n’est jamais que pour quelques instants ; il ne peut créer entre eux qu’un lien extérieur » . L’harmonie des intérêts privés antagonistes devrait alors être dénoncée comme une illusion : « l’intérêt est, en effet, ce qu’il y a de moins constant dans le monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi. »

Même si cette anthropologie de l’intérêt était pérenne, elle ne serait pas morale, et il faudrait retourner, pour le comprendre, aux sens les moins économiques de la notion d’échange. Tout dialogue peut, en effet, soit être compris comme une confrontation de deux intérêts en vue de la victoire de l’un et de la défaite de l’autre, soit comme un échange véritable où chacun aime être instruit par l’autre, même s’il faut pour cela être réfuté. Cela suppose une révision de l’anthropologie égoïste de l’intérêt, au sens où tout échange peut aussi être défini comme reconnaissance de l’autre comme ayant une dignité.

dimanche 30 novembre 2008

Sisters in Law


Comment le droit peut-il être juste avec les femmes si l’impensé de nos représentations de la justice est l’inégalité de nature entre les hommes et les femmes ?

Comment rendre justice aux femmes si le présupposé de toute société est l’inégalité intangible entre le genre féminin et le genre masculin ?
Comment peut-il y avoir justice effective si l’on ne remet pas en questions la domination masculine qui est inscrite dans toute société ?


Auteurs / réalisateurs : Kim Longinotto, Florence Ayisi
Durée : 1H44
2005 – Royaume-Uni


Synopsis : Kumba, une petite ville au sud-ouest du Cameroun.
Manka, six ans, a fui sa maison et sa tante abusive.
Sonita accuse avec courage son voisin de viol.
Amina a décidé de mettre fin à son mariage avec un homme brutal en le traînant devant le tribunal.
Vera Ngassa, la conseillère d'État, et Beatrice Ntuba, la Présidente de la Cour, mènent un véritable combat : apporter leur aide à ces femmes déterminées à mettre un terme à des existences par trop malmenées.


I le droit ne peut prétendre dire ce qui est juste si la femme n’est pas l’égale de l’homme.
Le droit et la justice : le droit est-il juste ?
Le problème que nous rencontrons dans toute réflexion sur la justice est celui de son articulation avec le droit.
Ainsi le terme grec Dikè désigne indifféremment l’idée de justice et le droit, la justice pourrait alors être juridique en son essence et ce qui est juste serait ce que dit le droit. Etre juste ce serait alors uniquement respecter les lois. Mais en réduisant l’essence du juste au juridique ne peut-on se demander s’il n’y a pas des situations où le droit est injuste ?
Situations qui aboutiraient à une opposition entre des formes diverses du droit

L’opposition entre le droit coutumier et le droit civil au nom d’une universalité des droits.
C’est bien ainsi que se présente tout au long du documentaire le combat courageux d’Amina et de Ladi, toutes deux
victimes de violences conjugales, contre le droit coutumier (dont la charia est une des formes possibles). Ce droit ne semble pas reconnaître comme injuste ce qu’elles subissent de la part de leur mari.
Ce combat s’appuie sur une autre forme du droit, le droit civil, lequel oppose au droit coutumier que ce que subissent ces femmes est bien une injustice au regard d’une universalité des droits (cf. la notion des droits de l’homme liée à celle de droit naturel) qui accorde aux femmes une égalité avec les hommes en matière de droits, ce que la loi islamique ne permet pas comme le fait remarquer le mari de Ladi au juge : une femme doit demander à son mari l’autorisation de sortir.

Le désir de justice comme revendication de l’égalité entre l’homme et la femme.
Nous sentons alors que ce qui travaille sourdement cette confrontation des droits est la revendication d’une égalité de droit fondée sur une égalité d’essence ou de nature entre les femmes et les hommes. Car dire que l’égalité est une composante de toute idée de la justice n’implique pas que tous les hommes entrent dans cette égalité : dans la cité grecque il est juste de considérer un citoyen comme un égal mais les femmes et les esclaves ne peuvent pas être des égaux car ils ne peuvent accéder à la citoyenneté en raison d’une inégalité de nature. De ce point de vue il n’est pas injuste de les maintenir en dehors de l’égalité.
Ainsi ce qui fait la force de cette revendication d’une égalité de nature entre les femmes et les hommes (soutenue et exprimée dans l’universalité de la loi civile) c’est qu’elle vient bouleverser et rejeter toute une conception du droit et de la justice fondée sur le présupposé qu’il y a une inégalité de nature entre l’homme et la femme et que ce qui est juste c’est le respect de cette dernière dans l’obéissance à son expression juridique. Cette inégalité aurait pour fonction d’assurer l’ordre harmonieux de la communauté. La justice serait alors l’inscription dans le droit de la domination masculine comme principe constitutif de la société juste c’est-à-dire “bien ordonnée”. Nous aurions tort de nier la force de cette représentation de la justice comme ordre puisque c’est ainsi que la conçoit Platon dans la République, ce qui a pour conséquence de faire des femmes le bien commun des hommes. Dans la cité il n’est pas injuste d’inscrire dans la loi la communauté des femmes.

Comment remettre en cause le “tabou” de la domination masculine ?
Nous pouvons alors interpréter la lutte d’Amina et de Ladi pour la justice, au nom de cette égalité d’essence entre l’homme et la femme, comme la remise en question symbolique de cette collusion entre domination masculine et représentation de la justice comme ordre légitimant et traduisant cette domination. Cette collusion traduirait un des fondements sinon le fondement anthropologique à toute société, qui réside dans l’idée que la domination du genre masculin sur le genre féminin est ce qui assure la cohésion et la survie de la communauté humaine, et que la justice est le respect de cet ordre de l’inégalité et de la soumission.
Il apparaît alors que la demande de justice de ces femmes exerce une violence symbolique inouïe en venant toucher à l’intouchable : en ce sens le mot de “tabou”, employé par la policière pour dire à Amina qu’il est très inhabituel de voir une femme de la communauté musulmane traîner son mari en justice pour violence conjugale, est approprié. Le tabou est ici la remise en question de cette figure particulière de la domination masculine, laquelle est autant sacrée que terrorisante (il suffit de voir les visages de ces femmes pour le comprendre), un tabou qui traverse toute société.

Le problème : la femme est le premier “objet” d’échange entre toute société, comment penser cela comme une “injustice” ?
Pour bien faire comprendre à nos élèves en quoi il y a violence symbolique et atteinte à un “tabou” dans cette remise en question de la domination masculine, il est bon de s’attarder sur la toute première situation d’injustice du film afin de montrer que celle-ci ne va pas du tout de soi. On voit l’avocate Vera Ngassa reprocher à un père d’avoir marié sa fille contre son gré en l’échangeant contre “80000 F et un cochon”. Le ton est outré et moralisateur et nous sommes tentés d‘acquiescer d’emblée au caractère évident de ce scandale. En nous disant que la femme ne peut pas être “objet” d’échange entre des hommes.
Pourtant, d’un point de vue anthropologique cet échange n’est pas nécessairement reconnaissable comme “injustice”. En effet nous nous opposons à ce qui semble être un des fondements de toute société. Ainsi un anthropologue comme Claude Lévi-Strauss a montré, notamment dans Les structures élémentaires de la parenté que, par la prohibition de l’inceste, les hommes, en s’interdisant l’accès sexuel à leurs filles et à leurs sœurs, vont se donner un pouvoir sur ces dernières qui va se traduire précisément par un échange des femmes de leur groupe avec les filles et sœurs d’un autre groupe (voir texte 1).

Texte 1 : Renoncer aux femmes de son groupe pour se donner un droit sur les femmes d’un autre groupe.

La prohibition de l’usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en mariage la fille ou la sœur à un autre homme et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur d’un autre homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication. (…)La prohibition de l’inceste n’est pas seulement une interdiction : en même temps qu’elle défend, elle ordonne. La prohibition de l’inceste, comme l’exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité.
La femme qu’on se refuse et qu’on vous refuse, est par cela même offerte. A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l’exclusion des proches, comme c’est le cas dans notre société.

C.Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, p.60, Ed Mouton.


Ce qui signifie ceci : la femme est “l’objet” d’échange par excellence dans la mesure où cet échange garantit la survie et la cohésion de la société en l’ouvrant à d’autres groupes humains et en étant l’élément même de l’alliance entre les groupes. Ce qui veut aussi dire que le principe constitutif de toute société semble avoir été la domination du sexe féminin par le sexe masculin et l’inscription d’une inégalité de fait entre les deux se donnant dans la réduction de la femme à un “objet” d’échange.
Dire, comme le fait Véra Ngassa, que la femme n’est pas un objet d’échange entre les hommes est donc un jugement lourd de conséquence d’un point de vue anthropologique puisque pour pouvoir être reconnu comme “injuste” il faut être capable de penser l’égalité entre le genre masculin et le féminin comme allant de soi ; et par conséquent rompre avec ce qui semble être le fondement naturel de la domination masculine : la femme est quant à sa différence sexuelle soumise au pouvoir de l’homme et se voit renvoyée à une inégalité de nature, laquelle impliquerait une continuité de la nature à la culture justifiant par là même l’inégalité subie par la femme dans toute société.
Il devient alors nécessaire d’interroger ce présupposé d’une continuité de la nature à la culture.

L’enjeu : déconstruire “l’illusion naturaliste” de l’inégalité entre la femme et l’homme.
Ce travail de déconstruction nous pouvons le mener avec nos élèves en soulignant que c’est une critique d’une “illusion naturaliste” laquelle vise à trouver dans les corps et dans les sexes une justification à l’inégalité socialement constatée et qu’il serait donc vain de vouloir nier.

Texte 2 : Origine naturelle ou culturelle de l’inégalité ?

Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer, dans le tableau du véritable état de nature, combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains. En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent en société. Ainsi un tempérament robuste et délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière douce ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l’état civil avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra aisément combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754. Première partie, pp.218-219, Ed GF.


Il est possible ici de s’appuyer sur la distinction que fait Rousseau dans le second Discours entre une inégalité naturelle et une inégalité instituée (c’est-à-dire culturelle), distinction qui repose précisément sur le refus d’une continuité de la nature à la culture qui viendrait justifier l’une par l’autre.
Ce qui permet alors de réfuter la justification des injustices faites aux femmes en société au nom d’une prétendue inégalité naturelle entre les sexes (et ce qui permet aussi de réfléchir avec eux au caractère ambigu de la notion de nature humaine : dire qu’il y a une nature féminine n’est-ce pas prétendre inscrire en elle les inégalités de statuts, de fonctions et de droits qu’elles subissent en société ?).
Mais du même coup en déplaçant l’analyse de la lutte des femmes pour la justice du côté de la critique de cette “illusion naturaliste” nous émettons l’hypothèse que, puisqu’il n’y a pas de continuité causale de la nature à la culture, c’est dans la société qu’il faut rechercher l’origine des injustices.

II Fonder un contre-modèle à la domination masculine afin de rendre effective la justice.
Les structures culturelles déterminent l’inégalité entre les genres.

Ce sont les structures culturelles, les catégories de pensée, qui conditionnent non pas la différence entre les genres masculin et féminin mais la détermination des traits caractéristiques à chaque genre et par conséquent des fonctions que l’on attribue aux membres de l’un et de l’autre. Il faut alors effectuer une analyse critique du préjugé tenace qu’il y a une nature féminine avec ses traits caractéristiques conduisant nécessairement à des fonctions sociales différentes dont l’inégalité de statut et de valeur est inscrite en dernier ressort dans le genre. On peut ici s’appuyer sur toutes les scènes du film qui montrent les femmes cantonnées à des tâches maternelles et domestiques.

Texte 3 : La détermination culturelle des traits de caractère du genre féminin et masculin.

Il nous est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que sont les vêtements, les manières, ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe. Quand nous opposons le comportement typique de l’homme ou de la femme arapesh à celui, non moins typique, de l’homme ou de la femme mundugumor, l’un et l’autre apparaissent, de toute évidence, être le résultat d’un conditionnement social. Comment expliquer autrement que les enfants arapesh deviennent presque uniformément des adultes paisibles, passifs et confiants, alors que les jeunes mundugumor, d’une façon tout aussi caractéristique, se transforment en êtres violents, agressifs et inquiets ?
Seule la société, pesant de tout son poids sur l’enfant, peut être l’artisan de tels contrastes. Il ne saurait y avoir d’autre explication - que l’on invoque la race, l’alimentation ou la sélection naturelle. Nous sommes obligés de conclure que la nature humaine est éminemment malléable, obéit fidèlement aux impulsions que lui communique le corps social. Si deux individus, appartenant chacun à une civilisation différente, ne sont pas semblables (et le raisonnement s’applique aussi bien aux membres d’une même société) c’est, avant tout, qu’ils ont été conditionnés de façon différente : or c’est la société qui décide de la nature de ce conditionnement. La formation de la personnalité de chaque sexe n’échappe pas à cette règle : elle est le fait d’une société qui veille à ce que chaque génération, masculine ou féminine, se plie au type qu’elle a imposé.

Margareth Mead, Mœurs et sexualité en Océanie (1928 et 1935), Plon, pp. 252sq. [Sociétés étudiées par Margareth Mead en Nouvelle Guinée, île de l’ouest de l’océan Pacifique, située au nord de l’Australie.]


Pour mener à bien cette analyse il est possible d’utiliser le travail effectué par l’anthropologue Margaret Mead, dans
Mœurs et sexualité en Océanie, afin de suggérer que les traits de caractères de ce que nous qualifions de masculin et de féminin ne doivent pas grand chose à une prétendue détermination sexuelle mais principalement à un conditionnement culturel de la petite fille et du petit garçon dès l’enfance. Ce qui est une autre façon de venir briser la continuité illusoire qui irait de la différence sexuelle à l’inégalité entre les femmes et les hommes tout en reconduisant cette dernière à ses origines sociales et culturelles, c’est-à-dire aussi à la structure symbolique qui en détermine la légitimité aux yeux des membres de la société.

Penser le renversement de cette détermination culturelle : le rôle de l’éducation.
Or, admettre cette genèse de l’inégalité, afin d’en dénoncer les effets du point de vue de l’exigence de justice envers les femmes, c’est aussi permettre de penser que ce dont souffrent les femmes ne tient et ne vient pas tant de la nature que de la structure symbolique culturelle qui a inscrite, dans leur corps et leur sexe, une infériorité qui se traduit par de l’injustice. Mais c’est aussi corrélativement se donner les moyens de penser le renversement de cette structure symbolique par la construction d’un contre modèle qui viendrait s’opposer à celui de “la domination masculine“.
Tel est le rôle central dévolu à l’éducation dans Sisters in law. Une éducation qui aurait pour fonction de déraciner ce qui dans l’ordre social fonctionne, selon les mots de Bourdieu, comme une “immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine“.

Texte 4 : L’éducation comme contre “machine symbolique“ ?

L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé : c’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, leur moment, leurs instruments ; c’est la structure de l’espace, avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou, à l’intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l’étable, l’eau et les végétaux ; c’est la structure du temps, journée, année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines. Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principe de vision et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social. La différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculins et féminins, et, tout particulièrement la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelles du travail.

Pierre Bourdieu, La domination masculine, pp.22-25, Ed Points / Seuil.


En effet, il ne suffit pas de s’en remettre à l’abstraction universelle de la loi pour que celle-ci vienne remettre en question la structure symbolique de la domination masculine qui est inscrite dans “les têtes” : il faut inscrire ce contre modèle dans les têtes afin de déraciner l’ancien ! C’est ce qu’ont bien compris toutes ces femmes humiliées et violentées : seule l’éducation des enfants est l’espoir d’une justice enfin refondée sur une égalité d’essence entre l’homme et la femme dans la mesure où elle aura supplanté sur le plan des idées l’ancien modèle. Il s’agit de prendre au sérieux le fait que l’éducation proposée par les parents est l’intériorisation de toute conduite sexuée, comme le souligne Françoise Héritier :

“Par leurs offres et leurs sollicitations, les parents encouragent les attitudes et comportements qu’ils jugent appropriés au sexe de leur nourrisson. L’enfant répond dans le sens souhaité. Et il apprend à se positionner de façon interactive en tant que personne qui participe à sa propre élaboration. Comment s’étonner alors de l’intériorisation des conduites sexuées ”.
Hommes, femmes, la construction de la différence. Introduction, pp. 31-32, Ed Le Pommier.

Nous fondons cette analyse sur l’étude de la scène de liesse qui suit les victoires juridiques d’Amina et de Ladi, qui ont fait condamner leurs époux pour violences conjugales, et où nous voyons se libérer la parole de leurs amies qui à travers leur joie nouvelle expriment aussi toute la souffrance vécue en silence depuis des années. Or, ce qui doit retenir notre attention c’est que ce silence brisé est lié immédiatement à l’espoir que l’éducation de leurs enfants, et plus particulièrement de leurs filles, viendra définitivement interdire la perpétuation de la domination masculine. Ces femmes, en rejetant leur ignorance comme cause de leur soumission (elle se sont mariées sans “savoir “, parce que toutes les jeunes filles sont mariées tôt sans pouvoir en décider) et de leur participation passive au modèle dominant, manifestent alors de façon émouvante que seule l’éducation de leurs filles permettra de rompre avec l’intériorisation dans l’ordre symbolique de conduites sexuées qui ont pour finalité la perpétuation de la domination masculine et par conséquent la légitimation des injustices faites aux femmes.

Le droit à disposer de son corps véritable levier de l’émancipation.
Cet espoir placé dans l’éducation, conçue comme levier de l’émancipation par renversement de la domination symbolique du masculin, nous pouvons en accentuer la puissance subversive à travers ce qu’elle offre comme droit nouveau et proprement révolutionnaire : le droit à disposer de son corps et de sa sexualité. S’il est vrai que cela n’apparaît pas comme tel dans le film il est frappant de constater que la reconnaissance des droits de la femme, de l’épouse est aussi négation du droit des hommes à exercer un pouvoir sexuel sur la femme par le biais de la procréation.
Ainsi la première scène du film voit l’avocate, Vera Ngassa, reprocher aux hommes de “semer “ des enfants partout sans considération pour le droit de leurs femmes à en décider librement. Or l’éducation des femmes peut aussi être le moyen grâce auquel elles se donnent, enfin, une autorité sur leur corps et sur la procréation. Il est alors nécessaire de réfléchir avec nos élèves à la rupture qu’instaure dans l’ordre de la domination masculine le droit à la contraception. En effet ce droit donne à la femme, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et du rapport entre les sexes, la liberté de disposer enfin de son corps, de sa sexualité en se soustrayant par là même à la dépendance symbolique qu’exerçait sur elle le droit de l’homme sur le destin maternel de la femme. Avec la contraception il n’y a plus de destin puisque la femme se pose comme libre de décider du devenir de son corps. Nous pourrions alors y voir une atteinte au cœur même de ce qui constitue le modèle archaïque dominant en toute société.

C’est sur le terrain des idées que se gagne le combat pour la justice envers les femmes.

Texte 5 : Remettre en question la construction inégalitaire de l’identité sexuée.

Les autres, le regard des autres, leur jugement, leurs discours : c’est par eux que nous sommes façonnés et que nous façonnons à notre tour. Certes la liberté réflexive qu’a tout un chacun d’adhérer ou non aux stéréotypes de sa culture et de son temps, lorsque ceux-ci sont consciemment perçus comme tels, permet révoltes, actions, résolutions. Mais la vérité est qu’ils agissent aussi en deçà du niveau d’analyse et de conscience, y compris chez les plus grands esprits, ce qui les rends difficiles à éliminer. Tâche difficile, mais non impossible. C’est ce que je m’efforce de montrer dans le dernier chapitre. Il apparaît en tout cas que l’inégalité entre les sexes n’est inscrite ni dans l’évolution de la sexuation, ni dans nos gènes, ni dans la différenciation sexuée intra-utérine, ni dans le fonctionnement cérébral. Des différences fonctionnelles sont là, une asymétrie biologique dans la reproduction est constatée, mais elles n’emportent pas non plus avec elles les raisons d’être de l’inégalité. Celle-ci est construite exclusivement dans le monde des idées, ces structures mentales développées par nos ancêtres pour donner du sens aux faits bruts qu’ils observaient, transmises sans difficulté de génération en génération et qui imprègnent l’ensemble de nos représentations. On commence à les comprendre et à les dénouer.
Les théories nouvelles dont nous avons fait état jouent un rôle important dans cette prise de conscience collective que la construction de l’identité sexuée sur une base inégalitaire est idéologique, et dans l’élaboration d’actions politiques nécessaires.
Il le faut pour qu’advienne un temps où un rapport de sexe égal au sein des couples intègre des processus au long
cours d’écoute mutuelle et de séduction qui signifieront la fin d’un paradigme jusqu’ici fondé ni sur l’une ni sur l’autre.

Françoise Héritier, Hommes, femmes, la construction de la différence. Ed Le pommier, pp.32-34.


Mais c’est dans la dernière scène de Sisters in law que vient s’incarner de façon manifeste l’idée qu’il est possible de rompre avec la domination masculine. Une scène qui vient nous signifier que le combat pour la justice se gagne bien sur le terrain des représentations, des idées grâce au lent et long travail de l’éducation. En montrant bien que la loi dans l’universalité de sa prescription est insuffisante tant les bastions les plus redoutables à la reconnaissance des droits des femmes sont mentaux et pas juridiques.
Il est possible de soutenir l’analyse de cette scène, paradigmatique du sens symbolique de ce renversement de la domination masculine, en s’appuyant sur l’espoir formulé par Françoise Héritier que la compréhension des ressorts de la domination masculine sera l’occasion d’une refondation des rapports entre hommes et femmes dans le dépassement des conditions archaïques de cette domination. Comme elle le souligne :

“Un nouveau modèle doit faire prendre conscience, par l’éducation donnée à tous les acteurs, de l’iniquité de l’atteinte portée aux droits symétriques de l’humain féminin que nous constatons .“ Françoise Héritier, “Construction d’un autre modèle du rapport des sexes. Peut-on le fonder sur l’absence de hiérarchie ?”
Hommes, femmes, la construction de la différence. Ed Le pommier, p 180.

Le sourire sous le voile, la justice n’est-elle pas incarnée par une femme ?
La lente construction de ce nouveau modèle nous pouvons en voir le déploiement souriant, et modestement triomphant, lorsque Vera Ngassa prend la parole dans une salle de classe afin d’exalter le caractère exemplaire parce qu’éducatif du combat courageux d’Amina et de Ladi contre l’injustice des violences conjugales.
Ce sourire elle l’exhibe tout en étant voilée comme pour opposer à la soumission apparente de la femme à la coutume, au droit coutumier et ici à la loi islamique, la lente production par le biais de la loi civile (il a fallu attendre 17 ans pour qu’une telle condamnation aboutisse enfin au Cameroun !) et de l’éducation d’un contre modèle où la femme est reconnue comme l’égale de l’homme devant toute loi : qu’elle soit divine ou civile.
C’est pourquoi s’il est possible de voir dans le fait qu’elle porte le voile dans une salle de classe un reste de la soumission symbolique du civil au divin, nous proposerons plutôt d’y voir le travail de subversion interne de la loi civile venant briser et refonder de l’intérieur la structure de la domination masculine : celle-ci ayant son visage le plus puissant dans la figure du “Père des pères”, Dieu lui-même.
Nous pouvons alors contempler les visages heureux et rayonnant d’Amina et Ladi, là assises au premier rang à une table d’écolier, comme le signe que cette révolution de l’ordre symbolique est possible même si au Cameroun la première victoire est récente et qu’ailleurs, malgré la force du droit et les progrès de l’éducation, la domination masculine est encore ce qui structure qu’on en est conscience ou pas nombre des inégalités dans la société.
Nous terminerons cette interprétation de Sisters in law par la dernière leçon que ce documentaire nous donne : en incarnant la justice sous les traits de la femme il nous demande de bien regarder notre représentation elle aussi symbolique de la justice : c’est une femme qui tient les yeux bandés (condition de son équité) les deux plateaux de la balance. Et de poser cette question : que la justice soit représentée sous les traits d’une femme n’est-il pas le signe que c’est par le féminin que la justice peut devenir effectivement juste ?
Ce qui permettrait de comprendre pourquoi homme ou femme, du Cameroun ou d’ailleurs, on se reconnaît si aisément dans cette incarnation féminine de l’idée de justice…

dimanche 23 novembre 2008

Correction du texte de Merleau-Ponty

1. Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d'autrui : c'est le langage. Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur. [...]
2. Nous sommes l'un pour l'autre collaborateur dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l'une dans l'autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d'autrui sont bien des pensées siennes, ce n'est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l'objection que me fait l'interlocuteur m'arrache des pensées que je ne savais posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour.

Maurice MERLEAU-PONTY


1. Découper le texte.
2. Résumer chacune de ces parties en une phrase afin d’obtenir le plan général du texte.
 Dialoguer avec autrui, ce n'est pas simplement faire alterner des discours, le dialogue peut être analysé comme la cocréation d'un espace qui fait émerger deux personnes.
 Dans le partage (de la parole, de l'espace), il y a constitution d'un même monde engageant la réciprocité grâce au dialogue qui confirme l'appartenance à une culture commune.
3. Résumer l’ensemble du texte en une seule phrase synthétique qui pourrait servir de titre : la réciprocité du dialogue constitue une occasion de percevoir autrui.
4. Chercher à quel(s) thème(s) philosophique(s) se rapporte cette thèse : le langage et autrui.

L'introduction

1. Doxa (opinion commune) : Si l'on distingue, au moins en français, l'autre d'autrui, c'est que le deuxième mot offre sans doute une résonance particulière, et qu' « autrui » a plus de sens que le simple « autre ».
2. Une phrase d’introduction au texte : Le texte de Merleau-Ponty est donc paradoxal puisqu’il nous invite à dépasser le fait qu'autrui soit un autre, il lui ajoute une autre dimension.
3. Une phrase justifiant brièvement la thèse du texte, ou soulignant la nécessité d’examiner de plus près le problème posé : Autrui n'est pas seulement un autre corps occupant un autre espace et par rapport auquel je puis être indifférent, il m'importe au contraire parce qu'il me propose une collaboration profonde basée sur un échange commun.
4. L’annonce du plan de l’explication : une phrase pour présenter chaque partie du texte. Par exemple :
o « Nous analyserons d’abord le premier temps du texte, le dialogue comme cocréation.
o « Dans un second temps, nous verrons comment le dialogue permet de constituer un même monde.
o Et dans un dernier temps, nous appréhenderons autrui à l'aune de la réciprocité dans le dialogue. Le fait de percevoir autrui à travers le prisme du langage confirme l'appartenance à une culture commune et le refus de la violence.

La conclusion

1. Limites de la réflexion : Le dialogue authentique n'est pas une situation exceptionnelle. Et s'il est vrai qu'il me permet d'accueillir autrui comme m'autorisant à mieux être, il est clair qu'il ne peut être, moralement parlant, qu'encouragé.
2. Rappeler les mérites du texte : Même si cette relation entre deux personnes peut sembler peu capable de régler des problèmes collectifs ou sociaux, au moins peut-elle fonder l'espoir que l'homme puisse vivre pacifiquement, pourvu qu'il se mette en situation de dialoguer.
3. Ouverture : Le dialogue existe alors non seulement avec ses proches immédiats, mais avec tout autre interlocuteur.

Correction : texte de Descartes sur le langage (Lettre à Newcastle).

Découpage du texte
 1ère partie : « Il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puissent assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. »
 2e partie : « Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; »
 3e partie : « et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la production de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir ce sera un mouvement de l'espérence qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses que l'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. »


Résumé de chaque partie du texte
 1ère partie : l'existence d'une pensée est révélée par des paroles.
 2e partie : la parole doit être définie en relation à un contexte.
 3e partie : la parole n'est pas produite par les passions mais par les pensées.
 thèse de l'auteur (c'est la problématique du texte) : la parole serait le signe infaillible de l'existence d'une pensée extérieure à la mienne.


Plan du texte
1. le problème de la reconnaissance d'autrui et sa solution
2. les paroles sont des signes faits « à propos des sujets qui se présentent »
3. la parole n'est pas l'effet des passions


Erreurs à éviter
 paraphraser le texte
 ne pas définir des notions importantes comme les passions
 ne pas expliquer les expressions qui ne vont pas de soi (comme « une machine qui se remue de soi-même »)

Correction « Naît-on libre ou le devient-on ? »

Lecture du sujet
• La conjonction « ou » qui relie les deux parties du sujet exclue les deux propositions : ou bien on naît libre, ou bien on le devient.
• Liberté : faire ce que l’on veut, idée de se libérer, agir conformément à une loi morale (Kant).
• Naître libre : double sens possible : bénéficier, en naissant, d’une liberté qui serait une donnée naturelle ; avoir le droit, en tant qu’homme, à la liberté.
• Distinguer liberté de droit et liberté de fait, liberté métaphysique (la capacité de la volonté à être indépendante de tout mobile et de tout motif extérieur à elle) et liberté civile.

Idées…
• S’interroger sur l’alternative posée par la question et construire une problématique articulée sur la distinction entre liberté de droit et liberté de fait.
• Travailler sur les différents sens que l’on peut donner à la notion de liberté, les formuler clairement, leur associer des exemples, des références et voir comment construire la dissertation autour de leur hiérarchie.

Plan
1. Les hommes naissent asservis et dépendants.
A. L’enfant, au début de sa vie, est entièrement soumis à la nature.
B. L’enfant est soumis à des règles, des conventions et des lois et ce, dès la naissance.
2. D’un autre côté, on peut dire que l’on naît libre.
A. On naît avec la capacité de parler, de vouloir, d’imaginer, de raisonner et de penser.
B. On est reconnu libre d’un point de vue moral et politique.
3. On naît potentiellement libre, mais on a à le devenir effectivement.
A. On se libère physiquement pas la croissance et intellectuellement et moralement par l’éducation.
B. La liberté en société n’est pas de faire ce que l’on veut mais ce que les lois permettent.
C. La liberté se conquiert par nos choix.
D. On devient d’autant plus libre que l’on prend conscience de ce qui nous détermine inconsciemment.

mardi 11 novembre 2008

Cours : la justice et le droit

Repères conceptuels

o Droit positif / droit naturel
Le droit positif, c’est l’ensemble des prescriptions légales restreignant la souveraineté de l’individu, lui prescrivant certains devoirs, délimitant la sphère de son activité. C’est donc l’ordre social, l’ordre juridique, la contrainte légale. L’objectif avoué de ce droit est de permettre une vie aussi pacifique que possible entre des hommes enclins aux passions, à l’égoïsme. Le droit naturel vient du fait que l’homme est, par nature, un être doué de raison. D’où cette affirmation que le droit naturel est une règle suggérée par la raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable de l’homme. C’est sur ce droit naturel unique que devrait idéalement reposer le droit positif, les divers codes de loi. Dans la philosophie du droit du XVIIe et du XVIIIe siècles, le droit naturel est immuable. Il devient un ensemble de normes ou de règles universelles, éternelles, intemporelles. D’où, en particulier, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789.

o Identité / égalité
Du latin identitas, identité signifie le même. Unité donc d’un être ou d’une chose. Une chose est identique à elle-même. Avoir le sentiment de son identité, c’est se sentir un, semblable à soi-même dans le temps. Tous les êtres humains se présentent de façon identique devant la loi. En ce sens, on parle d’égalité (en droit). D’où la fameuse proposition de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. » Mais il y a plusieurs manières de concevoir l’égalité : elle peut consister à donner à chacun la même chose (justice commutative) ou bien à donner à chacun selon ses besoins, mieux encore, selon son mérite : c’est légalité proportionnelle (justice distributive).

Définition, problématisation.
Savoir ce que c’est d’être juste, c’est définir un critère de justice : est juste celui qui respecte ce critère. Cependant, nous employons sans cesse des critères implicites, puisque nous ne cessons de qualifier tel ou tel acte de juste ou d’injuste.
Le mot “justice” est construit à partir du latin jus, qui signifie le droit. Cette première piste suggère que le respect du droit permet de définir et de garantir la justice. Mais le mot “droit” est équivoque, puisque le droit s’entend comme droit positif (le droit tel qu’il est en vigueur dans les différents pays du monde, droit écrit ou oral, tel que les juristes l’utilisent) aussi bien que droit naturel (l’énoncé des droits moraux attachés au respect de la personne humaine). Comment le droit peut-il être source de justice s’il y en a de multiples ?
Question : La justice suppose-t-elle l’unité des règles de droit, ou peut-elle s’accommoder de leur multiplicité ?

D’autre part, la représentation courante de la justice comme balance associe la notion de justice à celle d’égalité. Etre juste, c’est donc appliquer l’égalité. Mais cette définition pose rapidement problème, au sens où certains cas de pure égalité (comme si l’Etat levait l’impôt en divisant le nombre total par le nombre de contribuables) peuvent paraître inéquitables. Il faut donc parfois corriger l’égalité pour la rendre équitable : c’est cette dernière notion d’équité (comme correction de l’égalité) qu’il faudra questionner et définir, pour savoir si :
Question : La justice réside plutôt dans l’égalité ou dans l’équité ?
Etre juste est difficile, comme le montre l’incertitude des critères de la légalité et de l’égalité. Cette difficulté apparaît davantage encore dans l’acte de justice, dans le jugement : l’adaptation de la règle au cas n’a jamais rien d’automatique, chaque jugement est un réglage. Il semble donc que la difficulté toujours renouvelée qu’il y a à être juste vienne de ce qu’aucune norme ne résout la question pour de bon, tant la justice paraît toujours à faire et à refaire.
Question : La justice peut-elle être un ordre donné ou au contraire est-elle toujours à construire ?


1. Le droit et le fait.
La recherche de ce qui est juste et de ce qui devrait l’être est inséparable d’une réflexion sur les faits. En effet, la recherche de ce qui devrait être suppose qu’on ne se contente pas de ce qui est : le droit devra-t-il entériner les faits ou leur résister ?

a) Une norme universelle ?
L’universalité d’une norme peut s’opposer aux faits : les droits de l’homme sont une universalité qui se heurte à une diversité d’autres normes. Car chaque nation a son propre système de droit. Aussi, il faut s’en tenir à l’idée générique d’un droit des peuples, ou bien ne voir dans les droits de l’homme qu’une idée, un idéal. Le risque que représente un idéal trop abstrait est le risque de décrochage avec les faits, un décalage avec le réel qui condamnerait toute idée de justice comme étant peu en rapport avec les nécessités immédiates. Comme Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) le rappelle dès les premières lignes de son Contrat social : “l’homme est né libre, mais partout il est dans des fers” . Que peuvent les droits de l’homme contre le droit positif (le droit tel qu’il est en vigueur) de chaque nation ? Il faudrait le cosmopolitisme réalisé, ou une instance internationale (la Cour européenne des Droits de l’Homme en donne un exemple) pour aller plus loin que le règne des normes plurielles.

L’idée d’un droit des gens, solidaire de l’idée d’un droit cosmopolite et d’une citoyenneté internationale, porte en elle cet idéal d’une possibilité de régler les conflits en les laissant trancher par un pouvoir législatif suprême, commun et unique (cf. la Cour européenne des Droits de l’Homme). Au lieu de cela, “la manière dont les Etats font valoir leur droit ne peut être que la guerre” alors même que jamais l’issue d’une guerre ne décide de ce qui est juste : le fait ne fait pas droit.
Le premier obstacle qui guette donc toute tentative d’orienter les faits par des règles de droit tient à ce que cette tentative débouche sur le relativisme en guise de justice. On n’a pas su faire que le juste puisse être fort.

b) Le droit comme transposition d’une situation originelle : faut-il obéir aux lois ?
L’autre voie possible consiste à rechercher la norme du juste non plus dans une idée à accomplir, mais dans la réalité telle qu’elle se présente. Si les choses sont comme elles le sont, ce sera là le signe que c’est ainsi qu’elles sont justes. C’est le principe de la file d’attente : le premier arrivé est le premier servi parce que, de fait, il était là avant. Dans ce cas, le fait fait droit. Au contraire, dans le cas où, dans un aéroport, on réserve des files d’attente pour les handicapés ou pour les passagers de première classe, le fait sera altéré par des droits issus du besoin ou du mérite. La première hypothèse nous renvoie au contractualisme, théorie qui affirme que toute société est fondée sur un contrat social qui est un accord ou engagement par lequel on dit que des hommes abandonnent l’état de nature pour former la société dans laquelle ils vivent maintenant. Les droits et les devoirs aménagent donc une situation donnée, sans la faire changer de nature.
Le droit compris comme contrat n’a pas pour ambition de faire tendre la réalité vers une valeur. Il s’agit seulement de stabiliser les relations de fait. Si elles se traduisent par la force, ces relations de fait peuvent être aménagées de façon à pérenniser la situation du plus faible (qui veut pouvoir bénéficier d’un minimum de sécurité), comme celles du plus fort (qui se doute qu’un jour quelqu’un sera plus fort que lui). Rousseau caractérise ainsi ce passage : “le plus fort n’est jamais assez fort pour rester le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir” . Le droit n’est qu’une transformation de la force, c’est-à-dire un changement de forme de la même matière.

Nous arrivons à nous poser la question de la valeur du droit : est-il autre chose qu’une convention arbitraire ? Ce soupçon repose sur la distinction entre la légalité et la légitimité. La légalité se comprend comme conformité à un code écrit (les lois par exemple). La légitimité se comprend, elle, comme accord avec une conception morale de ce qui est juste. Dénoncer une loi injuste, c’est donc critiquer la légalité au nom de la légitimité. Ainsi, Napoléon III, violant la Constitution qu’il devait protéger (en tant que chef de l’Etat) en réalisant un putsch destiné à rétablir l’Empire, s’est-il justifié par cette formule : “je ne suis sorti de la légalité que pour entrer dans le droit”. Ce droit en question n’est autre qu’une certaine idée du droit naturel (l’énoncé des droits moraux attachés au respect de la personne humaine), perçu comme éternellement juste là où les divers droits positifs (sources de légalité) sont multiples et changeants.
Il faudrait alors toujours dénoncer la loi quand elle est injuste, et préférer la légitimité à la légalité (par exemple la Résistance pendant la seconde guerre mondiale). Mais à quoi désobéir alors ? Les débats contemporains sur la désobéissance civile sont partagés : désobéir à toutes les lois ou ne sélectionner que celles qu’on réfute ? Car, si l’on n’obéit qu’aux lois qui nous bénéficient tout en refusant les lois qui nous contraignent, c’est alors le signe que la loi n’est pour nous qu’un moyen et non une fin. Or la loi n’a de valeur sacrée qu’en tant que fin. De plus, les lois forment un système, et sont donc indissociables les unes des autres : une loi doit donc être obéie en tant que loi, abstraction faite de son contenu. Descartes (philosophe français, 1596-1650) l’explique de la façon suivante : “si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’est pas à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin” . Il apparaît donc que la moralité d’une loi ne fonde pas à elle seule le jugement que l’on peut porter sur elle.

c) La justice est-elle le respect de la légalité ?
J’ai l’obligation de respecter tout homme, quel qu’il soit, même celui qui est coupable du crime le plus odieux. Autrui, dans la relation duelle, prime sur toute autre considération. Mais on peut objecter que nous ne sommes pas que deux : autrui et moi. Il y a aussi tous les autres. C’est pourquoi il faut la justice.
Prenons l’exemple d’un médecin confronté à un patient atteint du virus HIV et apprenant que ce dernier n’a pas informé sa partenaire pour la protéger d’un risque mortel. Le médecin doit s’efforcer, par tous les moyens moralement acceptables, de conduire son patient à faire lui-même cette révélation et à prendre des mesures de protection. Mais ce qui prévaut, c’est l’obligation de respecter le secret médical quel que soit le patient, quoi qu’il décide. Obligation absolue qui apparaît dans la dernière phrase du serment d’Hippocrate : « Tout ce que je verrai ou entendrai dans la société, pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, et qui ne devra pas être divulgué, je le tiendrai secret, le regardant comme chose sacrée. » Dès lors le tiers risque d’être la victime. D’où la nécessité des lois positives définissant, dans le droit, l’action juste. La justice est donc d’abord la conformité au droit.

L’époque moderne est beaucoup plus sensible à la notion de « droit » qu’à celle de « devoir », au point même qu’on assimile le droit à ce qu’on est en droit de revendiquer. Il est vrai que la Révolution française a reconnu à l’homme des droits fondamentaux et inaliénables. Ces droits ont été réaffirmés par l’Organisation des nations unies (Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948) après qu’ils eurent été gravement violés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Certes, chacun a des droits naturels et inaliénables, chacun a aussi des droits positifs reconnus par les lois de son pays ; mais chacun a aussi des devoirs, et envers tous, autrement dit chacun doit respecter les droits d’autrui. Ce respect est ce qu’on appelle la justice. Toute violation d’un droit quelconque est une injustice.

Pour Aristote, (philosophe grec, 385-322), la fin du droit est le juste. Or la nature a fixé de justes proportions, de justes rapports entre les choses. Par exemple, à quelque niveau que ce soit de la Cité, les hommes libres, les femmes et les esclaves ont une spécification naturelle : l’époux est fait pour commander à sa femme, le père aux enfants, le chef de famille aux animaux et aux esclaves. Quant au maître, il a aussi un maître : l’Etat. Il revient donc au droit en tant que science de découvrir ces rapports, et à l’art juridique de les faire respecter. Ce respect est par ailleurs presque acquis puisque la sociabilité naturelle de l’homme l’incline à chercher le bien commun et donc le juste. On voit ici que la notion de nature entérine et légitime un ordre qui, en fait, est social.

2. La justice comme égalité.
Compte tenu de telles limites, que peut-on attendre de la loi comme instrument de justice ?

a) Le donné est-il injuste ?
Une conception exigeante de la justice dirait que le donné ne doit pas être accepté, mais changé s’il est injuste : “la justice non plus n’est pas là pour confirmer le donné physique ni pour ratifier la force, mais au contraire pour compenser celle-ci et démentir celui-là” . Si le donné ne doit pas être confirmé ni ratifié, c’est qu’il n’est pas nécessairement juste.
En un sens, le donné se caractérise par la contingence. Du point de vue naturel et culturel, une situation donnée se présente avant tout comme un fait. Il faut donc éviter de juger ce fait d’avance, et “rejeter l’affirmation selon laquelle l’organisation des institutions est toujours imparfaite parce que la répartition des talents naturels et les contingences sociales sont toujours injustes” . La répartition naturelle en particulier n’est donc, explique Rawls (philosophe américain, 1921- ), “ni juste ni injuste” , mais ne peut le devenir qu’en fonction de la façon dont les institutions traitent ces faits. Il n’y a rien qui empêche qu’on puisse vouloir corriger cet état de faits, car “aucune nécessité ne contraint les hommes à se résigner à ces contingences” .
L’idée que la justice sociale consiste à corriger culturellement les inégalité naturelles fait figure de lieu commun. Dans son argumentation libérale, Hayek (philosophe autrichien, 1899-1992) y voit la tentation dangereuse de substituer un ordre construit à l’ordre du marché. Selon lui, la justice sociale relève du mirage et de la recherche d’imputabilité des inégalités économiques. Hayek note ainsi que “nous ne sommes certes pas dans l’erreur en constatant que les effets sur les divers individus et groupes du processus économique d’une société libre ne se répartissent pas selon quelque principe reconnaissable de justice. Où nous nous trompons, c’est en concluant que ces effets divers sont injustes et que la responsabilité et le blâme doivent en retomber sur quelqu’un.”

b) Egalité et mathématiques : l’égalité arithmétique.
La représentation de la justice doit beaucoup à la métaphore de la balance, qui est devenue son symbole. Cette image nous indique la recherche d’une égalité exacte entre deux quantités. Il est donc tentant de comprendre l’égalité que recherche la justice à partir de son modèle mathématique. Bergson (philosophe français, 1859-1941) fait ainsi valoir la variété des registres mathématiques dont la justice se sert : “la justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation [...] Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire.”

Une première façon d’appliquer un idéal quantitatif à la justice nous est donnée avec l’exemple de l’utilitarisme (l'utilitarisme est une doctrine morale qui soutient que ce qui est « utile » est bon et que l'utilité peut être déterminée d'une manière rationnelle). L’utilitarisme ne définit donc pas le juste, il en fait un résultat à venir. Il peut alors être qualifié de théorie téléologique (la téléologie est l'étude des causes finales, de la finalité) : l’utilitarisme fait du juste une fin plutôt qu’un principe.
L’inconvénient de l’utilisation de l’outil mathématique pour la justice réside dans sa réduction au quantitatif plutôt qu’au qualitatif : “l’égalitarisme compensateur, régulateur et modérateur, nivelant tout ce qui dépasse, retranchant tout ce qui est en trop pour le transférer au pas-assez, uniformisant toute diversité, élaguant tout privilège, enrôle l’hétérogène de la qualité dans l’homogène de la quantité.” L’égalitarisme bute donc, au moment de déterminer ce qui est juste, sur l’hétérogène et le qualitatif, c’est-à-dire sur les différences.

Car s’il faut donner à chacun ce qui lui revient, qu’est ce qui revient alors à chacun ? La solution qui vient immédiatement à l’esprit consiste à diviser les biens par le nombre de bénéficiaires potentiels. J’ai soixante croissants et nous sommes trente : il faut donner deux croissants à chacun. C’est ce que les Grecs appelaient l’égalité arithmétique, celle qui consiste à diviser de façon égale selon “la mesure, le poids et le nombre” “ On s’accordera sur la répartition des citoyens, le nombre et la nature des classes entre lesquelles on les divisera ; et parmi ces classes on distribuera la terre et les habitations avec le plus d’égalité possible.” La législation athénienne a appliqué cette règle à la lettre lorsqu’elle a introduit le système des tirages au sort des fonctions publiques. Pour Platon (philosophe grec, 427-347), ce tirage au sort relève d’une égalité égalitariste et irréfléchie, qui consiste à donner à n’importe qui une charge importante et qu’il n’est pas nécessairement capable de remplir.

Cette réserve montre les deux limites fondamentales de l’égalité arithmétique. Tout d’abord, le tirage au sort destiné à garantir l’égal accès des citoyens aux fonctions publiques, considère de façon impersonnelle tous les citoyens substituables les uns aux autres. De même, appliquer les mathématiques au statut de la femme (dans la loi sur la parité) ou au temps de travail (dans l’idée de partage de ce temps), c’est céder à la même idée selon laquelle chacun peut remplacer chacun, au détriment – et c’est là la seconde limite – des différences. Chacun est-il également qualifié pour exercer des responsabilités publiques ? Faut-il voter pour une femme parce que c’est une femme ou parce qu’elle est le meilleur candidat possible tous sexes confondus ? Il est manifeste que l’égalité mathématique rencontre ici le problème de la différence qu’elle assimile à de l’inégalité, alors que ce n’est pas nécessairement le cas. Le droit à la différence est à lui seul le signe de l’insuffisance du pur idéal mathématique.




c) L’égalité géométrique.
A suite de la critique du tirage au sort, Platon propose une autre formulation : l’égalité géométrique. Cette égalité consiste à donner un coefficient à la distribution, donnant “à chacun selon sa nature” . Mais qu’est-ce que la nature de chacun et comment se détermine-t-elle ? L’exemple des soixante croissants met cette difficulté en pratique : devrai-je donner quatre croissants au lieu de deux à celui qui a très faim même s’il ne contribue jamais au bien commun, ou plutôt à celui qui contribue le plus au bien commun même s’il est en pleine indigestion ? La question ici posée est celle du critère de l’égalité géométrique, c’est-à-dire de la prise en compte de la différence. Quelle différence faut-il alors prendre en compte, et au nom de quoi ?

On peut distinguer deux critères cohérents. Le premier serait le mérite. On dit, à propos d’un match de football, que l’équipe qui a gagné est la meilleure en tant qu’elle a gagné. Dans ce cas, le mérite n’est qu’un travestissement du fait, il n’est que le nom que l’on donne au succès, et qui ne garantit pas que ce succès soit juste. L’autre sens de la notion de mérite (celui qu’on invoque quand on dit que l’équipe qui a perdu aurait mérité de gagner) échappe à cette impasse, mais il reste difficile à déterminer : qui en est juge ? Il n’est d’ailleurs pas dit qu’il y ait plus de mérite à perdre en manifestant de la valeur, qu’à gagner sans en manifester.

Le second critère pourrait être celui du besoin. Ceci implique que l’idée de droit doit corriger le donné plutôt que le suivre. Il faudra donc donner à chacun selon ses besoins plutôt que selon ses mérites. L’adoption d’un tel critère peut pourtant faire craindre le développement de l’assistanat, et pose le problème de l’identification des besoins. Et là encore, l’identification des besoins va nous amener vers la diversité, la différence. S’il faut donner le plus à celui qui a le plus besoin, comme dans ce que l’on a appelé la discrimination positive aux Etats-Unis, alors la justice s’accommode des différences, mais, dans une certaine mesure, peut également les rechercher. C’est alors le signe que nous ne sommes plus dans le cadre d’une distribution initiale, et que la justice se conçoit au contraire comme une correction d’une situation donnée.

3. La justice comme équité.
Le simple fait qu’on puisse chercher à donner des coefficients différents à l’égalité signifie qu’il y a des égalités injustes et de justes égalités.

a) Justice correctrice et distributrice.
Le modèle de la distribution ne suffit pas à résoudre le problème de la justice : nous sommes toujours déjà en situation. La prise en compte du donné, c’est-à-dire la prise en compte du fait qu’il y a toujours, à tout moment, une situation plus défavorisée qu’une autre, conduit Rawls à formuler deux principes de justice. Le premier dit que chaque personne possède un droit égal au système de libertés le plus étendu pour tous. Mais ce principe, tel qu’il est à l’œuvre dans la conception libérale de l’égalité des chances, risque d’approfondir les inégalités. Mais faut-il pour autant proscrire les inégalités ? Le second principe de Rawls ajoute que les inégalités ne sont tolérables qu’à partir du moment où elles sont à l’avantage de tous, et donc aussi (et peut-être en premier lieu) à l’avantage du plus défavorisé.
Les inégalités sont donc acceptables du moment que la situation du plus défavorisé s’en trouve améliorée, même si pour autant l’égalité ne s’en trouve pas réalisée. La notion de justice se trouve ainsi profondément disjointe de celle d’égalité. Ainsi Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) suggère que “revendiquer l’égalité des droits, comme le font les socialistes de la caste assujettie, n’est plus du tout l’émanation de la justice, mais bien de la convoitise” .

b) Holisme et individualisme.
Il semble qu’il faille aller au-delà des motivations psychologiques individuelles si l’on veut examiner la question de l’inégalité juste. Puisque l’adoption d’une mesure correctrice a un effet positif sur les uns, elle a également un effet négatif sur les autres. Il faut donc tenter de raisonner d’une façon qui prenne en compte l’interdépendance des situations individuelles. L’alternative du holisme et de l’individualisme nous donne un outil précieux à ce sujet. Pour le holisme (du grec « holos » : entier, issu d’Emile Durkheim) qui dit qu'on connaît un être quand on connaît l'ensemble, la totalité, du système dont il est une partie, un être est entièrement déterminé par le tout dont il fait partie. Il suffit alors (et il faut) connaître ce tout pour comprendre les propriétés de l'élément étudié. Vouloir déterminer ce qui est désirable pour une société entière, c’est ainsi adopter un point de vue holiste. La partie peut alors être sacrifiée au nom de l’intérêt supérieur du tout : l’inégalité est alors justifiée par la justice.
L’attitude individualiste explique au contraire que l’individu préexiste à la société, et donc que la partie préexiste au tout. Il s’agit donc de prendre en compte les intérêts de l’individu : aucun individu ne peut alors être valablement sacrifié aux intérêts d’un tout. C’est le sens du second principe de justice de Rawls : les inégalités ne sont tolérables que dans la mesure où elles profitent au plus défavorisé. Admettons qu’un groupe dans son ensemble ait un million de pesos, le plus riche 100 000 et le plus pauvre 2 000. Est-il plus acceptable de passer à 1 500 000 pesos si le plus riche passe à 300 000 et que le plus pauvre reste à 2 000, ou de passer à 1 200 000 si le plus riche passe à 200 000 mais que le plus pauvre monte à 4 000 ? Le holisme trouvera le premier scénario plus juste, alors que l’individualisme préférera le second.

c) La justesse et l’équité.
Mais si la façon dont se fait l’orientation fait question, l’égalité doit être corrigée pour pouvoir prétendre au statut de critère pour la justice. Cette idée de correction nécessaire est ce qui sépare l’égalité de l’équité, définie par Aristote (philosophe grec, 384-322) comme un correctif de l’égalité. La justice se définit donc en fonction de la loi : aucune loi donnée ne peut être appliquée telle quelle dans le jugement si l’on veut que le jugement soit juste et fasse sens.
La justice distributive vise une égalité de droit, malgré les inégalités de fait (il y a des forts et des faibles, des travailleurs et des paresseux). Mais elle ne doit pas oublier que des inégalités de fait existent et qu’elles peuvent être aggravées par une égalité abstraite devant la loi et une application mécanique ou intransigeante de celle-ci. Ainsi, la Révolution française proclamait un égalitarisme abstrait : tout sujet du droit est égal devant la loi. En vertu de quoi un affamé qui volait du pain était passible d’une lourde peine. C’était oublier les inégalités sociales. La rigueur de la justice pénale a été peu à peu tempérée par l’esprit d’équité. Être équitable, c’est précisément ne pas se conformer aveuglément à la loi et tenir compte des situations particulières. L’équité permet de pallier les lacunes de la loi. La vraie justice ne se réduit pas à la pure et simple légalité mais exige une intelligence pratique du juste, une vertu de clairvoyance qui permet de trouver la situation la plus équilibrée possible et de concilier le général avec le concret.
La justice renvoie ainsi au problème du jugement. Il ne suffit pas en effet d’appliquer un critère (celui de l’égalité) ou d’une norme (celle du droit positif) pour être juste ; encore faut-il avoir cette disposition à la justice qui définit le juste. Si les règles ne suffisent pas pour juger, c’est qu’il faut un don naturel, un talent particulier. Ainsi « le jugement est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé » .
Ce qui est équitable n’est pas ce qui est égal, et juger, ce n’est pas appliquer un instrument mathématique d’égalité : le jugement du roi Salomon qui, pour départager deux mères potentielles d’un enfant, propose de le couper en deux pour le donner à celle qui préfère renoncer, n’est pas pour rien le modèle de cette sagesse pratique où Kant (philosophe allemand, 1724-1804) retrouve la notion de bon sens. Il ne suffit donc pas de raisonner pour juger : « tout le monde est capable de raisonner, fort peu de juger » . C’est au fond le juste qui fait la justice, parce qu’il a cette disposition à juger en fonction du bien, disposition qui ne se déduit d’aucune règle. En ce sens, il faut pour conclure définir la justice comme justesse.

Texte de Merleau-Ponty sur autrui (et le langage)

Expliquer le texte suivant :

Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d'autrui : c'est le langage. Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur. [...] Nous sommes l'un pour l'autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l'une dans l'autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d'autrui sont bien des pensées siennes, ce n'est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l'objection que me fait l'interlocuteur m'arrache des pensées que je ne savais posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour.
Maurice MERLEAU-PONTY

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Correction de l’explication de texte : John Stuart Mill, De la liberté.

Problématique
• Toute société doit prévoir de se protéger éventuellement contre ses membres lorsque ceux-ci ont un comportement dangereux ou répréhensible. Le problème est de situer la limite de ce qu’elle peut ou doit tolérer.
• Pour Mill, « l’individu est souverain » pour ce qui ne concerne que lui : tant que ses actes ne mettent pas en cause quelqu’un d’autre, son indépendance doit être reconnue « de droit » comme absolue.
• Conséquence : on n’a le droit de réagir que pour assurer la protection, individuelle ou collective, contre un individu qui peut « nuire aux autres ». La liberté de chacun et la sécurité de tous sont ainsi garanties.
• Problème non résolu : à partir de quand peut-on parler de nocivité ?

Plan détaillé
1. Souveraineté de l’individu.
A. L’indépendance absolue.
B. Le corps et l’esprit.
C. La sphère « privée ».
2. Les réactions de la société.
A. Pas de contrainte sur le privé.
B. Des sanctions défensives.
C. Sanctions possibles.
3. Qu’est-ce que nuire à autrui ?
A. Variations historiques.
B. Nocivité morale ?
C. Les relations avec les autres.

lundi 3 novembre 2008

Cours : Autrui

Définition, problématisation.
Autrui est celui qui dit moi sans être moi, il est en quelque sorte le moi qui n’est pas moi. Dans cette première définition de l’autre, c’est encore de moi qu’il est question, comme si je ne pouvais finalement définir les autres qu’à partir de moi. Dans des métaphores comme celle des « proches », du « cercle, ou de « l’entourage », je suis au centre et l’autre est périphérique. L’adjectif « autre » est lui-même ambigu dans le langage courant, il peut signifier un deuxième exemplaire du même (comme dans « une autre bière ») ou bien au contraire une différence. En sommes-nous réduits à penser autrui en partant toujours de nous-mêmes ou bien est-ce que autrui m’impose au contraire l’épreuve de sa différence ?
Question : Autrui n’est-il qu’un alter ego (un autre moi-même) ou bien un étranger irréductible ?

D’un autre côté, je suis aussi un autre : pour l’autre, autrui c’est moi. Autrui est à la fois un objet (pour moi) et un sujet (pour lui). En tant qu’il n’est pas seulement objet mais aussi sujet, l’autre a droit, de notre part, à une attitude inédite, qui n’est plus celle que nous observons avec les objets. Dans une rame de métro bondée, les autres sont à la fois pour moi des volumes dans l’espaces à travers lesquels je me fraye un chemin, et des personnes humaines dont je ne peux écraser les pieds ni toucher certaines parties du corps. C’est le respect, qui consiste à traiter l’autre comme une personne humaine, c’est-à-dire à voir dans l’autre une fin et non un moyen. Et pourtant, même au fond de l’altruisme, l’égoïsme pointe encore : est-ce pour moi ou pour l’autre que je respecte autrui ?
Question : Arrivons-nous à traiter l’autre comme une fin ou en faisons-nous toujours un moyen ?


1. L’analogie.
Une analogie est possible entre l’autre et moi : ce qu’il vit est pour lui, ce que je vis est pour moi. C’est ainsi que nous nous consolons ou nous conseillons les uns les autres : en postulant que nous pouvons comprendre l’autre à partir de nous-même.

a) L’égologie cartésienne.
La perspective issue de Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) repose sur une philosophie du sujet, centrée sur l’ego. C’est à une théorie de ce genre, qui met l’ego au centre, que l’on peut donner le nom d’égologie. C’est essentiellement à partir de Descartes que la question d’autrui commence à devenir un problème, parce que le cogito apparaît comme absolument insulaire : la philosophie cartésienne, qui fonde la modernité philosophique, a mis le moi en son centre en posant autrui comme absent ou au mieux comme « le second de ma solitude » (Rilke, poète autrichien, 1875-1926). Chez Descartes, les autre ne sont alors qu’un cas particulier de l’extériorité, de ce au sujet de quoi nos sens peuvent nous tromper, au même titre que les objets.

Pour Descartes, « la nature m’enseigne que plusieurs autres corps existent autour du mien, entre lesquels je dois poursuivrent les uns et fuir les autres […] Et aussi, de ce qu’entre ces diverses perceptions des sens, les unes me sont agréables, et les autres désagréables, je puis tirer une conséquence tout à fait certaine, que mon corps (ou plutôt moi-même tout entier, en tant que je suis composer du corps et de l’âme) peut recevoir diverses commodités ou incommodités des autres corps qui l’environnent. » C’est donc par analogie que je peux connaître l’autre : de même qu’il peut m’être corporellement agréable ou désagréable, je peux moi-même à mon tour lui être agréable ou désagréable. C’est à partir de moi que je connais l’autre : ce qui me donne chaud peut lui donner chaud : « que dans un corps qui est chaud, il y ait quelque chose de semblable à l’idée de la chaleur qui est en moi » .

Dans l’analogie entre l’autre et moi, je suis le comparant et l’autre est le comparé. L’analogie ne peut rester un modèle d’intelligibilité sans devenir en même temps un modèle normatif : la norme est donc de mon côté et l’autre n’est normal qu’à condition d’être comme moi. La source du racisme n’est pas loin : en pensant à autrui à partir de nous-même, nous ne pouvons respecter en lui que ce qui est déjà en nous. C’est la différence de l’autre qui reste difficile à penser. La consolation nous en donne un exemple riche : d’un côté je peux essayer de consoler l’autre à partir du souvenir que j’ai d’un chagrin semblable et de la solution que j’y ai trouvés ; mais d’un autre côté, l’irréductible différence de l’autre fait qu’il ne souffre pas de la même souffrance que moi, et qu’il reste donc finalement irréductiblement autre, c’est-à-dire jamais vraiment consolable. L’altérité radicale de l’autre commence là où la consolation échoue.

b) Les limites de l’analogie.
Il devient donc manifeste qu’on ne peut arriver à donner une place à l’autre qu’en sortant de ce point de vue cartésien. La philosophie du XXe siècle issue de la phénoménologie (Telle que l'a définie le fondateur du courant phénoménologique, Edmund Husserl (1859-1938), au début du XXe siècle, la phénoménologie est la science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur.) se sert justement de la question d’autrui pour en finir avec la philosophie cartésienne, et pour s’affranchir du dualisme du sujet et de l’objet. Ainsi, une analyse célèbre de Merleau-Ponty (philosophe français, 1908-1961) veut montrer qu’il n’y a pas de place pour autrui dans la pensée objective, la philosophie du sujet issue de Descartes. En effet, « autrui serait devant moi un en-soi et cependant il existerait pour-soi, il exigerait de moi pour être perçu une opération contradictoire, puisque je devrais à la fois le distinguer de moi-même, donc le situer dans le monde des objets » . La contradiction que dénonce ici Merleau-Ponty est celle de l’en-soi et du pour-soi : comment autrui peu-il être à la fois un objet pour moi et un sujet qui peut à son tour faire de moi un objet ? Ce qu’il s’agit donc de faire, c’est changer de fondement : l’autre est peut-être premier.
L’analogie se voit donc réfutée comme accès méthodologique à autrui. Ce sont les fondements mêmes de cette analogie qui doivent ainsi être remis en question : il n’y a d’analogie possible qu’en apparence entre l’autre et moi, parce que toute analogie repose sur une pétition de principe, ne reconnaissant en l’autre que ce qu’elle suppose pouvoir reconnaître : « le raisonnement par analogie présuppose ce qu’il devrait expliquer » .
C’est ce qu’on retrouve dans la question de l’exotisme, rapidement devenu une mode littéraire à partir des récits des premiers explorateurs. L’exotisme n’est que de pacotille tant qu’on ne part voir l’autre qu’avec la certitude de sa propre supériorité. Dans ses premières expressions, l’exotisme ne voit l’autre qu’à partir de nos propres yeux, pour imposer sa certitude de soi. L’exotisme véritable commence justement lorsqu’on adopte sur soi le point de vue de l’autre, comme Montesquieu (philosophe français, 1689-1755) s’y exerce dans les Lettres persanes en décrivant Paris vu d’un point de vue persan. Dans ses Essais sur l’Exotisme, Segalen (écrivain et poète français, 1878-1919) essaie ainsi de montrer que je ne peux me voir que comme les autres me voient : le véritable exotisme consiste ainsi à perdre sa certitude de soi pour apprendre du regard de l’autre, devenu premier.

c) Autrui comme médiateur.
S’il faut adopter sur soi le point de vue de l’autre, c’est peut-être aussi parce que c’est à l’autre qu’il incombe de me dire qui je suis.
Ainsi toute conscience vie pour être reconnue : c’est le point de départ de l’analyse de Hegel (philosophe allemand, 1770-1831). On voit par là que l’autre est nécessairement conduit à prendre un rôle fondamental, ne serait-ce que dans la mesure où lui aussi vit pour être reconnu. S’engage alors une lutte pour la reconnaissance. C’est que je dois être reconnu, mais seulement par celui que je reconnais (qu’importe si tout le monde me trouve beau, je veux que ce soit celle que je trouve belle qui me trouve beau). Ainsi dans toute relation, celui qui est reconnu en premier est en position de force : le demandé domine le demandeur, comme le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348) reconnaît lui aussi la meilleure place à celui qui est aimé plutôt qu’à celui qui aime. Hegel dit donc que « le comportement des deux consciences de soi est donc déterminé de telle sorte qu’elles se prouvent elles-mêmes l’une à l’autre au moyen de la lutte pour la vie et la mort » . Seule une lutte à mort est le moyen de la reconnaissance l’un de l’autre des sujets libres, libérés de l’attachement à la vie.
Toute conscience de soi a sa propre certitude sur soi, mais ma certitude n’est pas encore la vérité. Il faut qu’elle soit reconnue par l’Autre. La relation à l’autre n’est pas une reconnaissance superflue : elle est un mouvement et un processus absolument nécessaires dans la formation de la conscience de soi. Ce n’est qu’ainsi que l’en-soi et le pour-soi seront réconciliés, surmontant ainsi la division originelle de la conscience qui est source de son malheur. On retrouve ici à l’œuvre le dynamisme de la dialectique hégélienne : une chose ne devient ce qu’elle est qu’en passant par l’épreuve de son contraire. Ainsi, j’ai besoin de l’autre pour devenir moi : l’autre est un médiateur entre moi et moi.
Sartre (philosophe et écrivain français, 1905-1975) a montré quelle était la médiation de moi à moi qu’opérait l’autre. Le désir peut ainsi être compris comme un mode premier de la relation à autrui. En effet, je désire non pas tant l’autre que la liberté de l’autre, dont j’attends qu’elle se soumette à moi en restant paradoxalement libre. Une pure soumission ne me reconnaît en rien comme être désirable : le désir est désir du désir de l’autre. Quand l’autre me désire, je suis dépositaire d’une liberté captive, qui me reconnaît comme désirable : il faut que ce soit librement que l’autre se soumette, faute de quoi l’objectif du processus de reconnaissance sous-jacent n’est pas rempli.

2. L’intersubjectivité.
La notion d’intersubjectivité désigne ce qu’il y a entre les sujets : ce qui est premier, ce n’est donc ni moi ni l’autre, mais ce qu’il y a entre nous.

a) Autrui en son visage.
Il s’agit de séparer, comme Descartes ne l’a pas fait, le problème d’autrui de celui de la connaissance et du rapport à l’extériorité en général : autrui n’est pas un objet extérieur comme un autre, et réclame davantage qu’une déduction ou qu’une analogie. C’est ce dont veut témoigner Levinas (philosophe lituanien naturalisé français, 1905-1995) en expliquant que « l’intrigue de la proximité n’est pas une péripétie de l’intrigue de la connaissance » . Autrui est celui qui m’apporte ce dont une déduction sur lui ne saurait rendre raison, c’est-à-dire du sens. Le sens qu’offre Autrui, dans sa variété, dépasse et déjoue les systèmes de pensée. Autrui se définit donc comme un signe, c’est-à-dire par son ambiguïté. Or l’autre ne cesse jamais complètement d’être ambigu, sans avoir pour cela de jouer avec moi : l’autre est un signe et me fait des signes. Cela signifie d’abord qu’il y a toujours en l’autre une part irréductible de mystère qui nous échappe, et que nous voudrions à la fois épuiser, réduire et vider (« à quoi tu penses ? ») et en même temps préserver : plus moyen d’aimer l’autre quand il n’a plus de mystère, même si en même temps on voudrait pouvoir lire en l’autre à livre ouvert.
Autrui n’est pas un objet qui s’analyse, mais un humain à rencontrer : ce n’est pas pour rien que les bourreaux nazis effaçaient le visage de leurs victimes (cf. L’espèce humaine de Robert Antelme). Ce sont d’abord nos regards et nos visages qui se croisent ou se fuient. Autrui est d’abord dans son visage, aux multiples significations. Dévisager l’autre, c’est chercher à pénétrer son intériorité. Ainsi aussi, le rapport à autrui, comme par exemple la caresse, ce n’est pas la peau de l’autre, mais l’autre qu’on touche : Valéry (écrivain français, 1871-1945) disait que la peau est ce que nous avons de plus profond. L’intériorité de l’autre n’est pas forcément là où je l’attends : le chirurgien qui m’opère n’est pas nécessairement mon intime, alors qu’un regard imprévu peut me percer à jour, me dévisager impudiquement, m’ouvrir de part en part, et me faire rougir : en rougissant, je contiens ma réaction et l’intimité de ma pensée d’une façon qui la révèle.
Le thème du visage, mieux qu’aucun autre, montre que toute rencontre avec l’autre produit plus de signification qu’il n’est possible de se le représenter. Le visage exprime et réprime, il « est présent dans son refus d’être contenu. Dans ce sens il ne serait être compris, c’est-à-dire englobé » . La résistance du visage de l’autre à ma compréhension est totale, parce que son visage ne me montre jamais vraiment rien et jamais tout non plus, et que je ne peux démasquer un bon menteur même en l’obligeant à me regarder dans les yeux. Comme le dit Levinas, « le visage se refuse à la possession, à mes pouvoirs » . L’expression de l’autre ne nous donne pas son intériorité parce que l’autre conserve toujours la possibilité de se cacher et de mentir.

b) La destitution du moi.
Etre destitué, c’est perdre une position dominante : or le visage et le mystère de l’autre m’enlèvent abruptement ma position première et centrale. L’existence de l’autre témoigne de ce qu’on peut être et vivre autrement que moi, remettant ainsi en cause mon équilibre et mes certitudes. Toute relation à autrui est marquée d’avance par une certaine asymétrie qui défie ma position centrale et m’en destitue. Reprenant la formule cartésienne du je pense solitaire, Merleau-Ponty conclut à son échec : « le cogito d’autrui destitue de toute valeur mon propre cogito et me fait perdre l’assurance que j’avais dans la solitude d’accéder au seul être pour moi concevable » . Ainsi, pour pouvoir penser autrui, il faut renoncer à la solitude cartésienne, c’est-à-dire à une attitude qui réduisait autrui à un objet, c’est-à-dire à un simple avatar de la philosophie de la connaissance.
On est encore bien loin de prendre la mesure des difficultés qu’autrui nous pose tant qu’on ne l’aborde que par le prisme de la métaphore du prochain. Si le prochain est celui qui est comme moi, que recouvre l’amour du prochain, sinon ma complaisance pour ma propre personne ? Dénonçant l’amour du prochain comme une forme hypocrite de l’amour de soi, Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) nous invite aussi à l’amour du lointain. L’autre véritable n’est donc pas celui qui est comme moi et qui pense ce que je pense, mais au contraire celui dont la différence menace d’avance toute communicabilité. Lorsque Malebranche (philosophe français, 1638-1715) évoque les Chinois au moment de savoir si la raison est universelle, c’est bien de cet étranger radical qu’il s’agit, celui avec qui mes repères familiers et les présomptions de l’analogie s’effacent pour laisser place à l’altérité la plus radicale.

c) Altruisme et égoïsme.
Le confort de l’analogie et de la métaphore du prochain sont aussi le signe que d’une certaine façon l’altruisme peut recouvrir de l’égoïsme : le cadeau est souvent plus facile à offrir qu’à recevoir, et nous sentons bien que les gros cadeaux que nous recevons font de nous des obligés. C’est aussi ce que laisserait soupçonner l’analyse qu’Aristote (philosophe grec, 384-322) fait de l’égoïsme : avant que la tradition judéo-chrétienne ne fasse de l’amour d’autrui une sorte de devoir, son analyse tend au contraire à montrer qu’aimer les autres c’est finalement toujours s’aimer soi-même.
Ainsi l’opinion commune dira qu’est égoïste celui qui revendique « une part trop large dans les richesses, les honneurs ou les plaisirs du corps », mais n’est-ce pas là ce que « la plupart des hommes désirent » ? Cela reviendrait à dire que la critique commune de l’égoïsme ne recouvre en fait qu’une jalousie frustrée, et qu’en réalité « il ne peut rien exister d’autre que l’égoïsme » . L’analyse s’affine encore lorsqu’Aristote prend l’exemple d’un homme qui au contraire s’appliquerait « toujours à revendiquer pour lui-même ce qui est honnête », pour remarquer que « nul assurément ne qualifierait cet homme d’égoïste », alors que pourtant il s’attribue « les avantages qui sont les plus nobles ». Ce second égoïsme est l’apanage de celui qui s’assure le beau rôle, qui peaufine son image, et que Hegel appelait « la belle âme ». On n’est donc vraiment moral qu’en ne le montrant pas : « les belles actions cachées sont les plus estimables » , comme le disait Pascal. L’égoïste n’est donc peut-être pas celui qu’on aurait cru, et l’égoïsme ne coïncide pas avec son image commune. Mais finalement, si l’altruisme est le tout-pour-autrui et le désintéressement absolu, est-ce seulement possible ? Et n’est-ce pas dangereux ?

3. Autrui comme personne.
La notion de personne incarne la dimension proprement morale du problème d’autrui : considérer autrui comme une personne, c’est adopter sur lui un point de vu qui exhorte son humanité.

a) La notion de personne.
Une personne n’est pas un objet ou une chose : elle incarne ce que chacun a de respectable et d’humain. La notion de personne a d’abord été, historiquement, juridique et romaine : la personne se définissait comme un sujet de droit. Sur le plan moral, la personne se caractérise par sa dignité : ainsi ceux qui s’opposent à l’avortement considèrent-ils le fœtus comme une personne, et leurs adversaires comme un organisme. La notion de personne se comprend alors plutôt comme un point de vue qui renvoie à la singularité et à la respectabilité de chacun. Kant (philosophe allemand, 1724-1804) définit donc la notion de personne par la rationalité qui est le fondement de toute morale : « les êtres raisonnables sont appelés des personnes parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, autrement dit comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen » . Voir en l’autre une fin et jamais un moyen, c’est la définition même du respect.
La notion de personne incarne ce qu’il y a en l’autre de respectable. Il ne s’agit donc pas d’un critère objectif qui distinguerait les uns (ceux qui peuvent être appelés des personnes) et d’autres (ceux qui ne mériteraient pas ce rang), mais plutôt d’un point de vue sur chacun. En un sens, c’est celui qui exclut d’avance du rang des personnes humaines telle ou telle catégorie d’hommes qui déroge aux exigences de la personnalité. Lévi-Strauss (anthropologue et philosophe français, 1908- ) analyse par exemple la façon dont l’antiquité grecque repoussait sous le nom de barbares tous ceux qui ne relevaient pas de la culture grecque. Ainsi, « en refusant l’humanité à ceux qui apparaissent comme les plus « sauvages » ou « barbares » de ses représentants, on ne fait que leur emprunter une de leurs attitudes typiques. Le barbare, c’est d’abord l’homme qui croit à la barbarie. »
Ce que l’autre a de respectable n’est donc pas seulement ce que lui et moi avons en commun, comme le dit Durkheim (sociologue et anthropologue français, 1858-1917) qui veut nuancer la notion kantienne de la personnalité : « pour lui, la clef de voûte de la personnalité est la volonté. Or la volonté est la faculté d’agir conformément à la raison, et la raison est ce qu’il y a de plus impersonnel en nous. Car la raison n’est pas ma raison : c’est la raison humaine en générale » . L’individualité et la singularité doivent demeurer des aspects essentiels de la notion de personne, ne serait-ce que parce qu’ils donnent à cette dernière toutes ses difficultés : il semble en effet infiniment plus difficile de respecter la différence que la ressemblance.

b) Respect du même et respect de l’autre.
Il est toujours bien difficile de respecter la différence de l’autre parce que cela consisterait à respecter l’autre pour lui plutôt que pour nous ; et plus facile de respecter ce qui nous ressemble parce que c’est finalement moi que je respecte en respectant mon prochain. Que dit d’autre la morale courante, quand elle dit qu’il ne faut pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fît ? Ainsi aimer son prochain comme soi-même veut dire non pas qu’il faille ne le respecter que parce qu’on se respecte, mais il ne faut pas, dans sa bienveillance, faire de différence entre soi et l’autre. Mais cela ne veut pas dire non plus qu’il faille aimer l’autre plus que tout et plus que soi. Le respect ne signifie en effet plus rien s’il nous coûte celui que chacun se doit.
Trop d’altruisme peut devenir dangereux ou suspect : il y a aussi des devoirs envers soi. « Il y a des situations où, sans être un égoïste, après une évaluation juste et impartiale, nous avons seulement le droit mais même le devoir de faire passer nos souhaits propres avant ceux d’autrui. » Il n’est donc pas non plus nécessaire de se sacrifier pour l’autre, et l’engagement religieux nous donne ici la limite de l’humain, car dans la charité ou l’amour comme don de soi, autrui peut devenir le mobile et le but de toutes mes actions. Kant dira au contraire que puisque l’adversité, la douleur et l’indulgence constituent des motifs d’enfreindre ses devoirs en général, alors « la force, la santé et la prospérité en général, qui s’opposent à cette influence, peuvent donc aussi, semble-t-il, être regardés comme des fins qui sont en même temps des devoirs, à savoir celui de travailler à son propre bonheur et non pas de s’appliquer à celui d’autrui » . Se respecter, c’est respecter en moi ce qui fait l’humanité de tout homme. Il y a donc, comme le disait Descartes, une part d’estime de soi qui n’est pas orgueilleuse, si ce que j’admire en moi dépasse le moi et ses petites vicissitudes.

c) L’épreuve du respect.
La plupart des hommes poursuivent des buts égoïstes et ne sont donc pas portés naturellement à respecter autrui. L’amour ne se commande pas, il n’y a donc rien qui puisse m’obliger à aimer tous les êtres humains. Or je dois respecter même mon ennemi. Qu’est-ce qui pourrait-donc provoquer le respect ? Le respect des lois suffit-il à assurer les respect d’autrui ? Si les lois me contraignent d’une certaine manière à respecter la propriété privée, à ne pas porter atteinte à l’intégrité physique d’autrui, elles ne me contraignent en rien à être bienfaisant à son égard, à l’estimer en tant que personne ayant une dignité. Je peux, tout en respectant les lois, mépriser autrui, m’en servir comme s’il n’était qu’une chose.
Le respect d’autrui ne peut donc que prendre la forme d’une obligation morale ? Mais pourquoi dois-je respecter autrui ? Dans quel but ? Pour qu’il me respecte ? Non, car ce serait subordonner le respect d’autrui à autre chose que lui-même ? Je dois respecter autrui, c’est un impératif catégorique inconditionnel.
Si la question se pose, c’est qu’il semble que pour respecter l’autre il faille se haïr. Pascal le disait : « le respect est « Incommodez-vous ». Dans le respect, il y a quelque chose d’humiliant pour moi : j’y fais l’expérience de la valeur de l’autre. Encore faut-il s’entendre sur ce qu’on appelle respect : il ne s’agit pas ici des manifestations formelles et convenues de la politesse (ce que Pascal appelait le respect d’établissement), mais du respect qui vient de ce que l’autre a su m’inspirer (le respect d’estime). »
C’est pour cela que Kant faisait du respect un sentiment rationnel : c’est la manifestation d’une loi rationnelle tellement exigeante pour nous que nous ne pouvons l’appréhender que par un sentiment. C’est en cela que le respect est une épreuve, et ce n’est pas pour rien que le langage courant fait du respect une épreuve de force : le respect se gagne, se mérite, l’autre me tient en respect. Respecter l’autre pour lui ne se fait qu’au prix d’un passage par ce moment négatif, qui se résout dès que la valeur que je reconnais à l’autre ne diminue plus la mienne.
Dois-je respecter en autrui le semblable ou au contraire l’être différent de moi ? Respecter autrui parce qu’il partagerait les mêmes pensées, les mêmes valeurs que moi, ce serait considérer autrui comme un autre moi-même et donc nier son altérité. Respecter l’être différent, c’es risquer d’enclore autrui dans sa différence, car un être humain ne se définit pas par sa différence culturelle, son appartenance à un groupe religieux ou politique. Respecter autrui, c’est respecter l’humanité qui est en lui comme en nous. C’est respecter ce qui fait de l’être humain un être distinct des choses, une dignité, une valeur absolue.