lundi 8 décembre 2008

La société et les échanges

Définition, problématisation.
La notion de société doit d’abord retenir notre attention. Doit-on la comprendre comme identique, ou même prolongement de la meute animale ? Cet appel au registre de la nature rendrait compte de la société par une disposition naturelle de l’homme à s’associer. Transposé en politique, ce principe devient celui de la sociabilité naturelle de l’homme. Mais on peut opposer à cette vision la prise en compte des contradictions et des tensions qui agitent toute société, ce qui revient alors au contraire à expliquer la société par la prééminence des besoins, de l’intérêt ou de la force. Ce facteur rendrait alors nécessaire le dépassement d’une disposition naturelle qui, par elle seule, ne pousserait pas les hommes à s’associer. A partir duquel de ces deux points de départ faut-il penser la société ? L’homme est-il ou non naturellement sociable ?
Question : La société est-elle quelque chose de naturel ou bien n’est-elle qu’une convention ?

En ce qui concerne la notion d’échange, c’est d’abord son emploi au pluriel qui est important. Au pluriel, « les échanges » renvoient à la fois à la pluralité des types d’échanges (l’échange économique et celui qui ne l’est pas), et à la multiplicité des échanges (qu’il faut arriver à ordonner et à unifier par une même définition). Qu’y a-t-il de commun entre une transaction commerciale, un dialogue et ce que l’on appelle un échange au tennis ? D’abord une réciprocité voulue et admise, contrairement au don qui ne va que dans un seul sens : c’est la libre mutualité (une mutualité est un système de solidarité entre les membres d’un groupe à base d’entraide mutuelle) qui fait l’échange. Mais entre le sens économique et celui qui ne l’est pas, lequel est le modèle de l’autre ? Quel est le sens propre de la notion et quel est le sens figuré ?
Question : L’échange est-il quelque chose d’essentiellement économique, ou bien ne l’est-il qu’accidentellement ?

Dans la première hypothèse, le pluriel des échanges renverrait donc à un ensemble d’échanges, à une sphère ou à un système qu’il faut penser, et qui nous renvoie à la problématique de la cohérence de la société. Ainsi, dans « les échanges », l’adjectif « économique » serait plus ou moins sous-entendu, et cela nous invite à penser l’économie toute entière à partir de la notion d’échange. Or, les échanges économiques se présentent d’abord sous le visage de la contingence, tout pouvant toujours être autrement : j’aurais toujours pu ne pas acheter ou ne pas vendre. Ceci laisse présager des difficultés au moment de penser l’ensemble des échanges : cet ensemble se régule-t-il tout seul, se donne-t-il sa propre loi, ou bien au contraire ne trouve-t-il d’ordre que du fait d’une intervention qui doit lui être extérieure ? Y a-t-il un ordre économique spontané ou ne peut-il être que construit ?
Question : Peut-on attendre de la sphère économique qu’elle produise par elle seule de la nécessité ou n’est-elle que le règne de la contingence ?

1. La société.
La question de la sociabilité nous renvoie tout d’abord à l’examen d’un postulat anthropologique dont cette question dépend : l’homme est-il ou non naturellement sociable ?

a) La sociabilité naturelle.
La sociabilité naturelle, comme présupposé incontestable, a pour conséquence immédiate la définition d’Aristote (philosophe grec, 384-322) de l’homme comme animal politique. Son cheminement vers la société n’est alors rien d’autre que l’aboutissement d’une prédisposition naturelle. Outre le besoin qui lie les hommes les uns aux autres, ne faut-il pas admettre un sens naturel du lien social ? Qui, en effet, refuserait d’indiquer la bonne route à un conducteur égaré ? Ou de venir en aide à quelqu’un en train de se noyer ? Lorsqu’autrui est dans une situation de faiblesse, nous sommes naturellement portés à l’aider, comme si autrui était tout à coup un autre nous-mêmes. C’est ce sentiment de bienveillance pour tous les hommes qui nous fait éprouver « l’horreur » des hommes qui – contre nature – se mettent en dehors de la communauté des hommes. Ainsi Aristote considère qui le sentiment de bienveillance est le premier ciment du lien social : les hommes sont par nature des êtres sociaux que rapprochent des liens d’affection.

D’une part, « l’homme est un être qui aime son prochain ». D’autre part, « l’homme est un être qui vit en société ». Et l’on peut supposer que ce qui est de l’ordre du principe – l’homme aime son prochain – explique de fait l’évidence : la vie de l’homme en société. Ce principe ne relève pas directement de l’observation, même si de nombreux faits le confirment. Il a cependant valeur d’explication quant à la sociabilité humaine. On retrouve l’adage fameux d’Aristote : l’homme est un animal politique – où le terme d’animal indique le caractère naturel de la socialité politique.

La coopération des hommes, afin de subvenir à la multiplicité de leurs besoins, est une nécessité. Comme le souligne Platon (philosophe grec, 427-347) dans La République, l’échange utilitaire fait le lien social : « Ce qui donne naissance à une cité…, c’est… l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses. » Coopération et division du travail permettent aux hommes de transformer le milieu naturel et de satisfaire leurs besoins.
L’analyse platonicienne repose sur le postulat de l’existence de la famille à titre d’individualité et de la propriété individuelle perçue comme un obstacle à l’unité de l’Etat. La solution est donc la mise en place d’un communisme des biens, abolissant la famille privée pour lui substituer une grande famille publique : l’Etat. Il ne s’agit pas pour autant de confondre ce communisme avec celui du XXe siècle : il n’est jamais question de socialisation des biens de production, seuls les produits sont mis en commun. C’est donc l’autonomie de la famille, plus encore que celle de l’économie, qui est visée : ainsi la femme doit-elle contribuer au bien de l’Etat plutôt qu’à celui de la famille, l’Etat sélectionnant alors les reproducteurs de chaque sexe et arrachant les enfants à leurs parents.

A l’opposé, Machiavel (philosophe italien, 1469-1527) formule le postulat, radicalement opposé à celui antique, que les hommes sont naturellement méchants et ne peuvent être conduits à faire le bien que par nécessité. Il répète à plusieurs reprises dans le Discours sur la première décade de Tite-Live qu’il serait vain d’espérer comprendre quoi que ce soit à la politique, si l’on ne réfléchit pas préalablement à la marche des affaires humaines. C’est par exemple cette méchanceté qui justifie pour le Prince la nécessité de la ruse : « et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont tous méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux »

La politique est un art de gouverner et ce qui compte avant tout pour le pouvoir, c’est la réussite de ses entreprises, l’efficacité dans la recherche du bien public. Cette visée pragmatique amène Machiavel a combattre les valeurs morales traditionnelles. En effet, lorsque ces vertus morales inspirent la politique, elles conduisent le plus souvent à l’échec. Le bon Prince (républicain ou monarchie) « doit apprendre à pouvoir n’être pas bon ». Comme il y a deux manières de gouverner – l’une par les lois, qui est proprement humaine ; l’autre par la force ou la ruse, qui est propre aux bêtes – il est nécessaire au Prince de gouverner en utilisant avec intelligence tous les instruments du pouvoir.
Mais si Machiavel admet que la politique et les règles du gouvernement sont plus affaire de technique et d’habileté que de morale, il ne fait pas pour autant l’apologie de la violence. Les hommes d’Etat ne doivent pas être des destructeurs ou des tueurs cyniques, mais faire preuve de souplesse et de modération, ne jamais oublier leur but : la recherche du bien public.

b) La sociabilité conventionnelle.
A partir d’un présupposé de ce type, la société ne va donc plus de soi et le législateur doit la constituer à nouveau. Il s’agit donc de constituer la société à partir de la conscience que l’état naturel de l’homme n’est pas l’état social. La construction de la fiction méthodologique d’un état de nature vise ainsi à essayer de comprendre ce qu’est l’homme quand on le pense en dehors d’une société – et non « avant » la société : la notion d’état de nature n’a rien d’une reconstitution historique – pour mieux penser cette société. Pour Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679), l’égalité des aptitudes entraîne l’égalité des hommes dans l’espoir d’atteindre leurs fins, donc la crainte de la dépossession, donc la guerre : « la cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire » . En revanche, chez Locke (philosophe anglais, 1632-1704), cette égalité en dignité fait la paix et l’égalité des chances, grâce à la loi de la raison : « la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre » .

Non seulement la nature ne prédispose pas nécessairement les hommes à la vie en société, mais de plus cette vie peut être comprise de plusieurs façons. Le point d’union est l’impossibilité d’une société spontanée. Ainsi la notion de contrat s’impose-t-elle comme échange mutuel et écrit de droits. Par ce contrat, dans l’analyse de Hobbes, les hommes échangent avec l’Etat ainsi créé leur liberté contre leur sécurité. Il s’agit là encore d’un trait commun à toutes les analyses contractualistes. Le contrat intervient là où il apporte des aménagements à une situation devenue intenable : « je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état » .

Ne peut-on alors déboucher sur l’idée selon laquelle la nature, ne faisant rien en vain, entend provoquer la socialisation des hommes en rendant insupportables les inconvénients qu’il y a à se contenter de l’état de nature ? Les hommes deviendraient ainsi sociables à force d’être insociables. C’est la thèse kantienne dans l’Idée d’une histoire universelle : la discorde naturelle ne serait autre qu’une ruse de la nature comme moment de l’acheminement vers la paix civile. « L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. » Selon Kant, deux forces s’opposent en l’homme : la sociabilité qui le pousse à rechercher ses semblables, et l’insociabilité qui le porte à résister aux autres et menace sans cesse de dissoudre la société. Cette insociabilité résulte des inclinations sensibles et des passions égoïstes. Mais si elle est moralement condamnable, elle est toutefois à l’origine du développement des dispositions de la société humaine.

c) La société civile.
Le mouvement de privatisation de l’individu est ce qui explique que la notion de société ait pu progressivement prendre ses distances avec l’Etat et la conception publique de la communauté. Ce mouvement constitue le passage, pour la société, d’un modèle originel public (la belle totalité éthique que constitue l’Etat grec) à l’attraction du modèle privé. Ce détachement se concrétise définitivement lorsque Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) emploie l’expression de société civile : « La personne concrète qui est à soi-même une fin particulière comme ensemble de besoins et comme mélange de nécessité naturelle et de volonté arbitraire est le premier principe de la société civile. » Hegel définit cette société civile, ou société non politique et non réductible à l’Etat, comme système des besoins : comme telle, elle ne saurait au mieux (par exemple dans l’organisation de l’économie et des échanges) que satisfaire les besoins naturels des hommes, sans pour autant arriver à réaliser leur essence. L’Etat reste porteur d’une idée morale, et la société civile ne se suffit pas à elle-même.

Mais on peut voir en la société civile une expression plus concrète, vivante et diverse de la communauté, par opposition à l’Etat, que sa recherche de l’intérêt général emmène toujours plus loin dans l’abstraction et le poids administratif. Les forces de la société civile, qu’il s’agisse de syndicats, d’associations, d’organisations non gouvernementales, ne sont pas davantage réductibles au privé qu’au public. Dans sa diversité vivante, la société ne relève essentiellement ni du privé, ni du public : la communauté se présente comme une réalité distincte de l’Etat, et peut alors se comprendre à partir des nécessités et de l’organisation des échanges.

2. L’échange et l’économie.
Si la société se fonde sur l’échange, ce n’est pas uniquement sur l’échange économique. Il s’agit donc d’élucider la notion d’échange pour pouvoir tenter de l’articuler avec celle de société.

a) Les déplacements de sens de la notion.
La notion d’échange ne s’emploie pas que dans le domaine économique : on parle aussi de l’échange sanguin, de l’échange verbal, de l’échange scolaire. Quel est le point commun de tous ces sens, et où est le sens propre ? Les sens non économiques de la notion ne sont-ils que des métaphores de son sens économique ?
On parlera d’échange à partir du moment où sera établie la réciprocité, la mutualité de ce qui est cédé ou transmis. C’est bien la réciprocité qui fait le critère de l’échange (comme l’on peut dire d’un joueur de tennis qui serait attaquant plutôt que joueur de fond de court, qu’il refuse l’échange ou cherche à l’abréger). La cession est mutuelle, ce qui fait que l’échange ne peut être réduit au don, qui suppose la non-réciprocité. L’échange vise ainsi l’intérêt mutuel, et il peut alors être rangé dans le champ de la communication : les règles de la communication, basées sur les idéaux de transmission et de réciprocité, se retrouvent en effet dans l’échange. Dire que tout peut s’échanger mais pas s’acheter, c’est ménager la possibilité et le sens qui ne serait pas forcément économique.
Pourquoi alors l’échange économique fait-il figure de modèle de l’échange ? C’est que l’échange économique présente une systématisation de la notion qui la rend plus facilement pensable. Le modèle économique ne signifie pas que tout échange devrait ressembler à l’échange économique, mais que la structure économique de l’échange est éclairante, jusqu’à un certain point, pour penser l’échange : il s’agit d’un modèle d’intelligibilité et non d’un modèle normatif. La question se reporte alors sur la recherche de la définition de la limite entre l’aspect économique et l’aspect non économique de l’échange : déterminer cette limite est la condition pour que l’échange non économique garde la possibilité de faire sens. Faute de cela, on pourra dire que l’échange économique et le prototype de tout échange, et que même un échange amoureux est un échange économique qui ne dit pas son nom.

b) Le seuil de l’économique.
Le statut archaïque de l’échange permet d’éclairer ce seuil d’une première manière. Mauss (1872-1950, ethnographe français, neveu de Durkheim) a étudié les formes primitives de l’échange à partir de deux tribus du nord-ouest américain, pour montrer que c’est la mutualité de l’obligation et non la valeur de ce qui est échangé qui constitue le sens de l’échange. On n’a pas affaire à un simple échange « de biens, de richesses et de produits au cours d’un marché passé entre les individus » . C’est au contraire la valeur ostentatoire qui prime dans le rite de l’échange. Cette mise au second plan de l’utilité économique se confirme dans l’objet de l’échange : « ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rires, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments. »

La dimension économique n’est donc qu’une des dimensions de l’échange qui se caractérise en premier lieu par un jeu de surenchères sur la réciprocité. Mauss a donné le nom de « potlatch » à cette forme de l’échange définie comme prestation totale. Le troc n’est en effet encore que proto-économique, non parce que la valeur économique n’y apparaît pas encore, mais parce qu’elle demeure secondaire : le seuil du passage vers l’économique n’est pas encore manifesté. Dans cette réciprocité, la recherche d’un avantage est de l’ordre du secondaire et de l’accidentel. Mais la mise au premier plan de l’économique inversera cette hiérarchie pour mettre au premier plan la recherche de l’intérêt dans l’échange, et reléguer au second plan celle de la réciprocité et de la mutualité.

Platon (philosophe grec, 427-347) met en exergue ce trait décisif de l’échange dans son analyse de la constitution de la cité : c’est la multiplicité des besoins qui rassemble les hommes. Cette cohabitation induit l’échange. « Or, dans un échange, qu’on donne à quelqu’un d’autre, quand on le fait, ou qu’on reçoive, c’est parce qu’on croit que ce sera meilleur pour soi-même ? » , demande Socrate à Adimante. Le seuil de l’économie est ici caractérisé : c’est l’intérêt, l’avantage qu’on pense pouvoir en retirer. L’idéal de la bonne affaire se substitue ici à l’intérêt mutuel comme norme de l’échange devenu économique. L’échange ne doit pas simplement reposer sur l’égalité de ce qui s’échange, mais produire l’augmentation de la valeur de son objet.

c) L’économie : du besoin à l’intérêt.
Etymologiquement, l’économie renvoie à l’économie domestique, et donc au besoin. Aristote (philosophe grec, 384-322) montre qu’il existe cet art naturel d’acquérir dont la fonction n’est autre que d’assurer les besoins. Mais une difficulté pratique se présente pour accomplir effectivement cet échange lié au besoin : si l’on doit considérer l’usage propre de chaque chose, c’est-à-dire sa valeur d’usage, cette valeur doit pouvoir être comparée à la valeur d’usage du bien avec lequel on l’échange. Comment rendre commensurables (comparables, de quantité égale) les valeurs d’usage ? C’est l’introduction de la monnaie qui permet de résoudre cette difficulté : « toutes les choses faisant l’objet de transactions doivent être de façon quelconque commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à une maison ou à une telle quantité de nourriture » . L’étalon de l’échange reste le besoin, et la monnaie devient « une sorte de substitut du besoin » conventionnelle.
Mais la monnaie une fois devenue conventionnelle peut-elle se mettre à devenir la fin de l’échange plutôt que son moyen ? Le risque existe depuis que la monnaie n’est plus seulement un objet d’utilité, comme elle l’était d’abord : sa valeur lui venait de son poids en métal. Comme monnaie frappée, la monnaie rend invisible le lien entre le travail et la marchandise et change fondamentalement la nature de l’échange. Cette révolution maligne n’échappe pas à Aristote, qui veut montrer que la monnaie est à la fois le moyen de l’échange naturel, mais qu’elle tend à en sortir pour devenir fin en soi. C’est ce qu’il appelle « la forme élargie de l’usage », celle qui ne s’en tient plus au besoin. L’utilisation du moyen (la monnaie) se désolidarise de la recherche de la fin pour devenir fin en soi.

d) La mesure de la valeur économique.
Alors qu’Aristote restreignait l’échange au besoin domestique, le XIXe siècle voit au contraire une disposition naturelle de l’être humain à commercer et à échanger. C’est pour cela que les économistes politiques ont tenté de codifier l’échange économique en recherchant le critère de la mesure de la valeur d’une marchandise. La réponse de Smith (économiste anglais, 1723-1790) est célèbre : « le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir. » Ainsi la mesure de la valeur d’un produit est la quantité de travail qu’il contient. Comment alors mesurer cette quantité ? On peut d’abord se fonder sur sa durée, et considérer que ce dont la production a pris deux fois plus de temps doit coûter deux fois plus. Mais il faut aussi tenir compte de l’intensité et de la difficulté du travail, de sa qualification. L’enchaînement de tous ces critères implique peut être que la mesure de la valeur n’est pas uniquement basée sur le travail.

C’est que le mot valeur s’entend lui-même de deux façons, comme valeur d’usage et comme valeur d’échange. Dans le premier cas, c’est l’utilité réelle qui fait la valeur, alors que dans le second, c’est le nombre de bien contre lesquels on peut l’échanger. Or ces deux valeurs paraissent inversement proportionnelles, si bien que plus un bien a de valeur d’usage, moins il a de valeur d’échange (l’oxygène de l’air par exemple) ; et moins un objet a de valeur d’usage, plus il a de valeur d’échange (une œuvre d’art). C’est ici la rareté qui fait la valeur, ainsi que Ricardo (économiste anglais, 1772-1823) l’indique en complétant la thèse de Smith : « les marchandises tirent leur valeur d’échange de deux sources : leur rareté et la quantité de travail nécessaire pour les obtenir » .

Le travail devient alors cette « substance sociale » (Marx, économiste et philosophe allemand, 1818-1883) qui rend commensurable tous les biens, ce qui justifie alors que les biens qui sont disponibles sans travail humain soient gratuits malgré leur grande valeur d’usage. Mais dès lors qu’il est commensurable, le travail devient substituable (le remplacement de l’homme par les machines dans les usines), et ne peut plus être le critère de la valeur travail : le sens du travail est alors un sens déshumanisé de la notion de travail.

3. Le fonctionnement des échanges.
Il ne s’agit donc plus de constater simplement l’existence des échanges et de leur fonctionnement de fait, mais aussi d’essayer de leur trouver une juste norme : la simple existence de fait des échanges ne garantit en effet en rien la justice dans la société.

a) La propriété.
La propriété, par le capitaliste, des moyens de production et de la matière première à transformer constitue une des sources de l’aliénation que dénonce Marx : il semble donc que l’institution de la propriété soit de nature à vicier l’échange. Toute la question est alors de savoir si la propriété est un droit initial inaliénable, ou si au contraire elle peut être contestée. Pour l’analyse libérale, la propriété est un fait incontestable. La distribution initiale des propriétés peut certes paraître inégale, mais pas forcément injuste. C’est l’analyse de Hayek (économiste anglais, 1899-1992) : il faudrait que cette injustice ait été voulue par quelqu’un pour qu’elle soit réellement injuste. Il n’existe alors qu’une distribution initiale sur laquelle il faudrait revenir, puisqu’il n’y a pas eu de distributeur initial.

L’Etat libéral tel que nous l’avons défini dans le chapitre sur l’Etat (rappel : l’Etat libéral considère que les finalités possibles de l’existence comme la richesse, le bonheur, la vertu ou la paix relèvent strictement du choix individuel. Il renonce ainsi à s’occuper du bonheur individuel, pour ne se charger que de garantir les conditions de possibilité de l’épanouissement de la liberté individuelle.) se donne donc pour mission de protéger la propriété privée comme condition de possibilité de l’exercice de la liberté individuelle. En revanche, l’Etat dirigiste peut, dans sa forme la plus radicale, envisager une redistribution de la propriété, à partir de l’idée marxiste d’une redistribution des moyens de production. Sans aller jusque-là, Rawls (philosophe américain, 1923- ) remarque en effet que l’état de fait de la propriété est de l’ordre de la contingence, c’est-à-dire une loterie génétique et sociale : l’Etat peut donc être amené à changer le donné s’il apparaît injuste, notamment si le fonctionnement des échanges lui apparaît dès lors comme ne pouvant produire que des injustices.

b) L’efficacité de la liberté.
Encore s’agit-il de savoir si les échanges sont faits pour être réglementés : est-ce que les échanges doivent être réglementés ou est-ce qu’au contraire leur fonctionnement ne s’équilibre qu’en l’absence de toute réglementation ?
Le courant libéral considère que les égoïsmes s’équilibrent en un libre jeu, dont la seule justice qu’on peut attendre vient du libre exercice des règles de concurrence. Il s’agit de se fonder sur son propre égoïsme, plutôt que de compter sur l’altruisme de l’autre. « Ce n’est pas la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons […] » Ainsi le libéralisme repose-t-il sur l’idée d’une main invisible qui constitue l’équilibre théoriquement spontané des besoins et des intérêts. Mais cela revient à en confier la stabilité à la continuité de l’égoïsme : « bien entendu, le fait qu’une situation soit un équilibre, et même un équilibre stable, ne signifie pas qu’elle soit juste ou correcte. Cela signifie seulement que, étant donné l’évaluation que les hommes font de leur position, ils agissent efficacement pour la préserver. Il est clair qu’un équilibre fondé sur la haine ou l’hostilité peut être stable. » , remarque ainsi Rawls.

En définissant le marché comme ordre spontané, le libéralisme considère qu’il n’a aucun objectif particulier puisqu’il ne résulte nullement d’une intention ou d’une fabrication. Rejetant l’idéal social de justice sociale, le libéralisme voit ainsi comme ordre spontané le fait que les membres de la société ne puissent tirer avantage les uns des autres que du fait de la variété et de l’incompatibilité de leurs objectifs : non seulement les hommes peuvent vivre ensemble sans se mettre d’accord sur des fins communes, mais encore cette diversité paraît même être la condition de possibilité de la société. Considérant ainsi que le marché produit spontanément de l’ordre, le libéralisme s’en remet, pour normer l’échange, à l’efficacité de la liberté.

c) La nécessité de justice.
On peut considérer au contraire que même si les inégalités n’ont été voulues par aucun distributeur initial, il faut néanmoins travailler, dans la société, à en tempérer l’effet au nom de l’égalité. Le souci de l’égalité existe certes dans l’argumentation libérale, mais comme égalité des chances, condition de la loyauté de la concurrence. Or il n’est pas évident que le marché produise par lui-même les conditions de la concurrence. Au contraire, on voit l’apparition de monopoles, qu’il faut essayer de conjurer par la réglementation. L’existence des lois anti-trust est sans doute l’indice que cet ordre spontané du marché réclame des aménagements : on ne peut pas attendre de la contingence qu’elle produise à elle seule de la nécessité.

L’idée qu’il faille laisser s’exercer le plus librement possible les échanges marchands repose sur la foi en la pérennité de l’intérêt. Or ce supposé n’est pas nécessairement viable et pérenne. Durkheim (sociologue français, 1858-1917) note à cet égard que « si l’intérêt rapproche les hommes ce n’est jamais que pour quelques instants ; il ne peut créer entre eux qu’un lien extérieur » . L’harmonie des intérêts privés antagonistes devrait alors être dénoncée comme une illusion : « l’intérêt est, en effet, ce qu’il y a de moins constant dans le monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi. »

Même si cette anthropologie de l’intérêt était pérenne, elle ne serait pas morale, et il faudrait retourner, pour le comprendre, aux sens les moins économiques de la notion d’échange. Tout dialogue peut, en effet, soit être compris comme une confrontation de deux intérêts en vue de la victoire de l’un et de la défaite de l’autre, soit comme un échange véritable où chacun aime être instruit par l’autre, même s’il faut pour cela être réfuté. Cela suppose une révision de l’anthropologie égoïste de l’intérêt, au sens où tout échange peut aussi être défini comme reconnaissance de l’autre comme ayant une dignité.