mardi 24 mars 2009

Texte d'Epicure

Expliquer le texte suivant :

Quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux inquiets, ni de ceux qui constituent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre une vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où proviennent le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement.

Epicure, Lettre à Ménécée.


La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Cours : le désir

Introduction.

Etymologiquement, le mot « désir », de « désirer », provient du latin desiderare qui signifie « regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose ». Le désir se distingue du besoin, simple incitation physiologique. Je peux, par exemple, éprouver des crampes d’estomac sans savoir que ma douleur tient au manque de nourriture. Le désir est la tendance devenue consciente de son objet. Je prends conscience que j’ai faim et mon désir va alors se rapporter à un objet précis : telle ou telle nourriture.

Repère conceptuel : besoin/désir.

On oppose le caractère naturel du besoin au caractère artificiel du désir. Manger, boire, dormir seraient des besoins naturels, d’origine corporelle, tandis que manger un met raffiné serait un désir artificiel d’origine psychique (trouvant sa source dans la pensée ou l’imagination).
Le besoin se traduirait par un manque dont la satisfaction est nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme. En revanche, le désir serait contingent, autrement dit, on pourrait choisir entre le satisfaire ou non. Ne pas satisfaire un besoin fondamental entraîne une carence. Ne pas satisfaire un désir se traduit pas une frustration plus ou moins justifiée. C’est dire que le besoin serait un manque objectif, mesurable, tandis que le désir serait un manque subjectif lié à ce que le sujet éprouve indépendamment de ses besoins objectifs. Mais toutes ces distinctions sont ambiguës : il y a des besoins sociaux aussi nécessaires que les besoins organiques, comme le besoin d’un moyen de transport pour aller travailler. Quant au désir lui-même, n’apparaît-il pas comme une nécessité pour vivre ou tout au moins exister ? Chez les philosophes grecs, la distinction entre besoin et désir n’est pas problématisée. Pour Epicure (philosophe grec, 342-270), par exemple, manger et boire relèvent des désirs naturels tout comme les plaisirs de l’amitié ou de la discussion. Le problème est de distinguer les vrais plaisirs des faux désirs.

Définition, problématisation.

Le désir peut d’abord être saisi dans sa relation avec le besoin, même si l’apparente synonymie des deux termes rend la tâche difficile. Quelle différence entre avoir soif et désirer un verre d’eau ? Une première ligne de partage possible est celle de la nature et de la culture. Le besoin en effet se comprend comme nécessité naturelle, alors que le désir est culturel : j’ai soif, c’est-à-dire besoin de boire, mais le choix de la boisson et la façon de la boire sont libres et culturels. La question du critère se reporte alors sur celle de la frontière, de la limite : à partir de quoi, de quand, un besoin devient-il un désir ? Le désir est-il l’inévitable prolongement du besoin, son expression humaine si tant est qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables, ou bien le désir recèle-t-il une différence irréductible, comme dans la gourmandise, où le désir ne se fonde plus sur aucun besoin ?
Question : Entre besoin et désir, y a-t-il continuité ou discontinuité ?

Si l’objet du besoin est naturel, il est nécessaire ; si l’objet du désir est culturel, il est donc contingent. Alors pourquoi notre désir se porte-t-il sur tel objet plutôt que sur tel autre ? Qu’est-ce qui fait que je désire ceci plutôt que cela ? Deux pistes se présentent : mon désir peut être imputé au mérite de son objet. Cette femme est désirable, et m’inspire donc du désir. Mais je puis être indifférent à celle que mon voisin désire. Je ne désire donc pas tout le désirable, ni même que le désirable, puisque aussi bien l’interdit est l’objet du désir. L’autre voie consiste donc à dire que je suis un être désirant, qui investit tel ou tel objet comme un corrélat de son désir : je ne l’aime pas parce qu’elle est aimable, mais elle est aimable parce que je l’aime et que je suis aimant. Le désir relève-t-il de l’attractivité de l’objet ou d’une disposition du sujet ?
Question : L’objet du désir est-il donné ou construit ?

Le désir n’est pourtant pas seulement contingent : l’objet du désir peut importer davantage que celui du besoin ; j’aime, je n’en dors plus et je n’en mange plus. C’est la notion de passion qui articule ici besoin et désir, en cumulant la nécessité du besoin et l’apparent arbitraire de l’objet du désir. La passion exacerbe ma dépendance vis-à-vis de l’objet du désir, menaçant ma liberté, tout en nourrissant la surenchère du désir : il n’en faut pas plus pour justifier de la passion sa réputation ambiguë et sulfureuse. Une passion est-elle ce qui éclaire une vie ou ce qui la cache ? La question ici relève de la morale (Est-il bon d’être passionné ?), mais surtout de la sagesse.
Question : La passion est-elle ce qui fait notre malheur ou notre bonheur ?

1. Le désir n’est-il qu’un besoin ?
a) Besoin et nature.


Le besoin apparaît à première vue comme un fait de la nature. Le besoin se définit en effet par la nécessité physiologique : je dois boire, manger, dormir, etc. Encore faut-il savoir où s’arrête cette liste, c’est-à-dire s’il y a une limite au caractère naturel du besoin. Cette limite est déterminante dans la philosophie épicurienne, parce qu’elle a mis la compréhension de la nature en son centre. Ainsi la vie y est-elle définie comme un état d’équilibre naturel, entre douleur et plaisir. Tout homme en effet poursuit le plaisir et repousse la douleur : « Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? » ? L’épicurisme (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axé sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffranc,e il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.), contrairement à la caricature qu’on en popularise souvent, ne cultive pas sans distinctions besoins et désirs, mais s’efforce de distinguer le naturel de ce qui ne l’est pas, le besoin du désir.

Il suffirait donc en gros de s’en tenir au besoin naturel pour échapper à la tourmente du désir. Mais cela est-il seulement possible ? Puisque l’homme « qui ne voudrait que vivre vivrait heureux » (Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778), c’est vouloir avoir ce qui nous éloigne du bonheur. Il faudrait pour cela qu’existe un état de nature, fiction de méthode qui décrit un état dans lequel la malédiction de la surenchère des besoins ne s’est pas encore produite. Mais n’a-t-il pas toujours été trop tard ? Rousseau le dit bien implicitement, qui reconnaît « que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le moyen de la satisfaire » . Il y aurait donc non pas une rupture radicale, mais au contraire une certaine continuité entre les vrais besoins (ceux qu’il suffirait de satisfaire pour être heureux), et les faux, ceux qui nous engagent dans la surenchère. Ainsi le besoin est-il aliénant parce qu’il est insatiable, et qu’il nous contraint à la malédiction du travail (cf. le chapitre sur le travail, travail vient du latin tripallium qui signifie torture) : la décadence vers l’état civil est chez Rousseau le saut du travail et de la propriété.

Il paraît donc impossible, utopique, de confier son bonheur à la seule satisfaction des besoins, parce que la limite qui les sépare des désirs semble toujours déjà perdue ou franchie en nous. A quoi en moi pourrais-je faire confiance pour distinguer vrai et faux besoin ? Y a-t-il en nous quelque instinct capable de nous dire quels aliments sont nécessaires à notre équilibre nutritif, ou bien au contraire puis-je repousser un aliment qui est bon pour la santé et convoiter un champignon vénéneux ? Descartes (1596-1650, philosophe, mathématicien, et physicien français), qui veut montrer que le goût est trompeur, note bien par exemple que « nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu’ils désirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire » . Puisque le désir peut déborder le besoin (dans la gourmandise, je désire manger sans faim) ou le méconnaître (l’anorexique ne désire pas manger alors qu’il en a besoin), rien en nous ne semble nous indiquer la limite de nos besoins naturels.

b) Vrais et faux besoins.

La frontière entre vrais et faux besoins est aussi la frontière du luxe : on peut parler de luxe à partir du point où non seulement le superflu s’affirme au-delà du nécessaire (chez chacun, ou plutôt chez les uns au détriment des autres, très riches au détriment des très pauvres par exemple). On peut certes, comme Rousseau, dénoncer l’engrenage de la perfectibilité, qui raffine les besoins (et crée ces « fantaisies » qu’évoque l’Emile, ces désirs qui ne sont pas de vrais besoins) et les rend de plus en plus superflus à mesure qu’il les satisfait : mais il ne s’agit pas encore de luxe, tant celui-ci ne commence à proprement parler que là où le superflu remplace le nécessaire au lieu simplement de s’y surajouter. Ainsi ne peut-on, pour Bergson (philosophe français, 1859-1941), dénoncer un progrès technique coupable d’imposer aux hommes « des besoins de plus en plus artificiels » , car ce n’est pas la nouveauté du besoin qui est en cause, mais l’oubli des besoins anciens. Du progrès il faut donc conclure que « sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu » .

Si donc le nécessaire mène imparablement au superflu, le besoin ne peut mener qu’au désir. En s’arrachant à sa dépendance vis-à-vis de la nature par le travail, l’homme rentre dans la culture : le passage du besoin au désir est le prix de sa liberté. La nature n’est donc pas auto-suffisante, comme l’exprime la critique hégélienne de Rousseau : « c’est une opinion fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples » . La simplicité du besoin naturel n’est donc qu’illusoire : en réalité, tout besoin est complexe, composite, parce qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables (je ne peux séparer ma soif, besoin naturel, du mode de satisfaction que j’envisage, mettons un jus d’orange, un désir culturel). C’est d’ailleurs là ce qui fait pour Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) l’humanité de l’homme : l’homme ne peut en rester au besoin comme l’esprit ne peut rester engoncé dans la nature.

Le besoin est donc toujours déjà composite et complexe, le culturel y est inscrit d’avance. Aussi n’est-il pas rare de voir dans l’emploi du mot « besoin » une métaphore du désir : Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) par exemple explique la régression à l’infini de la notion de travail par une surenchère du besoin : « l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice : il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins » . Ce propos éclaire la continuité du besoin au désir : dès lors que la borne naturelle du besoin est introuvable, il n’y a plus de limites à la sécurité : quand est-on à l’abri du besoin ? Ainsi le besoin, en ce qu’il peut être second, créé, n’est-il qu’une métaphore du désir, ou, si l’on préfère, le signe de la continuité humaine du besoin au désir : seul l’animal n’aurait que des besoins, mais à proprement parler il n’en a pas, puisqu’il lui suffit de les satisfaire. Nos besoins à nous mènent au désir.

c) La surenchère du désir.

C’est la surenchère qui marque la différence de degré du désir sur le besoin : le besoin devient désir lorsque plus rien ne le limite. Jamais à l’abri du besoin, je le serai encore moins du désir : aucune richesse ne me suffira jamais, et le gagnant du Loto, que j’imagine comblé parce que je ne le suis pas encore, trouve rapidement qu’il peut rêver à plus. Michaux (écrivain et peintre belge rattaché au Surréalisme, 1899-1984) le disait : « le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins, on ne te privera pas, même indigent » . C’est que le désir renaît renforcé de sa propre satisfaction, comme dans l’analyse hégélienne, où c’est le caractère fini de son objet qui rend le désir infini par définition : « puisque la satisfaction ne peut se produire que dans ce qui est singulier, et que ce dernier est simplement passager, le désir s’engendre lui-même à nouveau dans sa propre satisfaction » . C’est la régression à l’infini du désir, et comme « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoirs » , le désir ne paraît promettre le bonheur qu’à condition de désirer toujours et encore.

Entre le désir qui poursuit sa satisfaction, et la satisfaction qui ranime le désir, un cercle vicieux s’esquisse : cette convoitise inextinguible, qu’elle soit besoin ou désir, est prise dans la dialectique du plaisir. C’est là le débat du Gorgias, sur les implications morales : Calliclès le sophiste y défend l’idée d’une vie exaltant tous les plaisirs, à partir de l’image socratique du tonneau. « La vie de plaisirs est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » : il faut donc pouvoir vider le tonneau pour pouvoir le remplir.
Au fond, la perspective de la satisfaction ne l’emporte pas sur celle du désir ultérieur, comme si tout désir était finalement désir de désirer. Cela ne va pas sans paradoxes, puisque je suis finalement conduit à condamner la jouissance en la retardant au nom d’un désir ultérieur qui entre-temps m’aura fui : ainsi Léopardi (philosophe, moraliste et poète italien, 1798-1837) note-t-il que « l’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir » . Il s’agit donc de se garder quelque chose à désirer, quitte à devoir spéculer en vain : la cigale prend le risque de la faim, mais la fourmi celui de l’ennui. Le bonheur de la chasse surpasse encore celui de la prise, tout n’est pas dans la satisfaction achevée mais dans la satisfaction imminente : Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) dit justement que « la félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir » .

2. Désirer toujours en vain ?
a) La médiation de l’autre.


C’est là d’abord le résultat de la médiation d’autrui : lorsque Sartre (écrivain et philosophe français, 1905-1975) dit que le désir est une « invite au désir » , c’est au désir de l’autre. Ainsi pouvons-nous comprendre le seuil du désir par rapport au besoin : c’est la médiation des autres hommes qui transforme le besoin en désir. Je désire avoir toujours plus, mais toujours plus que l’autre, être l’objet de son envie : c’est précisément en cela que le désir relève de la culture. Le caprice est de ce point de vue le prototype du désir, en ce qu’il relègue son objet au second plan : sitôt obtenu, l’objet du caprice est dédaigneusement rejeté, tant il s’agit plutôt, dans le caprice, de manifester ma volonté et d’imposer aux autre mon pouvoir d’obtenir. L’analyse kantienne fait valoir que « toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humains à humains et non vers les choses » . Je veux non pas avoir de plus en plus d’argent, mais en avoir plus que les autres et devenir l’objet de leur envie.

Le désir n’est donc rien d’autre que le désir du désir de l’autre. Proust (écrivain français, 1871-1922) a donné à cette idée, dans son analyse de la relation qui lie le narrateur à Albertine, toute son acuité. Lorsqu’Albertine enfin se donne à lui, le narrateur s’aperçoit que plus il la possède, et moins son désir est satisfait, parce que son désir finalement était qu’elle le désire, et non qu’elle se laisse faire. Le contrepoint est offert par les femmes des maisons closes : « si elles nous attirent si peu, ce n’est pas qu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sont toutes prêtes ; que ce qu’on veut précisément atteindre, elles nous l’offrent déjà ; c’est qu’elles ne sont pas des conquêtes » . Le désir veut conquérir, il veut, en termes hégéliens, être reconnu par ce qu’il reconnaît : c’est en cela que le désir est désir d’être désiré par ce qu’on désire.

b) Désir et bonheur.

Déçu et dépouillé quand il est satisfait, frustré quand il ne l’est pas, le désir peut-il prétendre au bonheur ? C’est bien en ces termes que Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de lois allemand, 1646-1716) définit le désir : « l’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir » . Mais c’est encore là une définition qui fait la part belle à l’idée de la satisfaction, que l’objet puisse ou non être atteint. La question : « le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l’inaccessibilité de l’objet ou sur l’incapacité du sujet à définir son propre désir ? » ouvre la seconde hypothèse, à un désir tragique. Dans ce cas en effet, « le désir lui-même ne renvoie à aucune satisfaction possible ni pensable » . Le désir est alors besoin de ce qui n’est pas, d’un objet qui n’est pas inaccessible, mais pire encore, introuvable. Et si le désir était par définition désir de ce qu’on ne peut avoir ? Comment désirer ce que l’on a , et qui ne nous manque donc pas ?
Telle est la contradiction inhérente au désir : il veut d’un côté jouir et de l’autre côté rester désir, et recherche ce contradictoire « amour réalisé du désir demeuré désir » qu’évoquait Char (poète surréaliste français, 1907-1988). En un sens, la jouissance est l’objet de méfiance parce qu’elle éteindra le désir, ou plutôt parce qu’elle en repoussera plus loin l’incertaine limite. C’est le lieu de se demander si un fantasme doit être ou non réalisé : si non, je risque frustration et névrose, mais si oui, que me restera-t-il à désirer ? Considérant que « l’illusion cesse là où commence la jouissance » , Rousseau exhibe finement la bonheur : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » Ainsi faut-il chérir le désir, et n’entrevoir de satisfaction que pour l’attiser. Mais le risque alors est que le bonheur ne soit qu’une promesse de bonheur, et que le désir soit conduit à se priver toujours pour rester désirant. Il y a donc une malédiction du désir, conduit à repousser toujours plus loin sa proie, comme la poursuite du bonheur éloigne toujours plus le bonheur.

c) L’homme comme être de désir(s).

Si l’important est que le désir demeure désir, alors peut-être faut-il aller jusqu’à voir dans cette notion de désir l’essence même de l’homme. Pour Spinoza (philosophe néerlandais, 1632-1677), l’appétit « n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation » . Voilà qui détache le désir de ses objets, comme si finalement tel et tel objet n’étaient que des étapes jalonnant la route du passionné. La Rochefoucauld (écrivain français, 1613-1680) a décrit ce continuum passionnel : « il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre » .
Il est donc de moins en moins évident que l’objet apparent du désir soit son objet réel. Ce ne serait pas le cas si c’était l’objet de mon désir qui éveillait mon désir, si l’objet du désir était le moteur du désir (dans ce cas, la séduction consiste pour moi à me faire désirer de l’autre en lui démontrant que je suis désirable). Mais on peut soupçonner ici au contraire que l’objet du désir n’en est pas le moteur, mais le prétexte. Spinoza l’affirme avec force : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ne le poursuivons et ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » . Lorsque je justifie mon désir auprès d’autres (en réponse à la question : mais que lui trouves-tu donc ?), j’invoque ce qui me fait désirer : mais ces causes que j’allègue ne sont jamais que des justifications après coup. Cela voudrait dire que le désir tient davantage à une disposition du sujet désirant qu’au mérite de l’objet désiré, que par exemple les qualités de l’être aimé ne sont pas données mais construites par l’amant. Ainsi Pascal (philosophe et mathématicien français, 1623-1662), se demandant ce que c’est d’être aimé, ne tarde pas à conclure que les qualités sont « périssables », non du fait du déclin du corps, mais du fait des intermittences du cœur de l’autre (elle disait que j’étais intelligent lorsqu’elle m’aimait, mais maintenant qu’elle ne m’aime plus elle dit que je suis bête). Ainsi, « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » .
C’est là le syllogisme (sophistique) du désir : je te désire, donc tu es désirable. Dans cette logique passionnelle, « c’est l’amour immotivé qui rend l’être aimé aimable, ce n’est pas l’aimable qui est le motif raisonnable et bienséant de l’amour » . Le désir reconstruit donc son objet, lui prêtant toutes ses qualités : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » . Mais les qualités qu’on prête ne viennent que de nous : « cette femme n’a fait que susciter, par des sortes d’appels magiques, mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblé » , constate le narrateur de La Recherche, surpris d’éprouver à présent pour une autre, après Albertine, un sentiment qu’il croyait « spécial à elle » . Ainsi le désir crée-t-il le désirable, en se polarisant arbitrairement sur un objet ; c’est cette polarisation même qui définit la notion de passion.

3. Passion et sagesse.

L’analyse combinée des notions de besoin et de désir aboutit logiquement à celle de passion : la passion en effet donne au désir le caractère du besoin : la nécessité.

a) L’idéal apathique.

Dans la passion, la logique du désir, déjà désignée comme objet de défiance par de nombreux courants moraux, est portée à l’absolu. Non seulement donc la passion est prise dans la surenchère du désir, mais sa polarisation vers son objet est de l’ordre du nécessaire et non plus du contingent, au point de dépasser le besoin lui-même : le passionné oublie le besoin au profit du désir, et peut mourir d’aimer. Il paraît donc encore plus difficile de lutter contre une passion que de réfréner un désir, mais dans le même temps encore plus souhaitable : quel équilibre, quel bonheur peut-on espérer d’une passion ? C’est tout l’enjeu de la notion de sagesse, telle qu’elle est mise en jeu dans la question qui est au centre du dernier tiers du Gorgias : quel genre de vie faut-il mener ? Calliclès défend l’idée du tout-passionnel : « si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer » . Cette position s’oppose à la position socratique : « au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre ; qui est contente de ce qu’elle a » . Le désir est au ban des accusés, lui qui dérègle la vie humaine en nous conduisant au toujours-plus. Se dessine ici une opposition qui structurera l’histoire de la morale classique, celle de la raison chargée, au nom de la sagesse, de la lutte contre les passions : « cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même » .
Comment dès lors s’attaquer à la passion ? D’abord par la critique du désir, accusé d’être un mode désinvolte de la volonté. C’est qu’en effet « le désir veut la fin sans les moyens qui la médiatisent, le résultat tout de suite et magiquement, sans la malédiction du travail, de la discussion et du devenir » . Implicitement, la passion désirante est ici jugée à l’aune de la volonté rationnelle, qui évalue des moyens en même temps qu’elle pose la fin. Voilà en quoi le désir n’est, en termes kantiens, qu’une modalité inférieure du vouloir, là où au contraire la raison « est une véritable faculté supérieure de désirer » . Voilà posée la grande alternative de la sagesse : quelle forme du vouloir est la plus sage ? Le désir et la passion, qui nous font prendre le risque de l’inquiétude, puisque jamais on ne saurait les satisfaire, ou la volonté rationnelle, qui nous gouvernera au risque de l’ennui ?
La position stoïcienne est typiquement celle qui la première a choisi la seconde alternative, et l’a thématisée. Puisque les choses extérieures ont sur nous, lorsque nous les désirons, l’effet d’une sujétion (dépendance, état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination), alors le seule liberté consiste à nous libérer du désir qui nous soumet, « car ce n’est pas par la satisfaction des désirs que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir » . Ainsi l’idéal stoïcien est-il apathique, son programme moral n’est rien d’autre que la libération vis-à-vis des affects de la lutte. C’est l’accent stoïcien qui resurgit chez Descartes : mieux vaut « changer ses désirs que l’ordre du monde » .

b) La transcendance du désir.

Il n’est pourtant pas dit que le désir soit irrémédiablement engoncé dans l’empirique, et qu’il ne puisse prétendre lui aussi à la transcendance (Pour la transcendance, outre notre monde, il existe une ou plusieurs entités « supérieures », dans le sens où elles peuvent nous voir et agir sur nous mais pas l'inverse.). Dans son analyse du Désir d’Eternité, Alquié (philosophe français, 1906-1985) critique certes la passion comme refus du temps, comme négation du devenir, mais n’est-ce pas là aussi en même temps le signe que la passion est ce par quoi une transcendance est possible ? Partant elle aussi de l’idée d’un désir d’immortalité, Diotime en déduit, dans le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348), l’escalade érotique par laquelle, par degrés, d’un beau corps à tous, « des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines jusqu’à cette connaissance qui constitue le terme » , l’Idée du Bien. Ainsi la passion peut-elle être comprise comme un moment d’un processus rationnel. Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) a célébré cette réconciliation : dans toute passion particulière, quelque chose contribue au concept de l’Esprit, selon un « désir inconscient » . La passion n’est ainsi rien d’autre qu’une ruse de la raison, qui choisit cette figure particulière pour mieux réaliser son universalité.

Pourtant, la logique du désir doit-elle être réduite au rationnel ? N’y a-t-il pas là une forme de prétention et de caricature de la raison, comme si un phénomène ne pouvait recevoir du sens que de sa réduction possible à la raison ? Hume (philosophe, historien et économiste anglais, 1711-1776) devait le soupçonner en protestant de ce que « si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner » . Raison et Passion sont donc strictement hétérogènes, si bien qu’il s’agit davantage d’essayer de comprendre nos affects que de les condamner. La sagesse doit-elle forcément se laisser enfermer dans une alternative du tout-passionnel ou du tout-rationnel ? Plutôt qu’une vaine maîtrise des passions, la sagesse ne consisterait-elle pas dans la compréhension des passions et dans leur équilibre ? Après tout, comme le disait Spinoza, la sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie : la sagesse peut être allègre et non austère, parce qu’elle mène à la joie.

Dossier préparatoire : "Peut-on avoir le droit de mentir ?"

Que faut-il faire ? Il faut mettre en évidence le problème essentiel posé par le sujet en cherchant :
 A quelle notion du programme le sujet renvoie ?
 La vérité.

 La définition des termes importants contenus dans le sujet.
 mentir : ne pas dire la vérité, dire ce que l’on sait être faux, acte intentionnel (on ne peut dire le faux que si l’on connaît le vrai)
 peut-on : a-t-on la possibilité de…, a-t-on le droit…
 vérité : ce qui est toujours de l’ordre du discours ou de la représentation

 La portée philosophique ( = la problématique).
 Comment concilier le principe absolu de la vérité à la diversité des situations et des motivations des personnes qui agissent souvent de manière hésitante ? Peut-on admettre des dérogations à la loi générale qui consiste à dire la vérité ?

 Il faut être attentif à ce que l’on attend de vous.
 Réfléchir à la possibilité qui existe d’articuler un principe universel de morale aux particularités des situations, mais aussi aux conséquences de la thèse que l’on soutient pour répondre à cette question. Chercher à savoir si l’on peut reconnaître un droit de mentir comme on accepte le droit à l’erreur.

 Il faut comprendre de manière précise le sujet.
 Peut-on admettre facilement des dérogations à la loi générale ? Peut-on articuler un principe universel de morale avec la particularité des situations ? Peut-on, à notre convenance, faire plier la réalité devant la force de nos principes ? Que devient LA vérité en tant qu’exigence morale ? Existe-t-il un droit de contrevérité ?

 Il faut être attentif aux différents sens que revêt la notion de « vérité ».
 Revoir les cours.

 Il faut se demander « à quoi veut-on me faire réfléchir » ?
 Réfléchir à ce que désignent le mensonge, le fait de mentir, mais aussi s’interroger sur les motifs qui incitent à mentir. Le souci du pragmatisme autorise-t-il le pouvoir à s’affranchir de tout principe moral ? Un mensonge n’ayant aucune intention de nuire est-il pour autant acceptable ? Les effets pervers du devoir de véracité sont-ils inévitables ? Doit-on suivre Kant jusqu’au bout de ses principes rigoristes ?



Questions préparatoires au sujet « Peut-on avoir le droit de mentir ? »

Sur une feuille, vous répondrez aux questions suivantes en développant chaque point. Vous préciserez les théories auxquelles vous faites référence, ainsi que les auteurs et les exemples qui pourraient être donnés.

1. Quel est le problème posé par ce sujet ?
2. A quoi veut-on vous faire réfléchir ?
3. Quels sont les différents domaines dans lesquels ce sujet pose problème ?
a.
b.
4. Quels sont les grands principes qui peuvent entrer en conflit dès lors que l’on tente d’apporter une réponse philosophique à ce sujet ?
a.
b.
5. Quelles sont les différentes réponses possibles à ce sujet ?
a.
b.
c.
6. Quelles sont les différentes solutions que l’on pourrait apporter au problème posé par le sujet, et quelles sont les conséquences ?
a.
b.
c.

Cours : la vérité

Repère conceptuel
Objectif / Subjectif

Ce couple concerne la valeur de nos idées, de nos représentations ou de notre connaissance. Est objectif ce qui est vrai, universel, indépendant du sujet connaissant. Les sciences prétendent à l’objectivité (le terme d’objectivité est pour les scientifiques synonyme de vérité). Est subjectif ce qui est relatif au sujet, particulier (exemple : le jugement « le son du violon est agréable » est subjectif).

Définition, problématisation.
La notion de vérité semble être d’emblée marquée par une tension entre son unicité et la diversité de ses visages. C’est qu’il existe manifestement, non seulement diverses sortes d’accès à la vérité (la raison, les sens, l’intuition…), mais aussi diverses sortes d’énoncés vrais. Une vérité de fait (« il pleut ») diffère d’une vérité conventionnelle, telle que peut l’être une vérité mathématique comme « 7 + 5 = 12 ». Dans chaque cas, la vérité peut être comprise comme conformité d’un énoncé à un réel donné dans le premier cas, conformité d’un énoncé à ses propres lois formelles et construites dans le second. La même alternative se retrouve lorsque l’on creuse la première hypothèse : même la perception, qui constate la vérité comme réalité, n’est peut-être pas que donnée, mais aussi pour partie construite.
Question : La vérité est-elle quelque chose de donné ou de construit ?

La notion de vérité est également marquée par son unicité. Autant l’expression « les croyances » ne choquerait personne, chacun admettant aisément la pluralité et la diversité des croyances, autant en revanche la notion de vérité s’accommode mal du pluriel et du relativisme : si chacun a sa vérité, il n’y a plus de vérité du tout. La notion de vérité ne paraît en effet avoir de sens que dans la mesure où elle est unique et universelle. Or ce sens se heurte à une double menace, à deux périls : celui des changements du réel et celui de l’arbitraire des conventions formelles. Si je dis « il pleut », ce ne sera pas toujours vrai, et si je dis « 5 + 7 = 12 », le résultat peut être différent en cas de changement de base arithmétique. Comment concilier l’idéal d’unicité stable de la vérité avec les changements de ce qui se donne pour vrai ?
Question : N’y a-t-il de vrai que ce qui est stable et fixe, ou bien y a-t-il aussi une vérité du mouvant et du changeant ?


1. Comment distinguer le vrai du faux ?
a) L’insuffisance du constat.


Pour garantir la distinction du vrai du faux, nous avons besoin d’un critère. Quels sont les critères de vérité possibles ?
En son sens le plus courant, la vérité s’offre à nous comme réalité. Le critère le plus simple qui s’offre à la recherche de cette vérité est d’ordre empirique : c’est le constat. La présence de ce terme dans le vocabulaire des assureurs ou des huissiers nous indique qu’il s’agit, dans le constat, d’établir des faits. Constater, c’est établir un fait par le témoignage de nos sens. Pour vérifier qu’il fait beau, je n’ai qu’à sortir la tête par la fenêtre et regarder le ciel. Mais même si en apparence le constat établit un fait, il n’est pas si facile de s’entendre sur un constat, comme le montre le problème du constat d’assurance. La bonne foi du témoin, ou la fiabilité des sens constituent des problèmes immédiats. L’opinion reprend volontiers à son compte la maxime de saint Thomas qui voulait voir pour croire. Mais on n’en a jamais fini de vérifier les données des sens (saint Thomas le premier a non seulement voulu voir pour croire, mais ensuite toucher pour croire ce qu’il voyait) : les sens doivent se garantir les uns des autres.

Mais il y a plus : beaucoup de vérités qui nous intéressent ne sont pas susceptibles d’être vérifiées empiriquement. Où en serait l’astronomie si on ne connaissait que ce qui est directement perceptible ? Et la psychologie ? Il est donc manifeste qu’en réduisant la gamme des vérités possibles à la gamme de ce qui peut être perçu, on limite d’avance la connaissance à ce qui nous entoure immédiatement, et que cette réduction est drastique. « Ainsi, le retour aux seules données sensibles, bornées, comme le remarque Hegel, à un « maintenant » et à un « ici », m’abandonnerait en un monde où l’être se réduirait au seul objet de la perception immédiate, où la vérité ne se distinguerait plus de ce que m’offrirait l’instant. » Le sensible ne se suffit pourtant pas à lui-même, et Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) montre justement que ce qui est ici et maintenant ne trouve sa vérité que dans l’universel, par un effort d’abstraction et de négation de l’immédiat. Ainsi, si j’écris maintenant, parce que c’est vrai en ce moment, et que ce maintenant est la nuit, je me heurte à un paradoxe : « revoyons maintenant à midi cette vérité écrite, nous devons dire alors qu’elle s’est éventée » . Même le singulier et l’immédiat ne peuvent donc trouver leur vérité que dans l’universel.

Lorsqu’Aristote (philosophe grec, 384-322) se demandait si l’on pouvait dire d’un homme qu’il est heureux, ou s’il ne fallait pas attendre qu’il soit mort pour pouvoir dire qu’il a été heureux, il exprimait cette idée très grecque selon laquelle la vision qui dit l’essentiel de la chose est une vision rétrospective. Tant que l’homme dont nous parlons reste en vie, il reste soumis aux aléas de la vie, à la contingence de l’existence, et la vérité du moment n’est pas celle du lendemain.

b) De la preuve à l’évidence.

Un autre critère s’impose donc pour remédier à cela. Faute d’avoir été témoin du fait, on peut l’inférer, c’est-à-dire établir qu’il est un effet nécessaire d’une cause (c’est la déduction), ou bien la cause nécessaire d’un effet (c’est l’induction). La croyance entretient avec ce critère de vérité un rapport plus distant, comme si nous avions parfois du mal à croire ce que l’on nous prouve. Le facteur qui explique cet écart semble résider dans la notion de valeur. La valeur de la vérité semble bien souvent inversement proportionnelle au nombre de preuves dont on dispose pour l’établir. Il va par exemple de soi qu’un mari rentrant tard et donnant à sa femme une liste de justificatifs sur ses activités du jour provoquera davantage de suspicion que d’adhésion, et qu’inversement les faits que de nombreuses preuves établissent nous intéressent d’autant moins, l’opinion les cataloguant alors comme des évidences, au sens commun du terme, c’est-à-dire au sens de ce qui va de soi et ne présente donc pas d’intérêt. Dans les deux cas, la preuve semble fonctionner à l’envers non seulement parce qu’elle ne donne pas envie de croire à ce qu’elle établit, mais surtout parce qu’elle donne envie de croire le contraire de ce qu’elle dit.

Si tout ce qui a besoin d’être prouvé ne vaut pas grand-chose comme le pensait Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900), c’est au contraire dans l’évidence que l’esprit retrouve ce qui aiguise sa curiosité, c’est-à-dire l’absence de preuves. Comment décrire cette tension qui ne peut compter sur la garantie ni des sens ni des preuves ? Le recours que fait Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) à la notion d’évidence ne laisse pas l’esprit de côté puisque l’évidence n’est au contraire accessible qu’à une enquête de la raison seule. Etymologiquement, l’évidence est vision, mais c’est une vision qui se fait par l’esprit : je vois l’évidence par les yeux de mon âme. En même temps qu’elle est indéniable, l’évidence est improbable, au sens propre du terme : elle n’aurait plus son caractère d’évidence si elle admettait des preuves. En ce sens, toute évidence est une énigme qui ne s’appuie que sur elle-même. L’énigme est que l’évidence ne laisse pas de prise à l’examen rationnel, comme dans la foi religieuse ou dans l’amour : les choses sont comme elles sont parce que « c’est comme ça », comme dit le langage courant. Mais pour en faire la beauté et la valeur, ce trait prête aussi au doute ou au sarcasme de celui qui y reste extérieur et qui ne baigne pas dans la lumière. Ainsi peut-on entreprendre de s’attaquer à la légitimité de l’évidence en imputant le degré d’attachement de la croyance, non plus au mérite de son objet, mais à une disposition du sujet.

Si l’évidence ne résultait que de l’entêtement à croire, elle serait marque de légèreté d’esprit. La certitude n’est plus le triomphe de la croyance mais au contraire son pire visage, celui d’une ennemie de la diversité et de la tolérance qui se présente alors comme un obstacle dans la recherche de la vérité. Nietzsche considère ainsi que « les convictions sont des ennemies de la vérité, plus dangereuses que les mensonges » . Ainsi, la certitude n’exprime pas nécessairement la force de la croyance, puisqu’elle peut aussi en exprimer la lâcheté.

c) La vraisemblance.

Le jugement quotidien se fonde sur un critère médian : la vraisemblance. Mais la vraisemblance peut-elle réellement prétendre au rang de critère de vérité ? Leibniz (philosophe et mathématicien allemand, 1646-1716) semble le penser, qui considère que « l’opinion, fondée dans le vraisemblable, mérite peut-être aussi le nom de connaissance » . Faute de pouvoir décider autrement de la question, la vraisemblance permet de « juger raisonnablement quel parti est le plus apparent » . Leibniz en appelle à l’autorité d’un homme comme garantie de vraisemblance, faisant valoir que la position d’un Copernic (chanoine, médecin et astronome polonais, 1473-1543) est toujours plus vraisemblable, même s’il est le seul de son avis, que celle de tout autre.
La solitude de Copernic vient en effet de ce que précisément ses contemporains n’ont pas trouvé sa position vraisemblable. C’est donc que cette notion s’entend en deux sens : est vraisemblable ce qui n’est pas invraisemblable, c’est-à-dire pas impossible, pas logiquement contradictoire. Mais en un second sens, ce qui est vraisemblable est ce qui s’accorde à l’habitude et aux expériences les plus communes.

La vraisemblance est donc suspecte de par la confusion qu’elle est capable d’induire, si bien qu’il s’agirait presque, si l’on range la vraisemblance du côté de l’habitude commune, de la considérer comme un contre-critère. C’est de cette façon que Niels Bohr (physicien danois, 1885-1962), le découvreur de l’atome, avait écarté une supposition d’un de ses étudiants, qu’il avait jugée intéressante mais pas assez invraisemblable. Or c’est justement parce que la position de Copernic n’était pas vraisemblable que la vraisemblance n’est pas le signe du vrai. S’il en est ainsi, c’est ce qui paraît le moins probable au plus grand nombre qui a le plus de chance d’être vrai ; un peu de modestie doit alors nous faire penser que nous ne serons pas toujours au rang des plus lucides, si bien que tout semble conduire à faire douter de soi. Même si, comme le dit Kant (philosophe allemand, 1724-1804), il n’est pas superflu que d’autres partagent nos idées, la vraisemblance ne peut fonctionner valablement ni comme critère ni comme contre-critère de vérité.


2. La vérité du point de vue scientifique.
a) Il n’y a de vérités que positives.


Dans l’Antiquité grecque, la philosophie avait comme objectif la connaissance de la totalité des choses et englobait toutes les sciences. Aujourd’hui, la philosophie s’est dissociée des sciences. Dans notre « civilisation scientifique », l’idée de vérité appelle aussitôt celle d’objectivité, de communicabilité, d’unité. Elle est aussi inséparable des idées de démonstration, de vérification, d’expérimentation. Le mot vérité a changé de valeur. Il n’évoque plus l’Etre – qui signifiait le tout de la nature, le Cosmos – il se définit pas l’objectivité. Les sciences physiques et les sciences biologiques nous donnent une vue plus précise et plus exacte du monde naturel que ne l’était la vision des Grecs. Mais en matière de religion, de métaphysique ou de morale, plus personne ne croit en une vérité incontestable. On ne parle plus de philosophie vraie, mais d’une grande philosophie. Les philosophie ne sont plus que des interprétations du réel. On affirme alors qu’il n’y a de vérités que positives, c’est-à-dire dans le domaine des mathématiques ou des sciences physiques. C’est oublier que la recherche de la vérité reste pour un philosophe une exigence même si celle-ci est inaccessible.

b) La vérité scientifique s’oppose à l’opinion.

Il n’en reste pas moins que la vérité se définit toujours en opposition avec l’opinion, avec ce que l’on croit savoir. Dans La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Bachelard (philosophe français, 1884-1962) s’applique à montrer comment « en revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel ». Cela signifie d’abord que la connaissance scientifique ne se fait pas ex nihilo. Elle se fait toujours « contre une connaissance antérieure », c’est-à-dire par la destruction « des connaissances mal faites ». L’esprit scientifique ne peut donc se former que par une rupture radicale avec les préjugés et plus généralement avec tout ce que l’on croyait savoir. En effet, on ne détruit pas les erreurs une à une facilement. L’erreur n’est pas une simple privation ou manque, elle est une forme de connaissance. L’esprit scientifique ne peut « se former qu’en se réformant », c’est-à-dire qu’en détruisant l’esprit non-scientifique.
D’emblée, l’esprit scientifique est contraire à l’opinion, c’est-à-dire à la connaissance commune. Fondée sur notre perception immédiate des choses ou sur le oui-dire , liée à notre tendance à ne retenir des choses que ce qui est utile à la vie, l’opinion est incertaine. Elle ne peut donc qu’entraver la recherche de la vérité et le scientifique ne doit pas se contenter de la rectifier sur des points particuliers, il doit la détruire. Or, ce qui caractérise avant tout l’esprit scientifique, c’est le sens du problème. Même une connaissance acquise par un effort scientifique n’est pas définitive et doit être questionnée. Des manières de poser les questions, des habitudes intellectuelles qui ont été utiles et saines à une époque, à un moment de l’évolution de l’esprit scientifique, peuvent à la longue, entraver la recherche. L’acquis ou ce qu’on croit acquis peut être un facteur d’inertie pour l’esprit.

En effet, les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système de savoir. Il suffit pour s’en convaincre de ne citer qu’un exemple : le passage de la théorie mécanique de Newton (philosophe, mathématicien, physicien et astronome anglais, 1643-1727) à la théorie de la relativité d’Einstein (physicien allemand, apatride puis suisse-américain, 1879-1955) qui remet tout en cause et qui suscite des questions qu’on ne pouvait même pas imaginer auparavant. La théorie de Newton était un système bien homogène qui avait permis d’unifier les lois planétaires de Képler (astronome allemand, 1571-1630) et la loi de la chute des corps de Galilée (physicien et astronome italien, 1564-1642) en expliquant le trajet elliptique des planètes autour du soleil comme une chute indéfiniment retardée. Cette théorie rendait compte de phénomènes divers comme la variation de la pesanteur selon la latitude ou encore le mouvement des marées. Or c’est précisément ce pouvoir d’unification et d’explication qui peut séduire le savant et arrêter son questionnement. L’esprit scientifique exige donc le doute, l’anxiété, le refus de toute certitude.
En astronomie, les lois de Kepler décrivent les propriétés principales du mouvement des planètes autour du Soleil, sans les expliquer. Elles ont été découvertes par Johannes Kepler à partir des observations et mesures de la position des planètes faites par Tycho Brahé (astronome danois, 1546-1601), mesures qui étaient très précises pour l'époque. Copernic avait soutenu en 1543 que les planètes tournaient autour du Soleil, mais il les laissaient sur les trajectoires circulaires du vieux système de Ptolémée (astronome et astrologue grec, 90-168) hérité de l'antiquité grecque. Les deux premières lois de Kepler furent publiées en 1609 et la troisième en 1618. Les orbites elliptiques, telles qu'énoncées dans ses deux premières lois, permettent d'expliquer la complexité du mouvement apparent des planètes dans le ciel sans recourir aux épicycliques du modèle ptoléméen. Peu après, Isaac Newton découvrit en 1687 la loi de l'attraction gravitationnelle (ou gravitation), induisant celle-ci grâce au calcul des trois lois de Kepler.

c) La vérité scientifique n’est pas absolue.

La science est une élaboration humaine, une activité de l’intelligence humaine. Les mathématiques, convention humaine, deviennent le langage des sciences et le mode d’être de toute vérité scientifique. Il suffit de prendre en compte l’histoire des sciences pour comprendre que la vérité scientifique n’est pas absolue. Comme le souligne Bertrand Russel dans Science et religion, les vieilles théories scientifiques restent utilisables quand il s’agit d’approximation grossières, mais ne suffisent plus quand une observation minutieuse devient possible.

La connaissance cesse donc d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. Pas plus qu’il n’y a de philosophie vraie – il n’existe pas aujourd’hui de conception du monde qui puisse s’imposer – il n’y a de science qui puisse atteindre une objectivité forte. Par définition, il n’y a plus de savoir global possible et les sciences sont inachevées. Mais la recherche de la vérité reste un idéal aussi bien pour le savant que pour le philosophe. De même que le scientifique cherche tout ce qui pourrait contredire sa théorie, le philosophe contemporain recherche des opposants. Il faut penser contre soi-même, se combattre soi-même pour aller quelque part vers la vérité.

3. Le vrai vaut-il mieux que le faux ?
a) L’illusion ou la préférence du faux.


L’habitude est par exemple de nature à nous faire prendre nos croyances pour autant de vérités. Leibniz remarque en ce sens qu’il arrive souvent que les hommes finissent par croire ce qu’ils voudraient être la vérité, ayant accoutumé leur esprit à considérer avec le plus d’attention les choses qu’ils aiment. Dans un tel propos, l’habitude recouvre en réalité le désir. Le rôle moteur du désir dans la croyance affleure ici au désavantage de celle-ci : si en effet le désir détermine la croyance, alors le risque existe d’une réduction de la croyance au désir, et donc à l’illusion.
L’illusion se démarque nettement de l’erreur : entre deux énoncés faux tels que : 4 + 4 = 9, et « je suis immortel », c’est le second qui relève caractéristiquement de l’illusion, parce que le faux ne peut être imputable à l’illusion qu’à partir du moment où il est gratifiant. C’est ainsi que Spinoza (philosophe hollandais, 1632-1677) mettait en cause le caractère illusoire de l’idée de libre arbitre, dans la mesure où elle nous permet de nous considérer comme auteur de nos actes et donc de nous attribuer à nous-mêmes le mérite de nos actions et de revendiquer pour nous nos résultats. S’il est plus difficile de se défaire d’une illusion que de corriger son erreur, c’est que le contenu de l’illusion n’est jamais neutre pour nous. Nous tenons à nos illusions et en avons besoin.
C’est aussi à partir de cela qu’on peut comprendre que l’illusion soit notre propre production. Le langage courant n’en dit pas moins puisque nous disons de quelqu’un qu’il se fait des illusions, comme si la production d’une illusion était une affaire qui se jouait essentiellement entre moi et moi. Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) définit donc l’illusion comme produit du désir : « nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement du souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l’illusion elle-même renonce à être accréditée » . Toute croyance n’est pas illusion, mais aucune croyance n’est exempte de ce risque, puisque toutes reposent sur l’intensité d’une adhésion. C’est au-delà d’un certain degré que cette intensité produit l’illusion. Mais cela démontre qu’à la vérité qui dérange, nous pouvons préférer l’illusion qui réconforte.

b) Dire la vérité, devoir ou ruse ?

Même quand l’illusion est préférable, la vérité demeure un devoir : il faut dire la vérité. Telle est par exemple, par opposition avec l’idée qu’on ne doit la vérité qu’à ceux qui la méritent, la thèse de Kant (philosophe allemand, 1724-1804). Selon lui, le devoir de véracité est absolu et inconditionnel. Tout mensonge (comme le secret d’Etat, contracté au nom de la pérennité de l’Etat réputée menacée par la révélation d’une telle vérité) repose en effet sur un calcul : on ment lorsqu’on en attend à court terme un bénéfice supérieur à celui de la véracité. Or ce calcul est toujours aléatoire : quand le mensonge est utile, il ne l’est que d’une façon qui est donc plus accidentelle que systématique, et qui reste imprévisible. Même utile, le mensonge est toujours injuste parce que toujours manipulateur : en faisant de l’autre un moyen, je romps l’universalité du contrat commun qui nous lie. Donc, aucune bonne intention ne saurait justifier le mensonge, et le devoir de vérité s’impose.
Encore y a-t-il moyen de dire la vérité autrement que pour remplir son devoir : il peut aussi s’agir de l’instrumentaliser, de s’en servir d’alibi (comme le fait le caractériel agressif), ou bien de la dire comme on ment, ou plutôt pour mentir, c’est-à-dire en la faisant passer pour incroyable. Freud raconte à cet égard l’histoire du voyageur qui, rencontrant dans un train un ami qui lui dit aller à Cracovie, lui répond : « Vois quel menteur tu fais ! Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas à Cracovie. Alors pourquoi mentir ? » Il s’agit là, quand une telle intention existe effectivement dans l’esprit de celui qui parle, de la forme la plus fine du mensonge, qui fait apparaître la vérité elle-même comme fausse parce qu’impossible à croire. C’est ce Koyré (philosophe français, 1882-1964) appelle « la vieille technique machiavélique du mensonge au deuxième degré », qui a ceci de spécialement pervers pour la victime que « la vérité elle-même devient un pur et simple instrument de déception » . Bien entendu, cette technique doit son efficacité au fait que l’on est conduit à confondre mensonge au premier degré et mensonge au second degré.

c) L’humanité du mensonge.

Le mensonge n’est pas toujours aussi cynique. Pourquoi peut-on dire que toute vérité n’est pas bonne à dire ? C’est d’abord parce que nous serions bien capables de la croire. Ainsi, s’agirait-il de profiter que nous ayons assez d’autorité pour être cru pour mentir quand il est plus juste et plus humain de mentir. Le mensonge ainsi conçu perd sa charge d’immoralité, au point qu’on juge en général beaucoup moins sévèrement le mensonge des parents qui parlent à leurs enfants du Père Noël que la cruauté de l’enfant qui révèle un jour le pot aux roses. Si dire la vérité est être moral, alors ce mensonge-là n’en est plus un : « mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité » .
Encore faut-il pour cela que les policiers allemands nous croient, qu’ils ne devinent pas que notre non dissimule un oui, encore faut-il avoir autorité sur celui à qui l’on ment. C’est ce dont doute Kant, dont on s’est beaucoup moqué d’avoir tenu que le mensonge est inacceptable, même dans le cas extrême où un agresseur vient nous demander, pour les tuer, si les nôtres sont dans la maison. En fait, le réponse de l’opinion commune, qui justifierait dans ce cas le mensonge pour le bien des nôtres, repose sur la crédulité douteuse de l’assassin, qui ne s’est sans doute pas donné tout ce mal pour repartir sagement si nous lui assurons qu’il n’y a personne à tuer. Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) n’en était pas dupe, lorsqu’il dénonce, à la racine même de cette première inégalité qu’est la propriété, un mensonge qui a trouvé preneur : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » . Ce n’est pas finalement sans raison que le sens commun veut nous garder de croire tout ce qu’on nous raconte.

Cours : le bonheur

Définition, problématisation.
Le bonheur se présente plutôt comme une fin. Le bonheur est même la fin universelle : le bonheur est ce que tout le monde veut (« tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but » ). Sans être jamais le moyen d’une autre fin, il est l’enjeu apparent ou caché de toutes les autres fins. Mais cette fin universelle est-elle accessible ? Puisqu’il semble souvent que non, que la vraie vie est ailleurs, il faut savoir ce qui est en cause : si c’est le bonheur qui est difficile d’accès (aucun de nos efforts ne suffisant à s’en approcher), alors nous devons redoubler d’efforts pour construire notre bonheur. Mais c’est peut-être l’homme qui est inaccessible au bonheur : là où nous cherchons à construire le bonheur, il suffirait au contraire de s’y montrer accessible, toute circonstance de la vie donnant une chance de bonheur à qui saura le vivre.
Question : Le bonheur est-il quelque chose de donné ou de construit ?

Il semble bien difficile de donner au bonheur un contenu identifiable : cela tient d’abord à ce qu’il semble que pour chacun de nous, le bonheur appelle des représentations différentes, comme si chacun avait le sien et que les bonheurs ne communiquaient pas : le bonheur est menacé par le relativisme. Mais cela tient aussi à ce que nous ne sommes pas nécessairement capables de reconnaître notre bonheur autrement qu’après coup : je peux parfois dire que j’ignorais mon bonheur. Comment le reconnaître et l’identifier ? Le bonheur n’est-il qu’une idée fugace ou bien y a-t-il des signes, des critères du bonheur ?
Question : Sommes-nous parfois heureux, ou n’avons-nous jamais à faire qu’à l’idée du bonheur ?

Le bonheur est parfois frivole : devrions-nous avoir honte d’être heureux ? Le souci du devoir fonctionne-t-il comme obstacle à le recherche du bonheur ? Ce qui nous procure du bonheur est-il inversement proportionnel à ce qui est vertueux ? Du point de vue du devoir, le souci du bonheur peut paraître frivole, ce qui laisse supposer que le devoir entraîne nécessairement une dose de déplaisir alors que le bonheur se caractériserait par le plaisir. Mais c’est oublier que le devoir peut être source de satisfaction, et que les divers déplacements de sens des deux termes permettent de penser leur articulation en bien des sens. L’accomplissement du devoir suppose-t-il la mise à l’écart de la question du bonheur, ou au contraire la recherche du bonheur est-elle le premier devoir et donc la condition de l’accomplissement des autres ?
Question : Pour le devoir, le bonheur est-il un obstacle ou une chance ?


1. Bonheur et malheur.
L’opinion commune nous dirait ici qu’il faut présenter cette articulation comme une disjonction : nous sommes heureux ou malheureux. L’existence serait donc destinée à être dominée par l’un ou l’autre de ces termes. Lequel est la règle, lequel l’exception ?


a) Le bonheur comme exception.
Une première définition possible du bonheur serait ici une définition négative, et définirait le bonheur par l’absence de son contraire. Ici, on appelle bonheur les trêves et les rémissions de nos malheurs ; le malheur est le fil directeur de l’existence, mais ça et là le ciel se dégage et nous sommes fugacement heureux. Ainsi Montaigne (penseur et homme politique français, 1533-1592) dit-il que « notre bien-être, ce n’est que la privation d’être mal » . Ce qui fait le malheur continu de l’homme dans la vision qu’en a Pascal (mathématicien, physicien, théologien et philosophe français, 1623-1662), c’est l’ennui : non seulement les soucis dont toute l’existence est traversée, mais l’ennui existentiel qui est le propre de la condition humaine : « l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion » . Cet ennui ne peut être interrompu que par l’action qu’il entreprend pour s’en détourner, s’en divertir : il faut se détourner de l’ennui par l’action, s’en remettre à « la plongée dans le tourbillon des affaires en vue de l’affairement même » .

Tel est le sens de ce que l’on nomme le divertissement pascalien, qui fait du bonheur une exception au malheur. Le malheur est la règle, le bonheur un répit bref et incertain, tant nous ne pouvons nous réfugier de l’ennui que dans le divertissement au sens pascalien, c’est-à-dire fuir l’absurdité de la vie par l’affairement et le tourment. Le devoir, non au sens strictement moral, mais au sens étendu des obligations, devient alors une figure à la fois de ce malheur et de ce divertissement : comme souci et comme affairement, le devoir hypothèque notre bonheur. Nos pensées sont affairées, nous avons toujours plus urgent à faire que de savourer notre bonheur et autre chose à penser. Nous construisons des obligations et des soucis qui nous éloignent du bonheur donné. Blasés par les occupations, nous ne savons plus nous étonner.

Cette thèse repose sur l’idée pessimiste, ou en tout cas l’esprit de sérieux selon lesquels sa nature prédispose davantage l’homme au malheur qu’au bonheur : « ou l’on pense aux misères que l’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin » . Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) affiche une position analogue lorsqu’il montre que le premier horizon humain est celui de la souffrance, qui relègue celui du bonheur au second plan : « on s’estime déjà heureux de s’être sauvé du malheur, d’avoir échappé à la souffrance […] De façon tout à fait générale, la tâche de l’évitement de la souffrance repousse à l’arrière-plan celle du gain du plaisir. » Le bonheur ne se présente donc pas comme une réalité positive : il n’est que le nom que nous donnons à l’interruption de son contraire, le malheur, qui, lui, existe positivement comme horizon inévitable de l’existence humaine.

b) Bonheur et conscience.
On peut imputer cet état de choses à l’existence de la conscience : ce serait la conscience elle-même qui ferait notre malheur, comme conscience de la mort. Merleau-Ponty (philosophe français, 1908-1961) disait ainsi que « toute conscience est donc malheureuse, puisqu’elle se sait vie seconde, et regrette l’innocence d’où elle se sent issue » . La distinction de Merleau-Ponty est entre exister et vivre : exister est bien moins que vivre, puisqu’il nous faut toujours nous mettre en quête d’un sens qui reste absent : comme le bonheur, la « vraie vie » est toujours ailleurs, plus loin et plus tard. Le bonheur serait réservé à celui qui est à l’extrême limite de la conscience, comme le nouveau-né, qui ne se rend pas encore compte de ce qui l’attend : le bonheur est insouciance mais la conscience est souci. Au lieu d’être là où je suis et quand je suis, je suis toujours au-delà : je ne suis jamais à ce que je fais, jamais à mon bonheur.

Ce qui fait de l’expression « conscience malheureuse » une sorte de pléonasme nous est expliqué par Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) dans la construction de l’identité. C’est comme non-coïncidence à soi que la conscience est fondamentalement malheureuse : « La conscience malheureuse est la conscience de soi, comme essence doublée et encore seulement empêtrée dans la contradiction. » C’est en tant qu’elle est scindée que la conscience est malheureuse, comme « essence doublée » qui cherche à refaire son unité. Tout se passe donc comme si la conscience interdisait structurellement le bonheur, en tout cas à l’homme ; mais d’un autre côté, n’y a-t-il pas de bonheur qu’humain ?

c) Bonheur et conscience du bonheur.
Devant les inconvénients de la conscience, on peut toujours rechercher un moyen pour la fuir : les paradis artificiels détournent, abolissent ou désinhibent la conscience en vue du bonheur. Le plaisir pur veut abolir la conscience, mais la conscience n’aura de l’orgie que de mauvais souvenirs : « on hésite entre un plaisir qui est pur à la seule condition de rester inconscient et une conscience du plaisir qui a presque nécessairement un goût très amer » . Mais devra-t-on appeler bonheur un moment dont je ne me suis pas aperçu ? Pourra-t-on dire d’un bonheur dont je n’ai pas eu conscience que c’était un bonheur ? Faut-il alors conclure que le bonheur n’est qu’une illusion rétrospective, comme lorsque l’on dit après coup : j’ignorais mon bonheur ? Mais alors nous nous heurtons à un autre obstacle : un bonheur dont nous ne nous apercevons pas n’en est pas vraiment un, sinon il faudrait envier le bonheur des objets, qui ne se rendent compte de rien. Il n’y aurait donc pas plus de bonheur sans conscience que de conscience heureuse : l’aporie du bonheur consiste donc en ceci que la conscience est la condition du bonheur (pour être heureux il faut que je le sache) et qu’en même temps elle l’interdit (il n’y a pas de conscience heureuse).

Canguilhem (philosophe et épistémologue français, 1904-1995) dresse ainsi une analogie entre le bien moral et la santé, pour leur trouver ceci de commun que « nul n’est sain se sachant tel » . Il en serait de même pour le bonheur : « on n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on se l’imagine » , on exagère toujours nos malheurs comme nos bonheurs. La mesure de mon bonheur m’échappe dans le présent : Jankélévitch (philosophe et musicologue français, 1903-1985) nous montre ainsi que « le bonheur […] n’a pas de présent, mais seulement un passé et un futur » . Ce n’est que quand je perds mon bonheur que je sais a posteriori que j’aurais dû m’en estimer heureux : ce serait le signe que justement le bonheur ne se signale pas comme tel, que rien ne manifeste sa présence de façon perceptible : le bonheur n’est donc ni un objet de la perception, ni un objet de la raison, mais de l’imagination. Comme tel, il paraît devoir échapper à tout stratégie visant à l’obtenir, puisqu’au fond, on ne sait pas, autrement qu’en rêve, ce que c’est que le bonheur : « il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action » .

2. La conquête du bonheur.
Quelle stratégie est de nature à nous rapprocher du bonheur : faut-il se mettre en quête du bonheur ou le laisser venir ?

a) Le bonheur comme promesse.
Le bonheur a quelque chose à voir avec la question du désir. Comment le désir sera-t-il heureux ? Un double péril le menace : mourir en tant que désir, c’est-à-dire être satisfait ; et en même temps, mourir de désir, c’est-à-dire n’avoir jamais été satisfait. Toute stratégie savante du désir se méfie de la jouissance, et, Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) montre par exemple qu’on et paradoxalement heureux qu’avant de l’être. Ainsi le désir n’entrevoit-il le bonheur que dans l’imminence de sa satisfaction, quand il échappe au malheur de la frustration sans avoir encore perdu ses rêves. Ce n’est pas par hasard que tous les couples considèrent le début de leur amour comme leur moment magique, comme l’élan que tout ce qui suit cherchera à entretenir : le bonheur n’existe alors que comme promesse de lui-même, de même que Stendhal (écrivain français, 1783-1842) définit l’amour comme une promesse de bonheur plutôt que comme bonheur. C’est l’instant de bonheur, qui le fait surgir comme interruption du temps, comme éternité d’un moment.

Kant (philosophe allemand, 1724-1804) a donné une figure de ce bonheur du juste-avant : c’est l’enthousiasme, comme capacité de déceler des signes du règne des fins, dans la philosophie de l’histoire ; ou comme mode de présentation de l’idée, dans celle du jugement de goût. »L’Idée du bien accompagnée d’émotion se nomme enthousiasme. Cet état d’âme semble à ce point sublime que l’on prétend communément que sans lui on ne peut rien faire de grand. » L’enthousiasme décèle là où il n’y a rien encore à voir, voit le bonheur de la fin et de la satisfaction avant que nous ne le gâchions en le vivant. Il est alors prudent de s’en tenir à ce juste-avant, comme dans les contes de fées, qui ne s’intéressent qu’au règlement des obstacles qui empêchent le prince et la princesse de se retrouver, la suite étant renvoyée, par une ellipse temporelle, à l’après-récit : ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

b) La chasse et la prise.
Même si on le suppose acquis, le bonheur est rare et fragile : il a toujours à craindre l’arrivée inopinée et toujours possible du malheur, au point qu’on peut se demander, comme Epicure (philosophe grec, 342-270) ou Aristote (philosophe grec, 384-322), si l’on ne peut dire d’un homme qu’il a été heureux qu’une fois qu’il est mort, tant la vie qui me reste peut encore me réserver quelque catastrophe. Même la recherche active du bonheur semble rendre le bonheur indéfini, le repoussant plus loin à mesure qu’elle le cherche. C’est la critique que fait Scheler (philosophe allemand, 1874-1928) de la stratégie hédoniste, celle dont le comportement peu se définir par « la fuite devant la souffrance, la tentative pour atteindre, par la force de la volonté, un surcroît de plaisir » .

C’est que ce calcul est toujours déçu, parce que la recherche du bonheur a le pouvoir paradoxal de la faire fuir : « il t a des choses qui, précisément, ne s’obtiennent pas quand elles sont devenues le but conscient de l’activité ; et des choses qui arrivent d’autant plus sûrement qu’on avait voulu les éviter. Il en est ainsi du bonheur et de la souffrance. Le bonheur fuit le chasseur dans des régions de plus e plus lointaines ; et la souffrance se rapproche d’autant plus du fuyard qu’il la fuit avec plus de crainte. » Il en va du bonheur comme des objets que nous cherchons, ou des mots que nous avons sur le bout de la langue : il semble que nous soyons destinés à ne les trouver que précisément lorsque nous renonçons à les chercher. Le bonheur trouve ici sa figuration la plus fine dans le mythe d’Orphée, qui ne peut regarder Eurydice sans la condamner, et qui doit donc y renoncer pour ne pas la perdre. Jankélévitch y revient avec Scheler puis Proust (écrivain français, 1871-1922) : « si la souffrance poursuit le fuyard, dit Max Scheler, le bonheur fuit le chasseur ; Proust lui aussi parle de « l’impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de la chercher ». Disons à notre tour : la conscience l’éloigne en prétendant le retenir, ou le manque en voulant le forcer » .

c) Le bonheur comme étonnement.
La chasse vaut donc peut-être mieux que la prise, mais elle sera malheureuse de prendre et de ne pas avoir pris : c’est peut-être que la chasse elle-même se méprend sur la nature même du bonheur. Un plaisir programmé n’est plus un plaisir : le bonheur est peut-être alors de l’ordre du donné, et non de ce qu’il faut construire. Admettons que le bonheur soit dans l’amour : l’amour se trouve mais ne se cherche pas, la rencontre ne signifie rien si elle est organisée. Comme la rencontre, le bonheur est d’une absolue contingence, rien ne le détermine ni ne le prévoit. Le bonheur nous étonne et nous prend par surprise, et il suppose donc, pour être et pour être vécu, la capacité à être étonné, la disponibilité pour notre propre étonnement. Or la façon dont nous vivons, toute faite de gestion d’un temps balisé d’avance par les projets, les ambitions et les habitudes, semble s’y opposer : nous ne sommes pas faits pour le bonheur parce que nous ne savons pas le mériter. Nous avons rarement du temps pour le bonheur, parce que le temps planifié est celui où l’étonnement n’a plus de place.
Nous courons et capitalisons, et l’acquisition forcenée nous empêche de découvrir : « Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoins » . Notre être social est tourné vers l’avoir, car « nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous » . Mais il y a maintes façons d’être au monde, et l’étonnement qualifie l’être, ce que nous sommes, et non l’avoir, tant les objets de nos désirs finiront par nous lasser. L’étonnement, c’est excès de l’être sur l’avoir : voilà pourquoi l’époque est à la redécouverte de petits bonheurs, des premières gorgées de bières ou d’autres euphories miniatures : il n’est point besoin des grandes ou des très grandes choses pour être heureux.

3. Bonheur et devoir.
a) Le bonheur comme horizon nécessaire du devoir.

Si le bonheur est une fin universelle, ne sommes-nous moraux qu’en vue du bonheur ? La recherche de la bonne conscience, par exemple, ne figure-t-elle pas cet état d’une conscience heureuse (soulagée) et morale ? L’impératif de santé permet peut-être d’articuler les notions de devoir et de bonheur, se trouvant du côté du bien-être et du bonheur comme dans la santé physique, et du côté du devoir, comme dans la santé morale. Ainsi peut-on se demander si au fond devoir et bonheur, loin d’être seulement articulables, ne seraient pas les noms de deux métaphores de la même chose.
A cet égard, il faut prendre en compte la position des sagesses antiques, et de la valeurs que stoïciens (On peut résumer cette doctrine à l'idée qu'il faut vivre en accord avec la nature et la raison pour atteindre la sagesse et le bonheur.) et épicuriens (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axée sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère dont le but ultime est l'atteinte de l'ataraxie. C'est une doctrine matérialiste et atomiste. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffrance il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.) ont mise au premier plan de leur exigence : l’ataraxie, l’absence de troubles. L’ataraxie est-elle la fin du devoir ou la fin du bonheur ? La morale stoïcienne met le bien et la vertu au premier rang, les distinguant du bonheur en vue duquel les actes vertueux sont pratiqués : l’ataraxie est la fin, le bonheur est ce qui l’accompagne. Dans la morale épicurienne, au contraire, c’est le plaisir qui est recherché, l’ataraxie venant se subordonner à cette fin. Ainsi le bonheur accompagne le primat du devoir (chez Epictète) et le devoir accompagne le primat du bonheur (chez Epicure).
La façon dont la théorie kantienne de la morale fonde le devoir n’admet que des motifs du devoir rationnels. Cette théorie se définit donc comme autonomie : la raison commande directement à la volonté, comme faculté supérieure de désirer. Le sentiment de plaisir et de peine, qui se préoccupe du bonheur, relève de la faculté intérieure de désirer. Or la morale ne peut se fonder sur des principes empiriques, mais seulement sur des principes rationnels. Il s’agit donc de procéder à une distinction entre devoir et bonheur, distinction fondée sur le fait que la doctrine du bonheur « est toute entière fondée sur des principes empiriques qui ne forment même pas la plus petite partie » de la doctrine du devoir. Ecarter la recherche est donc un préalable absolu à toute définition du devoir, et en cela au moins, dans cette étape initiale, le bonheur doit être mis de côté, ce qui ne signifie pas que la raison pratique ne s’en préoccupera plus : « cette distinction du principe du bonheur et du principe de la moralité n’est pas pour cela une opposition, et la raison pure pratique ne veut pas qu’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu’aussitôt qu’il s’agit de devoir, on ne le prenne pas du tout en considération » . C’est finalement l’attitude vis-à-vis d’une fin qui distingue le plus nettement ces deux impératifs. L’impératif moral n’est le moyen d’aucune fin, il se porte inconditionnellement sur ce qui est moral, c’est-à-dire universalisable. L’impératif du bonheur vise une fin alors que l’impératif du devoir ne se laisse pas détourner par la considération d’une fin.

b) Le devoir responsable du bonheur.
Faut-il que le bonheur, chassé de l’impératif moral au moment de sa formulation et de son application, doive nécessairement venir l’accompagner ? Kant examine, pour le réfuter, cette articulation analytique (pour Kant, le jugement analytique ne fait qu’expliciter ce que contient un concept) des concepts de devoir et de bonheur, pour réfuter les épicuriens et les stoïciens. La formulation épicurienne de cette articulation est pour Kant la suivante : le devoir est subordonné au bonheur, c’est le bonheur qui est la cause de la moralité, et la moralité n’est qu’un effet, comme si « celui qui cherche son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant ainsi » . La formulation stoïcienne serait alors la suivante : le bonheur ne fait qu’accompagner le devoir tout en lui restant subordonné, le devoir est la cause et le bonheur n’est qu’un effet, « comme si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto par la conscience d’une telle conduite » .
La première affirmation doit être pour Kant écartée, le désir du bonheur ne peut constituer le mobile de la morale, faute de quoi nous serions placés en situation d’hétéronomie (L’hétéronomie, contraire de l’autonomie, se conçoit mieux en regard des concepts typiquement marxiens de valeur d'usage et de valeur d'échange. Aux comportements sociaux d’autonomie et d’hétéronomie correspondent les caractères psychologiques d’introversion et d’extraversion d’origine psychanalytique de Jung.). La seconde n’est pas absolument fausse, mais elle reste indéterminable : la maxime de la vertu n’est pas toujours la seule cause efficiente du bonheur, aucun enchaînement de ce type n’existant nécessairement dans le monde. Le facteur déterminant qui empêche de tenir compte du bonheur dans la définition du devoir paraît donc être son caractère indéterminable : « par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut » . Le bonheur ne peut être l’effet prévisible d’aucune attitude s’il n’est pas déterminable en lui-même.
Si la liaison ne peut être analytique, elle sera, pour Kant, synthétique (pour Kant, le jugement synthétique dit quelque chose sur le monde). Incompatible avec la formulation du devoir du fait de son caractère empirique, impossible à assigner comme effet nécessaire du devoir du fait de son caractère indéterminable, le bonheur ne peut être qu’espéré. Mais en même temps, la prise en compte du désir du bonheur, même si elle ne peut en garantir la satisfaction, est néanmoins une des responsabilités de la raison. Kant présente cette charge de la raison comme un tribut qu’il faut consentir à notre animalité : « l’homme est un être de besoins, en étant qu’il appartient au monde sensible et, sous ce rapport, sa raison a certainement une charge qu’elle ne peut décliner en vue du bonheur de cette vie » . Notre condition rend inévitable une synthèse des deux concepts qui, du strict point de vue analytique, ne peut pour Kant être accordés.


c) Un devoir de bonheur ?
Cette responsabilité de la raison peut-elle être elle-même qualifiée de devoir ? La prise en compte nécessaire du bonheur, même sur le compte de la condition, peut-elle finalement faire figure de partie intégrante du devoir ? Cela reviendrait à parler d’un devoir que nous aurions vis-à-vis de notre propre bonheur, ce que même Kant ne nie pas tout à fait : « assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé par de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d’enfreindre les devoirs » . Voilà le bonheur qui accède au rang de devoir, non pas immédiatement, mais de façon médiate (qui suppose un processus ayant impliqué un intermédiaire). La Critique de la Raison pratique relève elle aussi cet argument selon lequel il ne faudrait pas que le malheur ne déchaîne l’immoralité, tout en ajoutant une idée différente : « ce peut être même à certains égards, un devoir de prendre soin de son bonheur : d’une part parce que le bonheur (auxquels se rapportent l’habileté, la santé et la richesse) fournit des moyens de remplir son devoir » .
Si le bonheur peut bien contribuer à alimenter la morale, c’est aussi qu’il vaut mieux, à choisir, que ce soit le bonheur qui nous rende moraux plutôt que le malheur. Il s’agit en effet de veiller à ce que le malheur ne devienne pas le mobile inavoué de la moralité : la moralité ne peut être réductible à l’aigreur, ce qui impose de ménager au bonheur une place dans la morale. Faute de cela, toute théorie de la morale et du devoir prêterait le flanc aux démystifications cyniques, promptes à n’y voir qu’un déguisement de la convoitise ou de la jalousie.