mardi 11 novembre 2008

Cours : la justice et le droit

Repères conceptuels

o Droit positif / droit naturel
Le droit positif, c’est l’ensemble des prescriptions légales restreignant la souveraineté de l’individu, lui prescrivant certains devoirs, délimitant la sphère de son activité. C’est donc l’ordre social, l’ordre juridique, la contrainte légale. L’objectif avoué de ce droit est de permettre une vie aussi pacifique que possible entre des hommes enclins aux passions, à l’égoïsme. Le droit naturel vient du fait que l’homme est, par nature, un être doué de raison. D’où cette affirmation que le droit naturel est une règle suggérée par la raison, selon laquelle nous jugeons qu’une action est morale ou injuste d’après sa conformité à la nature raisonnable de l’homme. C’est sur ce droit naturel unique que devrait idéalement reposer le droit positif, les divers codes de loi. Dans la philosophie du droit du XVIIe et du XVIIIe siècles, le droit naturel est immuable. Il devient un ensemble de normes ou de règles universelles, éternelles, intemporelles. D’où, en particulier, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789.

o Identité / égalité
Du latin identitas, identité signifie le même. Unité donc d’un être ou d’une chose. Une chose est identique à elle-même. Avoir le sentiment de son identité, c’est se sentir un, semblable à soi-même dans le temps. Tous les êtres humains se présentent de façon identique devant la loi. En ce sens, on parle d’égalité (en droit). D’où la fameuse proposition de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit. » Mais il y a plusieurs manières de concevoir l’égalité : elle peut consister à donner à chacun la même chose (justice commutative) ou bien à donner à chacun selon ses besoins, mieux encore, selon son mérite : c’est légalité proportionnelle (justice distributive).

Définition, problématisation.
Savoir ce que c’est d’être juste, c’est définir un critère de justice : est juste celui qui respecte ce critère. Cependant, nous employons sans cesse des critères implicites, puisque nous ne cessons de qualifier tel ou tel acte de juste ou d’injuste.
Le mot “justice” est construit à partir du latin jus, qui signifie le droit. Cette première piste suggère que le respect du droit permet de définir et de garantir la justice. Mais le mot “droit” est équivoque, puisque le droit s’entend comme droit positif (le droit tel qu’il est en vigueur dans les différents pays du monde, droit écrit ou oral, tel que les juristes l’utilisent) aussi bien que droit naturel (l’énoncé des droits moraux attachés au respect de la personne humaine). Comment le droit peut-il être source de justice s’il y en a de multiples ?
Question : La justice suppose-t-elle l’unité des règles de droit, ou peut-elle s’accommoder de leur multiplicité ?

D’autre part, la représentation courante de la justice comme balance associe la notion de justice à celle d’égalité. Etre juste, c’est donc appliquer l’égalité. Mais cette définition pose rapidement problème, au sens où certains cas de pure égalité (comme si l’Etat levait l’impôt en divisant le nombre total par le nombre de contribuables) peuvent paraître inéquitables. Il faut donc parfois corriger l’égalité pour la rendre équitable : c’est cette dernière notion d’équité (comme correction de l’égalité) qu’il faudra questionner et définir, pour savoir si :
Question : La justice réside plutôt dans l’égalité ou dans l’équité ?
Etre juste est difficile, comme le montre l’incertitude des critères de la légalité et de l’égalité. Cette difficulté apparaît davantage encore dans l’acte de justice, dans le jugement : l’adaptation de la règle au cas n’a jamais rien d’automatique, chaque jugement est un réglage. Il semble donc que la difficulté toujours renouvelée qu’il y a à être juste vienne de ce qu’aucune norme ne résout la question pour de bon, tant la justice paraît toujours à faire et à refaire.
Question : La justice peut-elle être un ordre donné ou au contraire est-elle toujours à construire ?


1. Le droit et le fait.
La recherche de ce qui est juste et de ce qui devrait l’être est inséparable d’une réflexion sur les faits. En effet, la recherche de ce qui devrait être suppose qu’on ne se contente pas de ce qui est : le droit devra-t-il entériner les faits ou leur résister ?

a) Une norme universelle ?
L’universalité d’une norme peut s’opposer aux faits : les droits de l’homme sont une universalité qui se heurte à une diversité d’autres normes. Car chaque nation a son propre système de droit. Aussi, il faut s’en tenir à l’idée générique d’un droit des peuples, ou bien ne voir dans les droits de l’homme qu’une idée, un idéal. Le risque que représente un idéal trop abstrait est le risque de décrochage avec les faits, un décalage avec le réel qui condamnerait toute idée de justice comme étant peu en rapport avec les nécessités immédiates. Comme Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) le rappelle dès les premières lignes de son Contrat social : “l’homme est né libre, mais partout il est dans des fers” . Que peuvent les droits de l’homme contre le droit positif (le droit tel qu’il est en vigueur) de chaque nation ? Il faudrait le cosmopolitisme réalisé, ou une instance internationale (la Cour européenne des Droits de l’Homme en donne un exemple) pour aller plus loin que le règne des normes plurielles.

L’idée d’un droit des gens, solidaire de l’idée d’un droit cosmopolite et d’une citoyenneté internationale, porte en elle cet idéal d’une possibilité de régler les conflits en les laissant trancher par un pouvoir législatif suprême, commun et unique (cf. la Cour européenne des Droits de l’Homme). Au lieu de cela, “la manière dont les Etats font valoir leur droit ne peut être que la guerre” alors même que jamais l’issue d’une guerre ne décide de ce qui est juste : le fait ne fait pas droit.
Le premier obstacle qui guette donc toute tentative d’orienter les faits par des règles de droit tient à ce que cette tentative débouche sur le relativisme en guise de justice. On n’a pas su faire que le juste puisse être fort.

b) Le droit comme transposition d’une situation originelle : faut-il obéir aux lois ?
L’autre voie possible consiste à rechercher la norme du juste non plus dans une idée à accomplir, mais dans la réalité telle qu’elle se présente. Si les choses sont comme elles le sont, ce sera là le signe que c’est ainsi qu’elles sont justes. C’est le principe de la file d’attente : le premier arrivé est le premier servi parce que, de fait, il était là avant. Dans ce cas, le fait fait droit. Au contraire, dans le cas où, dans un aéroport, on réserve des files d’attente pour les handicapés ou pour les passagers de première classe, le fait sera altéré par des droits issus du besoin ou du mérite. La première hypothèse nous renvoie au contractualisme, théorie qui affirme que toute société est fondée sur un contrat social qui est un accord ou engagement par lequel on dit que des hommes abandonnent l’état de nature pour former la société dans laquelle ils vivent maintenant. Les droits et les devoirs aménagent donc une situation donnée, sans la faire changer de nature.
Le droit compris comme contrat n’a pas pour ambition de faire tendre la réalité vers une valeur. Il s’agit seulement de stabiliser les relations de fait. Si elles se traduisent par la force, ces relations de fait peuvent être aménagées de façon à pérenniser la situation du plus faible (qui veut pouvoir bénéficier d’un minimum de sécurité), comme celles du plus fort (qui se doute qu’un jour quelqu’un sera plus fort que lui). Rousseau caractérise ainsi ce passage : “le plus fort n’est jamais assez fort pour rester le maître s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir” . Le droit n’est qu’une transformation de la force, c’est-à-dire un changement de forme de la même matière.

Nous arrivons à nous poser la question de la valeur du droit : est-il autre chose qu’une convention arbitraire ? Ce soupçon repose sur la distinction entre la légalité et la légitimité. La légalité se comprend comme conformité à un code écrit (les lois par exemple). La légitimité se comprend, elle, comme accord avec une conception morale de ce qui est juste. Dénoncer une loi injuste, c’est donc critiquer la légalité au nom de la légitimité. Ainsi, Napoléon III, violant la Constitution qu’il devait protéger (en tant que chef de l’Etat) en réalisant un putsch destiné à rétablir l’Empire, s’est-il justifié par cette formule : “je ne suis sorti de la légalité que pour entrer dans le droit”. Ce droit en question n’est autre qu’une certaine idée du droit naturel (l’énoncé des droits moraux attachés au respect de la personne humaine), perçu comme éternellement juste là où les divers droits positifs (sources de légalité) sont multiples et changeants.
Il faudrait alors toujours dénoncer la loi quand elle est injuste, et préférer la légitimité à la légalité (par exemple la Résistance pendant la seconde guerre mondiale). Mais à quoi désobéir alors ? Les débats contemporains sur la désobéissance civile sont partagés : désobéir à toutes les lois ou ne sélectionner que celles qu’on réfute ? Car, si l’on n’obéit qu’aux lois qui nous bénéficient tout en refusant les lois qui nous contraignent, c’est alors le signe que la loi n’est pour nous qu’un moyen et non une fin. Or la loi n’a de valeur sacrée qu’en tant que fin. De plus, les lois forment un système, et sont donc indissociables les unes des autres : une loi doit donc être obéie en tant que loi, abstraction faite de son contenu. Descartes (philosophe français, 1596-1650) l’explique de la façon suivante : “si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’est pas à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin” . Il apparaît donc que la moralité d’une loi ne fonde pas à elle seule le jugement que l’on peut porter sur elle.

c) La justice est-elle le respect de la légalité ?
J’ai l’obligation de respecter tout homme, quel qu’il soit, même celui qui est coupable du crime le plus odieux. Autrui, dans la relation duelle, prime sur toute autre considération. Mais on peut objecter que nous ne sommes pas que deux : autrui et moi. Il y a aussi tous les autres. C’est pourquoi il faut la justice.
Prenons l’exemple d’un médecin confronté à un patient atteint du virus HIV et apprenant que ce dernier n’a pas informé sa partenaire pour la protéger d’un risque mortel. Le médecin doit s’efforcer, par tous les moyens moralement acceptables, de conduire son patient à faire lui-même cette révélation et à prendre des mesures de protection. Mais ce qui prévaut, c’est l’obligation de respecter le secret médical quel que soit le patient, quoi qu’il décide. Obligation absolue qui apparaît dans la dernière phrase du serment d’Hippocrate : « Tout ce que je verrai ou entendrai dans la société, pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession, et qui ne devra pas être divulgué, je le tiendrai secret, le regardant comme chose sacrée. » Dès lors le tiers risque d’être la victime. D’où la nécessité des lois positives définissant, dans le droit, l’action juste. La justice est donc d’abord la conformité au droit.

L’époque moderne est beaucoup plus sensible à la notion de « droit » qu’à celle de « devoir », au point même qu’on assimile le droit à ce qu’on est en droit de revendiquer. Il est vrai que la Révolution française a reconnu à l’homme des droits fondamentaux et inaliénables. Ces droits ont été réaffirmés par l’Organisation des nations unies (Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948) après qu’ils eurent été gravement violés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Certes, chacun a des droits naturels et inaliénables, chacun a aussi des droits positifs reconnus par les lois de son pays ; mais chacun a aussi des devoirs, et envers tous, autrement dit chacun doit respecter les droits d’autrui. Ce respect est ce qu’on appelle la justice. Toute violation d’un droit quelconque est une injustice.

Pour Aristote, (philosophe grec, 385-322), la fin du droit est le juste. Or la nature a fixé de justes proportions, de justes rapports entre les choses. Par exemple, à quelque niveau que ce soit de la Cité, les hommes libres, les femmes et les esclaves ont une spécification naturelle : l’époux est fait pour commander à sa femme, le père aux enfants, le chef de famille aux animaux et aux esclaves. Quant au maître, il a aussi un maître : l’Etat. Il revient donc au droit en tant que science de découvrir ces rapports, et à l’art juridique de les faire respecter. Ce respect est par ailleurs presque acquis puisque la sociabilité naturelle de l’homme l’incline à chercher le bien commun et donc le juste. On voit ici que la notion de nature entérine et légitime un ordre qui, en fait, est social.

2. La justice comme égalité.
Compte tenu de telles limites, que peut-on attendre de la loi comme instrument de justice ?

a) Le donné est-il injuste ?
Une conception exigeante de la justice dirait que le donné ne doit pas être accepté, mais changé s’il est injuste : “la justice non plus n’est pas là pour confirmer le donné physique ni pour ratifier la force, mais au contraire pour compenser celle-ci et démentir celui-là” . Si le donné ne doit pas être confirmé ni ratifié, c’est qu’il n’est pas nécessairement juste.
En un sens, le donné se caractérise par la contingence. Du point de vue naturel et culturel, une situation donnée se présente avant tout comme un fait. Il faut donc éviter de juger ce fait d’avance, et “rejeter l’affirmation selon laquelle l’organisation des institutions est toujours imparfaite parce que la répartition des talents naturels et les contingences sociales sont toujours injustes” . La répartition naturelle en particulier n’est donc, explique Rawls (philosophe américain, 1921- ), “ni juste ni injuste” , mais ne peut le devenir qu’en fonction de la façon dont les institutions traitent ces faits. Il n’y a rien qui empêche qu’on puisse vouloir corriger cet état de faits, car “aucune nécessité ne contraint les hommes à se résigner à ces contingences” .
L’idée que la justice sociale consiste à corriger culturellement les inégalité naturelles fait figure de lieu commun. Dans son argumentation libérale, Hayek (philosophe autrichien, 1899-1992) y voit la tentation dangereuse de substituer un ordre construit à l’ordre du marché. Selon lui, la justice sociale relève du mirage et de la recherche d’imputabilité des inégalités économiques. Hayek note ainsi que “nous ne sommes certes pas dans l’erreur en constatant que les effets sur les divers individus et groupes du processus économique d’une société libre ne se répartissent pas selon quelque principe reconnaissable de justice. Où nous nous trompons, c’est en concluant que ces effets divers sont injustes et que la responsabilité et le blâme doivent en retomber sur quelqu’un.”

b) Egalité et mathématiques : l’égalité arithmétique.
La représentation de la justice doit beaucoup à la métaphore de la balance, qui est devenue son symbole. Cette image nous indique la recherche d’une égalité exacte entre deux quantités. Il est donc tentant de comprendre l’égalité que recherche la justice à partir de son modèle mathématique. Bergson (philosophe français, 1859-1941) fait ainsi valoir la variété des registres mathématiques dont la justice se sert : “la justice a toujours évoqué des idées d’égalité, de proportion, de compensation [...] Ces références à l’arithmétique et à la géométrie sont caractéristiques de la justice à travers le cours de son histoire.”

Une première façon d’appliquer un idéal quantitatif à la justice nous est donnée avec l’exemple de l’utilitarisme (l'utilitarisme est une doctrine morale qui soutient que ce qui est « utile » est bon et que l'utilité peut être déterminée d'une manière rationnelle). L’utilitarisme ne définit donc pas le juste, il en fait un résultat à venir. Il peut alors être qualifié de théorie téléologique (la téléologie est l'étude des causes finales, de la finalité) : l’utilitarisme fait du juste une fin plutôt qu’un principe.
L’inconvénient de l’utilisation de l’outil mathématique pour la justice réside dans sa réduction au quantitatif plutôt qu’au qualitatif : “l’égalitarisme compensateur, régulateur et modérateur, nivelant tout ce qui dépasse, retranchant tout ce qui est en trop pour le transférer au pas-assez, uniformisant toute diversité, élaguant tout privilège, enrôle l’hétérogène de la qualité dans l’homogène de la quantité.” L’égalitarisme bute donc, au moment de déterminer ce qui est juste, sur l’hétérogène et le qualitatif, c’est-à-dire sur les différences.

Car s’il faut donner à chacun ce qui lui revient, qu’est ce qui revient alors à chacun ? La solution qui vient immédiatement à l’esprit consiste à diviser les biens par le nombre de bénéficiaires potentiels. J’ai soixante croissants et nous sommes trente : il faut donner deux croissants à chacun. C’est ce que les Grecs appelaient l’égalité arithmétique, celle qui consiste à diviser de façon égale selon “la mesure, le poids et le nombre” “ On s’accordera sur la répartition des citoyens, le nombre et la nature des classes entre lesquelles on les divisera ; et parmi ces classes on distribuera la terre et les habitations avec le plus d’égalité possible.” La législation athénienne a appliqué cette règle à la lettre lorsqu’elle a introduit le système des tirages au sort des fonctions publiques. Pour Platon (philosophe grec, 427-347), ce tirage au sort relève d’une égalité égalitariste et irréfléchie, qui consiste à donner à n’importe qui une charge importante et qu’il n’est pas nécessairement capable de remplir.

Cette réserve montre les deux limites fondamentales de l’égalité arithmétique. Tout d’abord, le tirage au sort destiné à garantir l’égal accès des citoyens aux fonctions publiques, considère de façon impersonnelle tous les citoyens substituables les uns aux autres. De même, appliquer les mathématiques au statut de la femme (dans la loi sur la parité) ou au temps de travail (dans l’idée de partage de ce temps), c’est céder à la même idée selon laquelle chacun peut remplacer chacun, au détriment – et c’est là la seconde limite – des différences. Chacun est-il également qualifié pour exercer des responsabilités publiques ? Faut-il voter pour une femme parce que c’est une femme ou parce qu’elle est le meilleur candidat possible tous sexes confondus ? Il est manifeste que l’égalité mathématique rencontre ici le problème de la différence qu’elle assimile à de l’inégalité, alors que ce n’est pas nécessairement le cas. Le droit à la différence est à lui seul le signe de l’insuffisance du pur idéal mathématique.




c) L’égalité géométrique.
A suite de la critique du tirage au sort, Platon propose une autre formulation : l’égalité géométrique. Cette égalité consiste à donner un coefficient à la distribution, donnant “à chacun selon sa nature” . Mais qu’est-ce que la nature de chacun et comment se détermine-t-elle ? L’exemple des soixante croissants met cette difficulté en pratique : devrai-je donner quatre croissants au lieu de deux à celui qui a très faim même s’il ne contribue jamais au bien commun, ou plutôt à celui qui contribue le plus au bien commun même s’il est en pleine indigestion ? La question ici posée est celle du critère de l’égalité géométrique, c’est-à-dire de la prise en compte de la différence. Quelle différence faut-il alors prendre en compte, et au nom de quoi ?

On peut distinguer deux critères cohérents. Le premier serait le mérite. On dit, à propos d’un match de football, que l’équipe qui a gagné est la meilleure en tant qu’elle a gagné. Dans ce cas, le mérite n’est qu’un travestissement du fait, il n’est que le nom que l’on donne au succès, et qui ne garantit pas que ce succès soit juste. L’autre sens de la notion de mérite (celui qu’on invoque quand on dit que l’équipe qui a perdu aurait mérité de gagner) échappe à cette impasse, mais il reste difficile à déterminer : qui en est juge ? Il n’est d’ailleurs pas dit qu’il y ait plus de mérite à perdre en manifestant de la valeur, qu’à gagner sans en manifester.

Le second critère pourrait être celui du besoin. Ceci implique que l’idée de droit doit corriger le donné plutôt que le suivre. Il faudra donc donner à chacun selon ses besoins plutôt que selon ses mérites. L’adoption d’un tel critère peut pourtant faire craindre le développement de l’assistanat, et pose le problème de l’identification des besoins. Et là encore, l’identification des besoins va nous amener vers la diversité, la différence. S’il faut donner le plus à celui qui a le plus besoin, comme dans ce que l’on a appelé la discrimination positive aux Etats-Unis, alors la justice s’accommode des différences, mais, dans une certaine mesure, peut également les rechercher. C’est alors le signe que nous ne sommes plus dans le cadre d’une distribution initiale, et que la justice se conçoit au contraire comme une correction d’une situation donnée.

3. La justice comme équité.
Le simple fait qu’on puisse chercher à donner des coefficients différents à l’égalité signifie qu’il y a des égalités injustes et de justes égalités.

a) Justice correctrice et distributrice.
Le modèle de la distribution ne suffit pas à résoudre le problème de la justice : nous sommes toujours déjà en situation. La prise en compte du donné, c’est-à-dire la prise en compte du fait qu’il y a toujours, à tout moment, une situation plus défavorisée qu’une autre, conduit Rawls à formuler deux principes de justice. Le premier dit que chaque personne possède un droit égal au système de libertés le plus étendu pour tous. Mais ce principe, tel qu’il est à l’œuvre dans la conception libérale de l’égalité des chances, risque d’approfondir les inégalités. Mais faut-il pour autant proscrire les inégalités ? Le second principe de Rawls ajoute que les inégalités ne sont tolérables qu’à partir du moment où elles sont à l’avantage de tous, et donc aussi (et peut-être en premier lieu) à l’avantage du plus défavorisé.
Les inégalités sont donc acceptables du moment que la situation du plus défavorisé s’en trouve améliorée, même si pour autant l’égalité ne s’en trouve pas réalisée. La notion de justice se trouve ainsi profondément disjointe de celle d’égalité. Ainsi Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) suggère que “revendiquer l’égalité des droits, comme le font les socialistes de la caste assujettie, n’est plus du tout l’émanation de la justice, mais bien de la convoitise” .

b) Holisme et individualisme.
Il semble qu’il faille aller au-delà des motivations psychologiques individuelles si l’on veut examiner la question de l’inégalité juste. Puisque l’adoption d’une mesure correctrice a un effet positif sur les uns, elle a également un effet négatif sur les autres. Il faut donc tenter de raisonner d’une façon qui prenne en compte l’interdépendance des situations individuelles. L’alternative du holisme et de l’individualisme nous donne un outil précieux à ce sujet. Pour le holisme (du grec « holos » : entier, issu d’Emile Durkheim) qui dit qu'on connaît un être quand on connaît l'ensemble, la totalité, du système dont il est une partie, un être est entièrement déterminé par le tout dont il fait partie. Il suffit alors (et il faut) connaître ce tout pour comprendre les propriétés de l'élément étudié. Vouloir déterminer ce qui est désirable pour une société entière, c’est ainsi adopter un point de vue holiste. La partie peut alors être sacrifiée au nom de l’intérêt supérieur du tout : l’inégalité est alors justifiée par la justice.
L’attitude individualiste explique au contraire que l’individu préexiste à la société, et donc que la partie préexiste au tout. Il s’agit donc de prendre en compte les intérêts de l’individu : aucun individu ne peut alors être valablement sacrifié aux intérêts d’un tout. C’est le sens du second principe de justice de Rawls : les inégalités ne sont tolérables que dans la mesure où elles profitent au plus défavorisé. Admettons qu’un groupe dans son ensemble ait un million de pesos, le plus riche 100 000 et le plus pauvre 2 000. Est-il plus acceptable de passer à 1 500 000 pesos si le plus riche passe à 300 000 et que le plus pauvre reste à 2 000, ou de passer à 1 200 000 si le plus riche passe à 200 000 mais que le plus pauvre monte à 4 000 ? Le holisme trouvera le premier scénario plus juste, alors que l’individualisme préférera le second.

c) La justesse et l’équité.
Mais si la façon dont se fait l’orientation fait question, l’égalité doit être corrigée pour pouvoir prétendre au statut de critère pour la justice. Cette idée de correction nécessaire est ce qui sépare l’égalité de l’équité, définie par Aristote (philosophe grec, 384-322) comme un correctif de l’égalité. La justice se définit donc en fonction de la loi : aucune loi donnée ne peut être appliquée telle quelle dans le jugement si l’on veut que le jugement soit juste et fasse sens.
La justice distributive vise une égalité de droit, malgré les inégalités de fait (il y a des forts et des faibles, des travailleurs et des paresseux). Mais elle ne doit pas oublier que des inégalités de fait existent et qu’elles peuvent être aggravées par une égalité abstraite devant la loi et une application mécanique ou intransigeante de celle-ci. Ainsi, la Révolution française proclamait un égalitarisme abstrait : tout sujet du droit est égal devant la loi. En vertu de quoi un affamé qui volait du pain était passible d’une lourde peine. C’était oublier les inégalités sociales. La rigueur de la justice pénale a été peu à peu tempérée par l’esprit d’équité. Être équitable, c’est précisément ne pas se conformer aveuglément à la loi et tenir compte des situations particulières. L’équité permet de pallier les lacunes de la loi. La vraie justice ne se réduit pas à la pure et simple légalité mais exige une intelligence pratique du juste, une vertu de clairvoyance qui permet de trouver la situation la plus équilibrée possible et de concilier le général avec le concret.
La justice renvoie ainsi au problème du jugement. Il ne suffit pas en effet d’appliquer un critère (celui de l’égalité) ou d’une norme (celle du droit positif) pour être juste ; encore faut-il avoir cette disposition à la justice qui définit le juste. Si les règles ne suffisent pas pour juger, c’est qu’il faut un don naturel, un talent particulier. Ainsi « le jugement est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé » .
Ce qui est équitable n’est pas ce qui est égal, et juger, ce n’est pas appliquer un instrument mathématique d’égalité : le jugement du roi Salomon qui, pour départager deux mères potentielles d’un enfant, propose de le couper en deux pour le donner à celle qui préfère renoncer, n’est pas pour rien le modèle de cette sagesse pratique où Kant (philosophe allemand, 1724-1804) retrouve la notion de bon sens. Il ne suffit donc pas de raisonner pour juger : « tout le monde est capable de raisonner, fort peu de juger » . C’est au fond le juste qui fait la justice, parce qu’il a cette disposition à juger en fonction du bien, disposition qui ne se déduit d’aucune règle. En ce sens, il faut pour conclure définir la justice comme justesse.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Merci beaucoup le cours est genial mais pourriez-vous indiquer les references exactes des citations/paraphrases que vous utlisez? Merci :)