dimanche 30 novembre 2008

Sisters in Law


Comment le droit peut-il être juste avec les femmes si l’impensé de nos représentations de la justice est l’inégalité de nature entre les hommes et les femmes ?

Comment rendre justice aux femmes si le présupposé de toute société est l’inégalité intangible entre le genre féminin et le genre masculin ?
Comment peut-il y avoir justice effective si l’on ne remet pas en questions la domination masculine qui est inscrite dans toute société ?


Auteurs / réalisateurs : Kim Longinotto, Florence Ayisi
Durée : 1H44
2005 – Royaume-Uni


Synopsis : Kumba, une petite ville au sud-ouest du Cameroun.
Manka, six ans, a fui sa maison et sa tante abusive.
Sonita accuse avec courage son voisin de viol.
Amina a décidé de mettre fin à son mariage avec un homme brutal en le traînant devant le tribunal.
Vera Ngassa, la conseillère d'État, et Beatrice Ntuba, la Présidente de la Cour, mènent un véritable combat : apporter leur aide à ces femmes déterminées à mettre un terme à des existences par trop malmenées.


I le droit ne peut prétendre dire ce qui est juste si la femme n’est pas l’égale de l’homme.
Le droit et la justice : le droit est-il juste ?
Le problème que nous rencontrons dans toute réflexion sur la justice est celui de son articulation avec le droit.
Ainsi le terme grec Dikè désigne indifféremment l’idée de justice et le droit, la justice pourrait alors être juridique en son essence et ce qui est juste serait ce que dit le droit. Etre juste ce serait alors uniquement respecter les lois. Mais en réduisant l’essence du juste au juridique ne peut-on se demander s’il n’y a pas des situations où le droit est injuste ?
Situations qui aboutiraient à une opposition entre des formes diverses du droit

L’opposition entre le droit coutumier et le droit civil au nom d’une universalité des droits.
C’est bien ainsi que se présente tout au long du documentaire le combat courageux d’Amina et de Ladi, toutes deux
victimes de violences conjugales, contre le droit coutumier (dont la charia est une des formes possibles). Ce droit ne semble pas reconnaître comme injuste ce qu’elles subissent de la part de leur mari.
Ce combat s’appuie sur une autre forme du droit, le droit civil, lequel oppose au droit coutumier que ce que subissent ces femmes est bien une injustice au regard d’une universalité des droits (cf. la notion des droits de l’homme liée à celle de droit naturel) qui accorde aux femmes une égalité avec les hommes en matière de droits, ce que la loi islamique ne permet pas comme le fait remarquer le mari de Ladi au juge : une femme doit demander à son mari l’autorisation de sortir.

Le désir de justice comme revendication de l’égalité entre l’homme et la femme.
Nous sentons alors que ce qui travaille sourdement cette confrontation des droits est la revendication d’une égalité de droit fondée sur une égalité d’essence ou de nature entre les femmes et les hommes. Car dire que l’égalité est une composante de toute idée de la justice n’implique pas que tous les hommes entrent dans cette égalité : dans la cité grecque il est juste de considérer un citoyen comme un égal mais les femmes et les esclaves ne peuvent pas être des égaux car ils ne peuvent accéder à la citoyenneté en raison d’une inégalité de nature. De ce point de vue il n’est pas injuste de les maintenir en dehors de l’égalité.
Ainsi ce qui fait la force de cette revendication d’une égalité de nature entre les femmes et les hommes (soutenue et exprimée dans l’universalité de la loi civile) c’est qu’elle vient bouleverser et rejeter toute une conception du droit et de la justice fondée sur le présupposé qu’il y a une inégalité de nature entre l’homme et la femme et que ce qui est juste c’est le respect de cette dernière dans l’obéissance à son expression juridique. Cette inégalité aurait pour fonction d’assurer l’ordre harmonieux de la communauté. La justice serait alors l’inscription dans le droit de la domination masculine comme principe constitutif de la société juste c’est-à-dire “bien ordonnée”. Nous aurions tort de nier la force de cette représentation de la justice comme ordre puisque c’est ainsi que la conçoit Platon dans la République, ce qui a pour conséquence de faire des femmes le bien commun des hommes. Dans la cité il n’est pas injuste d’inscrire dans la loi la communauté des femmes.

Comment remettre en cause le “tabou” de la domination masculine ?
Nous pouvons alors interpréter la lutte d’Amina et de Ladi pour la justice, au nom de cette égalité d’essence entre l’homme et la femme, comme la remise en question symbolique de cette collusion entre domination masculine et représentation de la justice comme ordre légitimant et traduisant cette domination. Cette collusion traduirait un des fondements sinon le fondement anthropologique à toute société, qui réside dans l’idée que la domination du genre masculin sur le genre féminin est ce qui assure la cohésion et la survie de la communauté humaine, et que la justice est le respect de cet ordre de l’inégalité et de la soumission.
Il apparaît alors que la demande de justice de ces femmes exerce une violence symbolique inouïe en venant toucher à l’intouchable : en ce sens le mot de “tabou”, employé par la policière pour dire à Amina qu’il est très inhabituel de voir une femme de la communauté musulmane traîner son mari en justice pour violence conjugale, est approprié. Le tabou est ici la remise en question de cette figure particulière de la domination masculine, laquelle est autant sacrée que terrorisante (il suffit de voir les visages de ces femmes pour le comprendre), un tabou qui traverse toute société.

Le problème : la femme est le premier “objet” d’échange entre toute société, comment penser cela comme une “injustice” ?
Pour bien faire comprendre à nos élèves en quoi il y a violence symbolique et atteinte à un “tabou” dans cette remise en question de la domination masculine, il est bon de s’attarder sur la toute première situation d’injustice du film afin de montrer que celle-ci ne va pas du tout de soi. On voit l’avocate Vera Ngassa reprocher à un père d’avoir marié sa fille contre son gré en l’échangeant contre “80000 F et un cochon”. Le ton est outré et moralisateur et nous sommes tentés d‘acquiescer d’emblée au caractère évident de ce scandale. En nous disant que la femme ne peut pas être “objet” d’échange entre des hommes.
Pourtant, d’un point de vue anthropologique cet échange n’est pas nécessairement reconnaissable comme “injustice”. En effet nous nous opposons à ce qui semble être un des fondements de toute société. Ainsi un anthropologue comme Claude Lévi-Strauss a montré, notamment dans Les structures élémentaires de la parenté que, par la prohibition de l’inceste, les hommes, en s’interdisant l’accès sexuel à leurs filles et à leurs sœurs, vont se donner un pouvoir sur ces dernières qui va se traduire précisément par un échange des femmes de leur groupe avec les filles et sœurs d’un autre groupe (voir texte 1).

Texte 1 : Renoncer aux femmes de son groupe pour se donner un droit sur les femmes d’un autre groupe.

La prohibition de l’usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en mariage la fille ou la sœur à un autre homme et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur d’un autre homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication. (…)La prohibition de l’inceste n’est pas seulement une interdiction : en même temps qu’elle défend, elle ordonne. La prohibition de l’inceste, comme l’exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité.
La femme qu’on se refuse et qu’on vous refuse, est par cela même offerte. A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l’exclusion des proches, comme c’est le cas dans notre société.

C.Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, p.60, Ed Mouton.


Ce qui signifie ceci : la femme est “l’objet” d’échange par excellence dans la mesure où cet échange garantit la survie et la cohésion de la société en l’ouvrant à d’autres groupes humains et en étant l’élément même de l’alliance entre les groupes. Ce qui veut aussi dire que le principe constitutif de toute société semble avoir été la domination du sexe féminin par le sexe masculin et l’inscription d’une inégalité de fait entre les deux se donnant dans la réduction de la femme à un “objet” d’échange.
Dire, comme le fait Véra Ngassa, que la femme n’est pas un objet d’échange entre les hommes est donc un jugement lourd de conséquence d’un point de vue anthropologique puisque pour pouvoir être reconnu comme “injuste” il faut être capable de penser l’égalité entre le genre masculin et le féminin comme allant de soi ; et par conséquent rompre avec ce qui semble être le fondement naturel de la domination masculine : la femme est quant à sa différence sexuelle soumise au pouvoir de l’homme et se voit renvoyée à une inégalité de nature, laquelle impliquerait une continuité de la nature à la culture justifiant par là même l’inégalité subie par la femme dans toute société.
Il devient alors nécessaire d’interroger ce présupposé d’une continuité de la nature à la culture.

L’enjeu : déconstruire “l’illusion naturaliste” de l’inégalité entre la femme et l’homme.
Ce travail de déconstruction nous pouvons le mener avec nos élèves en soulignant que c’est une critique d’une “illusion naturaliste” laquelle vise à trouver dans les corps et dans les sexes une justification à l’inégalité socialement constatée et qu’il serait donc vain de vouloir nier.

Texte 2 : Origine naturelle ou culturelle de l’inégalité ?

Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer, dans le tableau du véritable état de nature, combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains. En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent en société. Ainsi un tempérament robuste et délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière douce ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l’état civil avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra aisément combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754. Première partie, pp.218-219, Ed GF.


Il est possible ici de s’appuyer sur la distinction que fait Rousseau dans le second Discours entre une inégalité naturelle et une inégalité instituée (c’est-à-dire culturelle), distinction qui repose précisément sur le refus d’une continuité de la nature à la culture qui viendrait justifier l’une par l’autre.
Ce qui permet alors de réfuter la justification des injustices faites aux femmes en société au nom d’une prétendue inégalité naturelle entre les sexes (et ce qui permet aussi de réfléchir avec eux au caractère ambigu de la notion de nature humaine : dire qu’il y a une nature féminine n’est-ce pas prétendre inscrire en elle les inégalités de statuts, de fonctions et de droits qu’elles subissent en société ?).
Mais du même coup en déplaçant l’analyse de la lutte des femmes pour la justice du côté de la critique de cette “illusion naturaliste” nous émettons l’hypothèse que, puisqu’il n’y a pas de continuité causale de la nature à la culture, c’est dans la société qu’il faut rechercher l’origine des injustices.

II Fonder un contre-modèle à la domination masculine afin de rendre effective la justice.
Les structures culturelles déterminent l’inégalité entre les genres.

Ce sont les structures culturelles, les catégories de pensée, qui conditionnent non pas la différence entre les genres masculin et féminin mais la détermination des traits caractéristiques à chaque genre et par conséquent des fonctions que l’on attribue aux membres de l’un et de l’autre. Il faut alors effectuer une analyse critique du préjugé tenace qu’il y a une nature féminine avec ses traits caractéristiques conduisant nécessairement à des fonctions sociales différentes dont l’inégalité de statut et de valeur est inscrite en dernier ressort dans le genre. On peut ici s’appuyer sur toutes les scènes du film qui montrent les femmes cantonnées à des tâches maternelles et domestiques.

Texte 3 : La détermination culturelle des traits de caractère du genre féminin et masculin.

Il nous est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que sont les vêtements, les manières, ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe. Quand nous opposons le comportement typique de l’homme ou de la femme arapesh à celui, non moins typique, de l’homme ou de la femme mundugumor, l’un et l’autre apparaissent, de toute évidence, être le résultat d’un conditionnement social. Comment expliquer autrement que les enfants arapesh deviennent presque uniformément des adultes paisibles, passifs et confiants, alors que les jeunes mundugumor, d’une façon tout aussi caractéristique, se transforment en êtres violents, agressifs et inquiets ?
Seule la société, pesant de tout son poids sur l’enfant, peut être l’artisan de tels contrastes. Il ne saurait y avoir d’autre explication - que l’on invoque la race, l’alimentation ou la sélection naturelle. Nous sommes obligés de conclure que la nature humaine est éminemment malléable, obéit fidèlement aux impulsions que lui communique le corps social. Si deux individus, appartenant chacun à une civilisation différente, ne sont pas semblables (et le raisonnement s’applique aussi bien aux membres d’une même société) c’est, avant tout, qu’ils ont été conditionnés de façon différente : or c’est la société qui décide de la nature de ce conditionnement. La formation de la personnalité de chaque sexe n’échappe pas à cette règle : elle est le fait d’une société qui veille à ce que chaque génération, masculine ou féminine, se plie au type qu’elle a imposé.

Margareth Mead, Mœurs et sexualité en Océanie (1928 et 1935), Plon, pp. 252sq. [Sociétés étudiées par Margareth Mead en Nouvelle Guinée, île de l’ouest de l’océan Pacifique, située au nord de l’Australie.]


Pour mener à bien cette analyse il est possible d’utiliser le travail effectué par l’anthropologue Margaret Mead, dans
Mœurs et sexualité en Océanie, afin de suggérer que les traits de caractères de ce que nous qualifions de masculin et de féminin ne doivent pas grand chose à une prétendue détermination sexuelle mais principalement à un conditionnement culturel de la petite fille et du petit garçon dès l’enfance. Ce qui est une autre façon de venir briser la continuité illusoire qui irait de la différence sexuelle à l’inégalité entre les femmes et les hommes tout en reconduisant cette dernière à ses origines sociales et culturelles, c’est-à-dire aussi à la structure symbolique qui en détermine la légitimité aux yeux des membres de la société.

Penser le renversement de cette détermination culturelle : le rôle de l’éducation.
Or, admettre cette genèse de l’inégalité, afin d’en dénoncer les effets du point de vue de l’exigence de justice envers les femmes, c’est aussi permettre de penser que ce dont souffrent les femmes ne tient et ne vient pas tant de la nature que de la structure symbolique culturelle qui a inscrite, dans leur corps et leur sexe, une infériorité qui se traduit par de l’injustice. Mais c’est aussi corrélativement se donner les moyens de penser le renversement de cette structure symbolique par la construction d’un contre modèle qui viendrait s’opposer à celui de “la domination masculine“.
Tel est le rôle central dévolu à l’éducation dans Sisters in law. Une éducation qui aurait pour fonction de déraciner ce qui dans l’ordre social fonctionne, selon les mots de Bourdieu, comme une “immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine“.

Texte 4 : L’éducation comme contre “machine symbolique“ ?

L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé : c’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, leur moment, leurs instruments ; c’est la structure de l’espace, avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou, à l’intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l’étable, l’eau et les végétaux ; c’est la structure du temps, journée, année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines. Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principe de vision et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social. La différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculins et féminins, et, tout particulièrement la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelles du travail.

Pierre Bourdieu, La domination masculine, pp.22-25, Ed Points / Seuil.


En effet, il ne suffit pas de s’en remettre à l’abstraction universelle de la loi pour que celle-ci vienne remettre en question la structure symbolique de la domination masculine qui est inscrite dans “les têtes” : il faut inscrire ce contre modèle dans les têtes afin de déraciner l’ancien ! C’est ce qu’ont bien compris toutes ces femmes humiliées et violentées : seule l’éducation des enfants est l’espoir d’une justice enfin refondée sur une égalité d’essence entre l’homme et la femme dans la mesure où elle aura supplanté sur le plan des idées l’ancien modèle. Il s’agit de prendre au sérieux le fait que l’éducation proposée par les parents est l’intériorisation de toute conduite sexuée, comme le souligne Françoise Héritier :

“Par leurs offres et leurs sollicitations, les parents encouragent les attitudes et comportements qu’ils jugent appropriés au sexe de leur nourrisson. L’enfant répond dans le sens souhaité. Et il apprend à se positionner de façon interactive en tant que personne qui participe à sa propre élaboration. Comment s’étonner alors de l’intériorisation des conduites sexuées ”.
Hommes, femmes, la construction de la différence. Introduction, pp. 31-32, Ed Le Pommier.

Nous fondons cette analyse sur l’étude de la scène de liesse qui suit les victoires juridiques d’Amina et de Ladi, qui ont fait condamner leurs époux pour violences conjugales, et où nous voyons se libérer la parole de leurs amies qui à travers leur joie nouvelle expriment aussi toute la souffrance vécue en silence depuis des années. Or, ce qui doit retenir notre attention c’est que ce silence brisé est lié immédiatement à l’espoir que l’éducation de leurs enfants, et plus particulièrement de leurs filles, viendra définitivement interdire la perpétuation de la domination masculine. Ces femmes, en rejetant leur ignorance comme cause de leur soumission (elle se sont mariées sans “savoir “, parce que toutes les jeunes filles sont mariées tôt sans pouvoir en décider) et de leur participation passive au modèle dominant, manifestent alors de façon émouvante que seule l’éducation de leurs filles permettra de rompre avec l’intériorisation dans l’ordre symbolique de conduites sexuées qui ont pour finalité la perpétuation de la domination masculine et par conséquent la légitimation des injustices faites aux femmes.

Le droit à disposer de son corps véritable levier de l’émancipation.
Cet espoir placé dans l’éducation, conçue comme levier de l’émancipation par renversement de la domination symbolique du masculin, nous pouvons en accentuer la puissance subversive à travers ce qu’elle offre comme droit nouveau et proprement révolutionnaire : le droit à disposer de son corps et de sa sexualité. S’il est vrai que cela n’apparaît pas comme tel dans le film il est frappant de constater que la reconnaissance des droits de la femme, de l’épouse est aussi négation du droit des hommes à exercer un pouvoir sexuel sur la femme par le biais de la procréation.
Ainsi la première scène du film voit l’avocate, Vera Ngassa, reprocher aux hommes de “semer “ des enfants partout sans considération pour le droit de leurs femmes à en décider librement. Or l’éducation des femmes peut aussi être le moyen grâce auquel elles se donnent, enfin, une autorité sur leur corps et sur la procréation. Il est alors nécessaire de réfléchir avec nos élèves à la rupture qu’instaure dans l’ordre de la domination masculine le droit à la contraception. En effet ce droit donne à la femme, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et du rapport entre les sexes, la liberté de disposer enfin de son corps, de sa sexualité en se soustrayant par là même à la dépendance symbolique qu’exerçait sur elle le droit de l’homme sur le destin maternel de la femme. Avec la contraception il n’y a plus de destin puisque la femme se pose comme libre de décider du devenir de son corps. Nous pourrions alors y voir une atteinte au cœur même de ce qui constitue le modèle archaïque dominant en toute société.

C’est sur le terrain des idées que se gagne le combat pour la justice envers les femmes.

Texte 5 : Remettre en question la construction inégalitaire de l’identité sexuée.

Les autres, le regard des autres, leur jugement, leurs discours : c’est par eux que nous sommes façonnés et que nous façonnons à notre tour. Certes la liberté réflexive qu’a tout un chacun d’adhérer ou non aux stéréotypes de sa culture et de son temps, lorsque ceux-ci sont consciemment perçus comme tels, permet révoltes, actions, résolutions. Mais la vérité est qu’ils agissent aussi en deçà du niveau d’analyse et de conscience, y compris chez les plus grands esprits, ce qui les rends difficiles à éliminer. Tâche difficile, mais non impossible. C’est ce que je m’efforce de montrer dans le dernier chapitre. Il apparaît en tout cas que l’inégalité entre les sexes n’est inscrite ni dans l’évolution de la sexuation, ni dans nos gènes, ni dans la différenciation sexuée intra-utérine, ni dans le fonctionnement cérébral. Des différences fonctionnelles sont là, une asymétrie biologique dans la reproduction est constatée, mais elles n’emportent pas non plus avec elles les raisons d’être de l’inégalité. Celle-ci est construite exclusivement dans le monde des idées, ces structures mentales développées par nos ancêtres pour donner du sens aux faits bruts qu’ils observaient, transmises sans difficulté de génération en génération et qui imprègnent l’ensemble de nos représentations. On commence à les comprendre et à les dénouer.
Les théories nouvelles dont nous avons fait état jouent un rôle important dans cette prise de conscience collective que la construction de l’identité sexuée sur une base inégalitaire est idéologique, et dans l’élaboration d’actions politiques nécessaires.
Il le faut pour qu’advienne un temps où un rapport de sexe égal au sein des couples intègre des processus au long
cours d’écoute mutuelle et de séduction qui signifieront la fin d’un paradigme jusqu’ici fondé ni sur l’une ni sur l’autre.

Françoise Héritier, Hommes, femmes, la construction de la différence. Ed Le pommier, pp.32-34.


Mais c’est dans la dernière scène de Sisters in law que vient s’incarner de façon manifeste l’idée qu’il est possible de rompre avec la domination masculine. Une scène qui vient nous signifier que le combat pour la justice se gagne bien sur le terrain des représentations, des idées grâce au lent et long travail de l’éducation. En montrant bien que la loi dans l’universalité de sa prescription est insuffisante tant les bastions les plus redoutables à la reconnaissance des droits des femmes sont mentaux et pas juridiques.
Il est possible de soutenir l’analyse de cette scène, paradigmatique du sens symbolique de ce renversement de la domination masculine, en s’appuyant sur l’espoir formulé par Françoise Héritier que la compréhension des ressorts de la domination masculine sera l’occasion d’une refondation des rapports entre hommes et femmes dans le dépassement des conditions archaïques de cette domination. Comme elle le souligne :

“Un nouveau modèle doit faire prendre conscience, par l’éducation donnée à tous les acteurs, de l’iniquité de l’atteinte portée aux droits symétriques de l’humain féminin que nous constatons .“ Françoise Héritier, “Construction d’un autre modèle du rapport des sexes. Peut-on le fonder sur l’absence de hiérarchie ?”
Hommes, femmes, la construction de la différence. Ed Le pommier, p 180.

Le sourire sous le voile, la justice n’est-elle pas incarnée par une femme ?
La lente construction de ce nouveau modèle nous pouvons en voir le déploiement souriant, et modestement triomphant, lorsque Vera Ngassa prend la parole dans une salle de classe afin d’exalter le caractère exemplaire parce qu’éducatif du combat courageux d’Amina et de Ladi contre l’injustice des violences conjugales.
Ce sourire elle l’exhibe tout en étant voilée comme pour opposer à la soumission apparente de la femme à la coutume, au droit coutumier et ici à la loi islamique, la lente production par le biais de la loi civile (il a fallu attendre 17 ans pour qu’une telle condamnation aboutisse enfin au Cameroun !) et de l’éducation d’un contre modèle où la femme est reconnue comme l’égale de l’homme devant toute loi : qu’elle soit divine ou civile.
C’est pourquoi s’il est possible de voir dans le fait qu’elle porte le voile dans une salle de classe un reste de la soumission symbolique du civil au divin, nous proposerons plutôt d’y voir le travail de subversion interne de la loi civile venant briser et refonder de l’intérieur la structure de la domination masculine : celle-ci ayant son visage le plus puissant dans la figure du “Père des pères”, Dieu lui-même.
Nous pouvons alors contempler les visages heureux et rayonnant d’Amina et Ladi, là assises au premier rang à une table d’écolier, comme le signe que cette révolution de l’ordre symbolique est possible même si au Cameroun la première victoire est récente et qu’ailleurs, malgré la force du droit et les progrès de l’éducation, la domination masculine est encore ce qui structure qu’on en est conscience ou pas nombre des inégalités dans la société.
Nous terminerons cette interprétation de Sisters in law par la dernière leçon que ce documentaire nous donne : en incarnant la justice sous les traits de la femme il nous demande de bien regarder notre représentation elle aussi symbolique de la justice : c’est une femme qui tient les yeux bandés (condition de son équité) les deux plateaux de la balance. Et de poser cette question : que la justice soit représentée sous les traits d’une femme n’est-il pas le signe que c’est par le féminin que la justice peut devenir effectivement juste ?
Ce qui permettrait de comprendre pourquoi homme ou femme, du Cameroun ou d’ailleurs, on se reconnaît si aisément dans cette incarnation féminine de l’idée de justice…

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