tag:blogger.com,1999:blog-79999649717693608172024-03-04T20:30:08.358-08:00J'adore la philo !!!Unknownnoreply@blogger.comBlogger55125tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-35743824628944055112009-05-10T08:28:00.001-07:002009-05-10T08:29:37.864-07:00Explication de texte : Lettre à Ménécée<span style="font-weight:bold;">Lecture du texte</span><br />• Epicure s’en prend à ceux qui lisent mal ses textes et déforment sa pensée.<br />• Thème = le plaisir<br />• 2 thèses : celle d’Epicure et celle de ses mauvais lecteurs qui interprètent mal sa pensée. Il faut tenter de dégager la thèse d’Epicure de la fausse opinion que s’en font les mauvais lecteurs.<br />• Faire la distinction entre les plaisirs et le plaisir.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Problématique</span><br />L’enjeu principal est de pouvoir mieux vivre en suivant la méthode épicurienne, donnée comme méthode d’obtention du plaisir.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Plan</span><br />1. Une mauvaise compréhension de la doctrine épicurienne.<br />A. « Les plaisirs voluptueux… »<br />B. « Les plaisirs voluptueux et inquiets »<br />2. La doctrine des plaisirs expliquée par Epicure.<br />A. Deux sortes de plaisirs.<br />B. Le plaisir comme « raisonnement vigilant ».<br />C. Le plaisir comme conséquence.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-56606115007146185452009-05-06T12:54:00.000-07:002009-05-06T12:56:51.664-07:00L'histoireL’histoire désigne à la fois la réalité historique, le devenir comme succession temporelle, et la discipline historique. Le mot recouvre donc l’objet d’étude et l’étude elle-même. L’histoire en tant que discipline n’est jamais que la connaissance que l’on peut avoir de la réalité passée. Cette connaissance prétend être scientifique : l’est-elle vraiment ? Si oui, en quel sens ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation</span><br />Il est possible d’envisager une première définition de l’histoire comme succession d’événements historiques, c’est-à-dire l’histoire qu’on fait, plutôt que l’étude de cette succession par des historiens. Ce principe de succession a son importance : s’agit-il d’une accumulation de faits sans direction ni sens, ou au contraire l’histoire est-elle une succession cyclique, organisée, répétitive ? La question est donc de savoir si l’histoire est dirigée par un principe d’ordre, ou si elle est laissée au chaos et à l’incertitude. Dans la première hypothèse, rien ne pourrait être autrement et l’histoire est donc nécessaire ; dans la seconde, tout pourrait toujours être autrement et l’histoire est donc contingente. L’histoire est-elle contingente ou nécessaire ?<br /><br />L’histoire peut également se comprendre comme récit d’une suite d’événements : l’histoire est une discipline pratiquée par des historiens. Son objet doit donc attirer notre attention : tous les faits ne sont pas historiques, c’est l’historien qui en dégage les événements. Mais en quoi alors l’événement se distingue-t-il du fait ? Est-ce l’événement qui se signale à nous en tant que tel, ou bien au contraire est-ce l’observation humaine qui le désigne comme tel ? Cette seconde idée semble validée par le fait qu’on range dans la préhistoire les faits qui ne bénéficient pas d’un témoignage humain puisqu’antérieurs à la naissance de l’écriture. Mais alors, la question se pose : l’événement historique est-il quelques chose de donné ou de construit ?<br /><br />Y a-t-il un sens de l’histoire, l’histoire tend-elle vers une fin et progresse-t-elle ? Vouloir penser un progrès de l’histoire, c’est ménager l’espoir que la temporalité humain est capable de leçons, et que le mal passé n’a pas été vain. Sans cela, l’histoire serait désespérante. Mais, si l’on regarde le monde avec lucidité, n’est-ce pas pourtant le constat qui s’impose ? Il faudrait donc dénoncer l’idéal du progrès humain comme autant d’utopies dangereuses, et se méfier du totalitarisme intellectuel que dissimule toute histoire universelle. C’est entre deux extrêmes qu’il s’agit de penser le progrès humain dans l’histoire. Le progrès dans l’histoire est-il une utopie dangereuse ou un espoir raisonnable ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. Le sens de l’histoire.</span><br />Dans la Grèce antique, le devenir est répétition, retour cyclique scandé par les fêtes, dominé par le rythme des saisons. Il n’est qu’à lire Platon (philosophe grec, 427-348) pour comprendre que le temps est désordre et chaos, qu’il n’est que l’image mobile, imparfaite de l’humanité. La sagesse humaine réside donc dans la subordination à l’ordre cosmique, dans la contemplation de l’immuabilité divine et non dans la liberté créatrice.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">A. Histoire universelle et téléologie.</span><br />Si l’histoire a un sens, c’est qu’elle tend vers une certaine fin, que celle-ci soit définie ou indéfinie. Il y a donc une fin de l’histoire, fin à partir de laquelle son développement peut être compris. On appelle téléologique une théorie qui explique un processus par sa fin : il y a donc un lien entre l’idée de progrès et l’idée téléologique d’une histoire universelle qui explique chaque événement à partir d’un principe, ici une fin. <br /><br />Les conceptions chrétiennes de l’histoire ont été de ce point de vue les premières histoires universelles, parce que les premières à considérer que l’histoire (de même que la politique et l’Etat chez les Grecs) tendrait vers un Bien, c’est-à-dire vers la rédemption. Bossuet (philosophe français, 1627-1704) dit que « l’histoire, c’est le retour des hommes à Dieu ». C’est là une conception déterministe et providentialiste de l’histoire, car la finalité de l’histoire est préalablement inscrite, même si le cheminement vers cette fin est chaotique.<br />La théologie chrétienne est donc la première qui a tenté de saisir le déroulement de l’histoire dans sa totalité et lui assigne une signification. En effet, l’humanité toute entière se trouve située dans une succession d’événements : la Création, le péché originel, la loi de Moïse, la Rédemption par la naissance et la mort du Christ, le Jugement dernier. Désormais, l’histoire a un début, une fin et un sens. Elle est interprétée comme le salut de l’humanité. Mais cette histoire n’est pas rationnelle puisqu’elle repose sur la foi en la Providence divine. Elle ne reconnaît pas l’homme comme un être historique capable d’autonomie. Dans sa forme comme dans son contenu, l’histoire est révélée. Le devenir n’est donc que l’accomplissement de ce qui était prévu. L’événement peut être prophétisé, espéré, mais dans tous les cas, il est déjà là. Et la référence au Christ, être transcendant l’histoire, annule toute historicité.<br /><br />C’est aussi le sens de l’analyse d’un philosophe américain contemporain, Francis Fukuyama, qui fixe comme « fin » à l’histoire la réalisation d’une démocratie libérale : « ce résumé de l’histoire selon la doctrine chrétienne montre clairement qu’une « fin de l’histoire » est implicite dans l’idée même de l’écriture de toute histoire universelle. Les événements particuliers de cette histoire ne peuvent être signifiants que dans la perspective d’une finalité plus vaste et plus universelle, dont la réalisation apporte nécessairement avec elle la fin du processus historique. Cette fin de l’homme et de l’humanité est ce qui rend tous les événements particuliers potentiellement intelligibles. » (Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Champs-Flammarion, 1992, p. 28.)<br /><br />Nous sommes alors confrontés au double sens du mot « fin » comme finalité et comme arrêt. Une fois la fin de l’histoire revenue à Dieu, n’est-il pas nécessaire qu’elle prenne fin ? Cette fin de l’histoire demeurant impensable, on peut substituer à la pure téléologie l’idée d’un progrès indéfini et asymptotique : le devenir historique est sous-tendu par une certaine valeur à laquelle chaque vie individuelle contribue. Ainsi Condorcet (philosophe français, 1734-1794) prend-il pour loi générale l’idée d’un « perfectionnement indéfini de notre espèce » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’Instruction publique, 17, Arago, 1847, p. 183.), de façon à ce que chaque homme se pense non pas comme « une existence passagère et isolée, destinée à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même » (Ibidem), mais comme « une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel » (Ibidem). Destinée à garantir l’espoir, l’idée de la loi du progrès ne peut donc entretenir l’homme qu’à condition d’être indéfinie. Ainsi Condorcet distinguera-t-il dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès humains dix palier successif par lesquels l’homme s’élève vers le savoir scientifique et la liberté politique.<br /><br />Distinguer ainsi les époques suppose un travail de reconstitution des signes : il s’agit de repérer dans les faits passés les signes de l’acheminement progressif du devenir humain vers son but. C’est là ce que Kant (philosophe allemand, 1724-1804) appelait l’enthousiasme, cette faculté de déceler des signes dans les faits. Mais il faut cependant se garder de notre enthousiasme, car il peut nous amener à transformer tel fait en signe de ce que l’on voudra. Ainsi Paul Valéry (philosophe français, 1817-1946) stigmatise-t-il l’enivrement dangereux des théories de l’histoire, arguant de ce que « l’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout » (Valéry, Regards sur le monde actuel, « La Pléiade », tome 2, 1960, p. 935.).<br /><br />Ce n’est donc qu’aux XVIIIe et XIXe siècles qu’apparaissent les premières interprétations rationnelles de l’histoire. Le mérite en revient en particulier à la philosophie de Hegel. Elle réconcilie l’historique et le rationnel en présentant l’histoire comme une totalité dont le sens est déchiffrable par la raison. Mais comment peut-on considérer l’histoire philosophiquement alors que, à l’inverse de la philosophie qui s’occupe des idées, l’histoire privilégie le réel ? Hegel répond à cette objection en affirmant que « la seule idée qu’apporte la philosophie est… l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement ».<br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Progrès et finalité.</span><br />L’idée de progrès suggère celle d’un état final. La fin de l’histoire, ce serait la fin des guerres, des violences. On constate qu’il y a eu des progrès indéniables dans la manière dont l’homme sait se rendre maître et possesseur de la nature, autrement dit des progrès engendrent aussi des maux : détérioration de l’environnement, armes de destruction massive… Il y a eu aussi des progrès du droit, de la liberté, mais ces progrès ne constituent pas un progrès d’ensemble et l’histoire manifeste un mixte de progrès et de non-progrès. A quoi il faut ajouter que tout peut être anéanti du jour au lendemain. Si en s’appuyant sur l’expérience, on ne peut pas prouver que l’histoire a un sens – celui du progrès moral de l’espèce humaine – on peut le penser comme possible et c’est même un devoir d’adopter cette idée. C’est seulement en se plaçant sous cette idée que les hommes pourront accomplir les pas nécessaires à la réalisation de la paix.<br /><br />Mais toute théorie téléologique de l’histoire ne repose pas nécessairement sur le concept de progrès. Comme les théories finalistes, les théories du progrès sont basées sur une unification du devenir historique, en tant que celui-ci tire son sens de la seule idée de progrès. Mais cela implique alors l’idée d’une hiérarchisation des époques les unes par rapport aux autres, chaque époque prenant son sens d’après sa contribution à la marche d’ensemble du tout. C’est ce qui explique que pour Condorcet (philosophe, mathématicien et politologue français, 1743-1794), il n’y a pas de progrès historique sans démarche globalisante et unifiante.<br /><br />Comment alors ne pas écraser le fait individuel, la spécificité d’une époque ou d’un peuple, dans la globalité du tout dans lequel ils sont censés s’inscrire ? C’est l’enjeu de la distinction qu’opère Foucault (philosophe français, 1926-1984) entre l’histoire globale, unifiante et centralisée, et l’histoire générale, articulation d’histoires générales spécifiques : « une description globale resserre tous les phénomènes autour d’une centre unique – principe, signification, esprit, vision du monde, forme d’ensemble ; une histoire générale déploierait au contraire l’espace d’une dispersion. » (Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 19.) Pour qu’il y ait progrès, il faut que les différentes spécificités constituent une unité, ou bien, en langage hégélien, que « les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 81.). Il s’agit que chaque peuple ne soit qu’une figure particulière de l’Esprit universel. On peut alors critiquer le progrès au nom d’une attention au particulier : chaque époque ne peut se réduire à un moyen, elle est à la fois moyen et fin.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. Les différentes manières d’écrire l’histoire et la fin de l’histoire comme idée régulatrice.</span><br />Parmi les récits, il y a d’abord eu ce que Hegel appelle l’histoire originale : celle des historiens qui, comme Hérodote (historien grec, 484-425), ont décrit les actions, les événements, les situations qu’ils ont vécu et auxquels ils ont été personnellement attentifs. Cette forme d’histoire est vivante et n’exige de l’historien aucune réflexion propre. Au contraire, l’auteur doit laisser les individus et les peuples dire eux-mêmes ce qu’ils veulent, ce qu’ils croient vouloir. L’histoire originale permet donc de pénétrer la personnalité propre des individus et des peuples dans leur propre culture et leur propre conscience. Une autre caractéristique de ces histoires, est l’unité d’esprit, la communauté de culture qui existe entre l’écrivain et les actions qu’il raconte. De ce fait, la compréhension de l’historien ne dépasse pas l’événement. Elle participe donc des illusions et des préjugés de son temps.<br />Une autre manière d’envisager l’histoire est l’histoire pragmatique dont la pire forme, dit Hegel, est la « petite psychologie » qui croit trouver les « mobiles des personnages historiques, de leurs penchants et de leurs passions particulières ». L’écrivain introduit aussi parfois des réflexions morales et politiques, et cherche à tirer de l’histoire des enseignements. Or, dit Hegel, la seule leçon de l’histoire est qu’il n’y a pas de leçon de l’histoire : « On recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et les gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. » La raison en est que, à chaque époque, les peuples, les gouvernants se trouvent dans des conditions si particulières, que les leçons qu’on peut tirer du passé apparaissent abstraites et inefficaces. Hitler connaissait l’échec des campagnes napoléoniennes de 1812-1813 et l’analyse donnée par Clausewitz (officier et théoricien militaire prussien, 1780-1831) de cet échec dans De la guerre. Mais il n’en a tenu aucun compte, espérant réussir, grâce à la vitesse de ses engins blindés, là où Napoléon avait échoué. <br /><br />Il serait alors impossible d’espérer sans l’idée de progrès. Le jugement qui s’attache à l’unité des faits historiques et au progrès de l’humanité n’a donc pas vocation à revendiquer un statut de connaissance positive : pour garder son innocuité, il doit être régulateur, être réflexion plutôt que connaissance. Bref, le progrès ne peut être normatif sous peine de devenir dangereux : « la fin de l’histoire n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d’arbitraire et de terreur » (Camus, L’Homme révolté, Gallimard, Folio, 1969, p. 277.).<br /><br />Condition de l’espoir, l’idée de progrès n’endosse-t-elle pas de ce fait un statut religieux ? Cournot (philosophe français, 1801-1877) a ainsi démasqué l’idée de divin sous l’idée de progrès pour en dénoncer le présupposé : la fin justifierait les moyens, c’est-à-dire l’excellence du but (le progrès réalisé) justifierait les souffrances par lesquelles il a fallu en passer pour l’atteindre. Dans ce cas, le progrès n’est rien d’autre qu’une Providence laïcisée, et s’expose alors à différentes controverses : comment, par exemple, accepter la Providence devant le spectacle du mal ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. Le mal peut-il être un moment du bien ?<br />A. Le mal.</span><br />Comment le progrès saurait-il s’accommoder du mal ? Cette question naît à l’époque des Lumières (deuxième moitié du XVIIIe siècle), et Voltaire (philosophe français, 1694-1778) dans son Poème dur le Désastre de Lisbonne (1756) met en place ce rejet des idéologies qui justifient le mal sur l’autel de la Providence divine. Le mal ne peut être justifié par l’histoire : cela conduit au totalitarisme, ni expulsé de l’histoire : c’est alors une utopie.<br /><br />Le mal est encombrant : il serait plus simple de l’expulser de l’histoire de le justifier. C’est la fonction de l’utopie, qui est l’horizon de toute conception progressiste de l’histoire. Même si la Cité idéale que décrit Socrate dans le livre V de la République n’a d’existence « que dans nos discours, puisque, aussi bien, je ne sache pas qu’elle existe en aucun endroit de la terre » (Platon, La République, IX, 592a, GF-Flammarion, 1966, p. 356.), elle est restée la référence (explicite ou non) des utopies les plus célèbres. L’eudémonisme (le bonheur définitif de la Cité idéale) dit que l’utopie est une suppression du temps : mais comment rend-on raison de l’histoire en supprimant le temps ?<br /><br />Penser le progrès dans l’histoire, c’est chercher comment du mal peut sortir un bien. C’est le rôle que joue, dans l’analyse kantienne, la notion d’insociable sociabilité des hommes, « c’est-à-dire leur inclination à rentrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire » (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, GF-Flammarion, 1990, p. 74.). Kant (philosophe allemand, (1724-1804) entend en effet repérer dans « le jeu de la liberté du vouloir humain » (Ibidem, p. 69.) une régularité qui serait une ruse de la nature. En s’opposant les uns aux autres à la recherche de leurs intérêts privés, les hommes font le jeu de la nature. Le dessein naturel nous donne donc « un fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu’un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système » (Ibidem, p. 86.). Mais on ne peut espérer rendre raison à l’histoire et l’unifier par l’idée de progrès sans faire de la discorde un aiguillon de la concorde.<br /><br />Dans les analyses d’Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) et de Marx (Philosophe allemand, 1818-1883), l’idée prévaut que le mal et la violence font partie intégrante de l’histoire. Chez Marx, chaque société est la mère d’une société nouvelle, et en accouche dans la douleur. C’est donc la violence qui est la sage-femme de l’histoire, au sens où les sociétés nouvelles voient le jour grâce à le violence des guerres et des révolutions (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture). Crise et progrès ne seraient alors pas conciliables.<br />La question se pose alors : faut-il réduire et effacer le mal, ne faire aucune différence entre les blessures, sous prétexte qu’elles auraient en quelque mesure contribué à un progrès ? On peut penser ce problème à partir de sa propre histoire, quand il s’agit de tirer quelque chose de ses propres malheurs. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. La question de la théodicée.</span><br />Comment distinguer entre Dieu comme cause physique et cause morale du mal, sans paraître banaliser et esquiver le mal dans le meilleur des mondes possibles ? Comment l’optimisme évite-t-il la résignation béate, et comment éviter « que Dieu devienne blâmable lui-même pour éviter que l’homme ne le soit » ? (Leibniz, Essais de Théodicée, § 119 ; GF-Flammarion, 1969, p. 173.) Il faut arriver à penser que Dieu tolère les maux en vue de plus grands biens, que la suprême raison l’oblige à le tolérer. <br /><br />Hegel également raisonne de cette manière : il nous invite à penser le caractère passager et éphémère du devenir. Plutôt que de souffrir du malheur, mieux vaut tenter de le comprendre. Ainsi « devons-nous nous réconcilier avec la caducité » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 91.). Le spectacle de la caducité aiguise notre douleur et notre compassion, mais la douleur ne saurait tenir lieu de pensée, puisqu’elle nous inclinerait au fatalisme. Il faut donc penser que les pires heures de l’histoire n’en sont que des moments.<br /><br />C’est là refuser toute incidence possible de l’homme sur l’histoire autre qu’involontaire. S’il y a progrès, il ne peut être le résultat de la liberté humaine individuelle, parce que les hommes sont incapables de tirer les fruits du passé : « on recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire spécialement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 35.). Hegel exclue là l’homme du progrès de l’histoire. Tocqueville (philosophe français (1805-1859) le reprochait d’ailleurs à Hegel lorsqu’il dit : « je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain » (Tocqueville, Souvenirs, 1942, p. 72.) L’idée de progrès est-elle alors fondamentalement déshumanisante ?<br /><br />C<span style="font-weight:bold;">. Un plan caché de la nature.</span><br />Une tentative philosophique pour traiter l’histoire se différencie de la démarche empirique propre à l’historien. Cette dernière ne vise qu’à rapporter et à consigner la diversité des actions humaines, telles qu’elles se sont produites par le passé. La démarche philosophique, au contraire, cherche au-delà de l’agrégat des actions humaines, à se représenter un système qui seul pourrait rendre compte d’une manière ordonnée de l’infinie variété des actions. Car c’est le propre de la philosophie d’être un système.<br />Il n’est donc pas suffisant, pour tenter de comprendre ce cours absurde, de s’interroger sur l’homme. Le philosophe doit prendre en compte la situation de l’homme dans la nature. Et remarquer cette forte contradiction : d’une part, l’homme est la seule créature raisonnable dans la nature ; d’autre part, toute raisonnable qu’elle est, elle ne manque pas d’avoir une conduite insensée. C’est donc que la vérité dernière de l’homme doit être recherchée, non pas en lui, mais dans la nature elle-même. Puisqu’il est impossible au philosophe « de présupposer dans l’ensemble chez les hommes, et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l’on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature » (Kant)<br /><br />Comme le souligne Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, ce plan secret qui se déroule quel que soit le désordre apparent des conduites humaines, ne saurait se réaliser à l’échelle d’un individu, d’une vie. Car alors « chaque homme devrait jouir d’une vie illimitée pour apprendre comment il devrait faire un complet usage de ses dispositions naturelles ». Et comme chaque homme, au contraire, ne dispose que d’une courte durée de vie, la nature « a besoin d’une lignée, peut-être interminable de générations où chacune transmet à la suivante ses lumières, pour amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu’au degré de développement pleinement conforme à ses desseins ». C’est donc l’homme en tant qu’espèce qui est concerné. L’homme, animal raisonnable mais contradictoire, qui par son « insociable sociabilité » a, à la fois un penchant à s’associer et un penchant à s’isoler.<br /><br />Société également contradictoire, puisqu’elle doit à la fois assurer le maximum de libertés aux hommes qui la composent et imposer aussi le maximum de déterminations et de garanties pour limiter cette liberté, afin que la liberté de chacun soit compatible avec celle d’autrui. C’est une propriété naturelle des hommes de ne pouvoir coexister dans la contrainte et la domination de leurs semblables. Ils doivent être disciplinés en tant qu’animaux et régis par des commandements. C’est par l’esprit de communauté, et par lui seulement, qu’ils peuvent se servir de leur liberté ». Aussi ce n’est, dit Kant, que dans une telle société que la nature peut réaliser son dessein suprême. Mais si c’est seulement dans l’enclos de la société civile que l’humanité peut développer toutes ses dispositions, il ne sert à rien de travailler à une construction civile parfaite au sein d’une communauté, si la guerre règne dans les relations extérieures d’Etat à Etat. Se pose donc la question concrète des relations antagonistes entre les Etats.<br />D’où l’idée d’une Société des Nations « où chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa sécurité et de ses droits, non pas de sa propre puissance et de se propre appréciation de ses droits, mais uniquement […] d’une force unie et d’une décision prise en vertu des lois fondées sur l’accord des volontés ». Si chimérique que puisse paraître une telle idée, c’est selon Kant le seul moyen pour les hommes de sortir de la situation misérable où ils se mettent les uns les autres. Il s’agit de « forcer les Etats à adopter la résolution (même si cela leur coûte beaucoup) que l’homme sauvage avait accepté jadis tout aussi à contre cœur : résolution de renoncer à la liberté brutale pour chercher repos et sécurité dans une constitution conforme à des lois ». Et Kant va plus loin encore : « Un jour enfin, en partie par l’établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation commune, un état de choses s’établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate ». C’est là qu’aura lieu « l’unification politique totale dans l’espèce humaine », dans un Etat cosmopolite universel, qui réalisera enfin le plan caché de la nature. Cette idée sera reprise ultérieurement par Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795), dont l’humanité, pense-t-il, se rapprochera toujours davantage.<br /><br />Kant de fait pas œuvre d’historien. Réfléchissant sur l’histoire des hommes, il affirme que la Raison pratique (la morale) commande absolument aux hommes de mettre fin aux guerres. Peu importe que cette idée puisse paraître chimérique. Le devoir nous impose d’agir et de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que le monde soit en accord avec ce que notre raison exige. C’est pourquoi Kant considère comme l’une des fins essentielles de l’humanité l’établissement de relations internationales régulières et la constitution d’une confédération des Etats qui protégerait, par la force commune de tous, les droits de chacun d’eux, même et surtout des plus faibles. On est encore loin aujourd’hui d’une communauté civile universelle. On peut cependant constater des débuts de réalisation avec la SDN créée en 1919, dont l’objectif était de garantir la paix et la sécurité internationale. Elle ne survécut pas à la Seconde Guerre mondiale, mais l’ONU la remplaça.<br /> <br /><span style="font-weight:bold;">3. Se méfier du progrès ?<br />A. L’histoire comme science.</span><br />C’est à partir du XIXe siècle que les historiens rêvent de faire de l’histoire une science objective, en s’inspirant du modèle des sciences physiques. L’historien trouve des documents puis procède à leurs critiques externe (qui vise à déterminer l’authenticité du document et à le rétablir dans son état primitif) et interne (qui vise à déterminer la signification du document).<br /><br />L’analyse fournit ainsi une masse de documents qui permettent d’établir des faits particuliers. Il s’agit ensuite de procéder à un travail de synthèse, c’est-à-dire de déterminer la place et l’importance relative de ces faits dans la chaîne des événements. C’est là un travail de reconstruction. La vérité se trouverait donc dans les documents. Il suffirait de l’extraire. Mais il s’agit là d’une vision naïve, car les documents ne parlent qu’à ceux qui les questionnent. L’élaboration historique présuppose donc une idée préconçue, une prise de parti sans laquelle l’historien est hors d’état de comprendre et de connaître.<br />Par ailleurs, l’historien a lui-même une mentalité, une expérience d’homme qui rend difficile la compréhension des mentalités de culture différente de la sienne. C’est probablement là que se situe l’argument le plus fort de ceux qui prétendent que l’histoire ne peut prétendre à la même objectivité que les sciences physiques. Comme le souligne le philosophe italien Benedetto Croce (écrivain, philosophe et homme politique italien, 1866-1952), « toute véritable histoire est histoire contemporaine, c’est-à-dire du présent ». Il est impossible de séparer l’histoire de l’historien. Voilà pourquoi, ) chaque génération, l’histoire est réécrite. Chaque époque reprend l’histoire à la lumière du lendemain auquel elle prétend. D’autant que chaque historien ne s’intéresse aux faits que dans la mesure où ils confirment ou infirment un système d’explication du monde, une philosophie de l’histoire, qui est la sienne.<br /><br />Si l’histoire ne peut prétendre égaler le modèle des sciences physiques, c’est aussi parce que l’historien étudie des faits qui se caractérisent par leur singularité temporelle, qui ne se répètent jamais deux fois de la même manière. L’historien ne peut donc ni établir des lois établissant des rapports de causalité nécessaire, sinon des vues générales sur l’évolution des choses, ni prévoir l’avenir. Croire le contraire, ce serait nier la liberté des hommes. Il ne peut pas non plus avoir recours au contrôle expérimental rigoureux tel qu’il est pratiqué en physique. L’élaboration de l’histoire comporte toutefois quelque chose de proprement scientifique : d’abord au stade de l’étude de documents, l’historien a recours aux sciences auxiliaires de l’histoire (critique des documents écrits, paléontologie, archéologie, numismatique, psychologie, sociologie, économie…) et peut ainsi établir les faits de manière rigoureuse. Ensuite, au stade de la reconstruction du passé, l’historien vise le vrai et non le beau ou l’agréable, en cherchant à enchaîner les événements, en mettant à jour les causes singulières de leur succession, tout en sachant que ces causes ne se répèteront pas. L’histoire est une discipline originale qui s’attache au singulier, au successif, à ce qui a cessé d’être.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Progrès continu et discontinu : la part du hasard.</span><br />Pour Machiavel (philosophe italien 1469-1527), le culte du passé ne repose sur rien qui soit rationnel : « les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu pendant leur jeunesse » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Œuvres complètes, Livre II, Gallimard, 1952, p. 509.). Si le passé est inconnu tout en étant néanmoins pris comme modèle, il n’est qu’une norme abusive qui ne dit rien d’autre qu’une incapacité à vivre et à affronter le présent. <br />Finalement, ne s’agirait-il pas d’une simple insatisfaction du présent ? Comme ces voyageurs qui vantent leur pays natal tant qu’ils sont en voyages, et qui préfèrent les pays qu’ils ont visités lorsqu’ils rentrent chez eux.<br /><br />L’histoire des sciences nous donne l’exemple d’un progrès discontinu : le progrès scientifique est discontinu et est progrès tout de même. La vérité scientifique serait ainsi une vérité corrigée, qui ne progresserait qu’en faisant constamment retour à ses propres commencements. Pour Lévi-Strauss, le progrès ne serait « ni nécessaire ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme le diraient les biologistes, par mutations » (Lévi-Strauss, Race et Histoire, Presse Pocket, Agora, 193, p. 46.).<br />La liberté est la condition du progrès, mais elle trouve mal sa place dans le déterminisme historique qui fait de l’histoire le développement d’une cause initiale et l’acheminement vers une cause finale. <br /><br />La théorie du hasard que propose l’application que fait Cournot (philosophe français, 1801-1877) des mathématiques à l’histoire, nous conduirait à penser l’histoire en dehors de tout déterminisme. L’idée de hasard « donne un sens incontestable à ce que l’on a appelé la philosophie de l’histoire, à ce que nous aimerions mieux appeler l’étiologie historique, en entendant par là l’analyse et la discussion des causes ou des enchaînements de causes qui ont concouru à amener les événements dont l’histoire nous offre le tableau ; causes qu’il s’agit surtout d’étudier au point de vue de leur indépendance ou de leur solidarité ». Invoquer le hasard, ce n’est donc pas renoncer à trouver des causes en histoire, mais c’est respecter l’indépendance des causes entre elles. S’il y a progrès en histoire, il n’y a pas de loi, le progrès dans l’histoire n’est pas l’évolution dans la nature. C’est parce que l’histoire n’est pas la nature que nous y sommes libres.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. La rationalité cachée de l’histoire.</span><br />L’histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle par laquelle l’Esprit parvient à sa vérité. La Raison divine, l’Absolu doit s’aliéner dans le monde que font et défont les passions pour s’accomplir.<br />Ainsi l’histoire du devenir des hommes coïncide avec l’histoire du devenir de Dieu. Etats, peuples, héros ou grands hommes, formes politiques et organisations économiques, arts et religions, passions et intérêts, figurent la réalité de l’Esprit et constituent la vie même de l’absolu : « L’Esprit se répand ainsi dans l’histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même. Mais son travail intensifie son activité et de nouveau il se consume. Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s’oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d’être œuvrée. Ce qui était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle.<br /><br />Dans cette dialectique ou ce travail du négatif, l’Esprit, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, se dresse chaque fois plus fort et plus clair. Il se dresse contre lui-même, consume la forme qu’il s’était donné, pour s’élever à une forme nouvelle, plus élevée. Dès lors, ce n’est pas en vain que les individus et les peuples sont sacrifiés. On comprend aussi que les passions sont, sans le savoir, au service de ce qui les dépasse, de la fin de la dernière de l’histoire : la réalisation de l’Esprit ou de Dieu. Chaque homme, dans la vie, cherche à atteindre ses propres buts, cache sous des grands mots des actions égoïstes et cherche à tirer son épingle du jeu. Et la passion, ce n’est jamais que l’activité humaine commandée par des intérêts égoïstes et dans laquelle l’homme met toute l’énergie de son vouloir et de son caractère, en sacrifiant à ses fins particulières et actuelles toutes les autres fins qu’ils pourraient se donner.<br /><br />Mais si les passions sont orientées vers des fins particulières, elles ne sont pas, pour autant, opposées à l’universel. Le tumulte des intérêts contradictoires, des passions se résout en une loi nécessaire et universelle. L’individu qui met son intelligence et son vouloir au service de ses passions sert, en fait, et malgré lui autrui, en contribuant à l’œuvre universelle. Telle est la ruse de la raison : les individus font ce que la Raison veut ; sans cesser de suivre leurs impulsions, leurs passions singulières, de même que grâce à la ruse de l’homme, la nature fait ce qu’elle veut sans cesser d’obéir à ses propres lois.<br /><br />L’universel est donc présent dans les volontés individuelles et s’accomplit par elles et particulièrement par la médiation des grands hommes historiques. Ainsi, par exemple; Jules César ne croyait agir que pour son ambition personnelle en combattant les maîtres des provinces de l’empire romain. Or sa victoire sur eux fut en même temps une conquête de la totalité de l’empire : il devint ainsi, sans toucher à la forme de la constitution, le maître individuel de l’Etat. Et le pouvoir unique à Rome que lui conféra l’accomplissement de son but, de prime abord négatif, ouvrait une phase nécessaire dans l’histoire de Rome et dans l’histoire du monde.<br /><br />Les grands hommes, les peuples avec leur esprit, leur constitution, leur art, leur religion, leur science ne maîtrisent pas le sens de ce qu’ils font. Ils ne sont que les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et s’accomplissent inconsciemment. Si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, c’est bien parce que les passions sont énergie, incandescente du vouloir, tension vers un but, mais aussi et surtout parce qu’elles ne sont que les moyens du génie de l’univers pour accomplir sa fin.Unknownnoreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-59713589684781596372009-05-05T15:54:00.000-07:002009-05-05T15:56:24.549-07:00Conscience / Inconscient<span style="font-weight:bold;">1. La conscience de soi est-elle immédiate ?<br />A. La conscience de soi paraître être immédiate.</span><br />Le mot conscience a eu pendant longtemps une signification morale. La conscience est en ce sens un conseiller qui nous avertit de ce que nous devons faire, et c’est aussi un juge qui se prononce sur ce que nous avons fait. Tel est le sens de l’expression « avoir mauvaise conscience ». C’est avec Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) que la notion de conscience cesse d’être employée dans le sens de « conscience morale » pour désigner la connaissance qu’a l’esprit de lui-même. Le sujet ne peut éprouver des sensations, des sentiments, avoir des pensées sans qu’il sache ou sente que c’est lui qui les éprouve ou les pense. La conscience c’est donc le savoir qui accompagne nos représentations ou nos états de conscience.<br />La conscience paraît être, pour chacun, l’objet d’un savoir immédiat. Le sujet qui pense ne sait-il pas qu’aussitôt il pense ? Et celui qui est triste, ne sait-il pas qu’il est triste ? Il n’est pas un seul fait psychique qui ne soit accompagné de conscience : sans conscience, pas de plaisir ni de douleur, pas de sensation, pas d’idée ni de jugement, pas de volonté. La conscience est donc la condition de tous les faits psychiques. Je ne peux avoir conscience de moi sans avoir conscience de moi sentant, pensant ou voulant.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Conscience spontanée et conscience de soi</span><br />On distingue la conscience spontanée, directe, à laquelle on peut donner le nom de sens intime et la conscience claire, réfléchie que l’on appelle conscience de soi. Dans la conscience simple, le moi sujet ne se distingue pas du moi objet. Mieux, il n’y a pas encore de moi. L’enfant parle de lui à la troisième personne, il s’objective lui-même, il s’appelle de son nom extérieur, comme les autres l’appellent lui-même. Il dit : « Manuela fait ceci, Manuela veut cela. » La conscience réfléchie, ou conscience de soi, commence lorsque l’enfant dit Je. Elle se précise avec la différence du JE et du ME, lorsque l’on dit « Je me connais moi-même ».<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. La conscience devient conscience d’elle-même par la négation de ce qui n’est pas elle.</span><br />Mais ce prétendu savoir immédiat de la conscience n’est-il pas un leurre ? Certes Descartes parle d’une saisie de la conscience pas elle-même, mais celle-ci n’a rien de commun avec une simple prise de conscience immédiate de soi. Ce n’est qu’au terme d’un processus de négation de ce qui n’est pas elle que la conscience se saisit d’elle-même, devient conscience de soi.<br />La situation de l’homme épris de certitude est déprimante. Descartes se résout donc à ne cherche la vérité qu’en lui-même. C’est le point de départ d’un programme ambitieux : recommencer à philosopher comme si personne n’avait pensé auparavant.<br />Le but de Descartes est donc la recherche de la vérité. Comment distinguer l’évidence de la pseudo-évidence ? Commence savoir avec certitude que ma certitude est bien le fait de la raison ? Une seule méthode : commencer par douter et pousser le doute jusqu’au bout. C’est au terme d’un doute totalitaire radical, méthodique, que Descartes rencontre une idée claire et distincte, une idée qui résiste à tous les efforts du doute : « il faut conclure, et tenir pour constante que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit » (Méditations métaphysiques, 1641). <br /><br />Je suis, j’existe, mais que suis-je, sinon une chose qui pense c’est-à-dire une âme ou un esprit ? De cette vérité (le fameux cogito), Descartes en déduit la distinction nécessaire entre deux substances, l’âme et le corps, dont la première est plus facile à connaître que la seconde, car elle est première dans l’ordre de la découverte de la vérité. Aussi, à la fin de la Méditation Seconde des Méditations métaphysiques, on peut lire : « Je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit ».<br />Je puis d’abord douter des apparences sensibles. Les sens ne me trompent-ils pas parfois ? Un bâton plongé dans ne paraît-il pas tordu ? Une tour carrée vue de loin ne paraît-elle pas ronde ? Peut-on se fier entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés ? Soit, mais puis-je vraiment douter « que je sois ici assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature » ? Descartes invoque alors les délires des fous et surtout l’expérience du rêve : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? »<br />Peut-on vraiment distinguer la veille du sommeil ? Qui sait si la vie n’est pas un songe ? Un soupçon se glisse. Cela suffit à me faire douter de la nature corporelle et de toutes les sciences qui s’y rapportent : la physique, l’astronomie, la médecine…<br /><br />Que reste-t-il ? Les idées simples, tellement simple qu’on ne peut pas les décomposer en d’autres idées plus simples : celles de figure, d’étendue, de quantité ou grandeur, de nombre, de lieu, de temps. Reste aussi les évidences mathématiques : « car soit que je veille ou je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ». Mon esprit ne peut naturellement en douter. Mais tant que j’ignore l’origine de mon être, j’ignore aussi la valeur de ma faculté de connaître. Qui sait si je n’ai pas été créé par un Dieu trompeur, de sorte que ma faculté de connaître ne me permette pas d’atteindre les évidences ? Ainsi, « de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter ». Et pour ne pas oublier toutes ces raisons de douter que j’ai avancées et maintenir le doute jusqu’à ce que je n’aie plus aucune raison de douter, j’imaginerais qu’il y a un Malin Génie qui me trompe toujours et partout dans mes jugements.<br /><br />C’est ce doute qui s’étend à toute la connaissance, ce doute poussé jusqu’à l’extrême, qui se révèle comme l’affirmation d’une première vérité. En effet, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que Moi qui pensais cela « fusse quelque chose ». Mais il y a un certain Malin Génie qui s’emploie à toujours me tromper : « Il n’y a point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »<br /><br />Je suis certain que je suis, mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis ? Avant l’opération du doute, je me considérais comme ayant d’abord un corps, c’est-à-dire « un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre ». Outre cela, je constatais que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je pensais, et « je rapportais toutes ces actions à l’âme ». Mais je ne m’attardais point à penser ce que c’était que cette âme et mon corps me paraissait plus aisé à connaître. Après le doute, c’est l’inverse. Moi qui, maintenant, pense que la vie n’est peut-être qu’un rêve, moi qui suppose qu’il y a un Malin Génie qui me trompe toujours et partout, je ne suis plus assuré d’avoir un corps, ni même que se nourrir, marcher, sentir soient des attributs de l’âme. Je ne suis certain que d’une seule chose, c’est que je suis une chose qui pense, un pur pouvoir de penser, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison. Si le cogito, c’est le moi conçu sans le corps, ce moi ne peut être qu’intelligence pure.<br />Lorsque Descartes affirme : « Il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit », cela signifie que mon esprit est, dans l’ordre de la recherche de la vérité, la première des connaissances. Mon esprit subsiste alors même que je doute de tout, du monde, même de mon propre corps.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. Il n’y a pas de conscience purement intérieure, il n’y a pas de monde purement extérieur.<br />A. Toute conscience est conscience de quelque chose.</span><br />Alors même que je doute de tout, je prends conscience que je suis et, de plus que je suis une « chose » qui pense, un esprit. Est-ce à dire, comme l’affirme Descartes, que l’esprit est une réalité en soi, une réalité absolue qui n’a pas besoin du corps et de quelque objet que ce soit pour exister ? Gassendi (abbé Pierre Gassend dit Gassendi, 1592-1655, mathématicien, philosophe et astronome français. L'astéroïde 7179 Gassendi a été nommé en son honneur.) objecte à Descartes : « Je pense, dites-vous ; mais que pensez-vous ? Car enfin toute pensée est pensée de quelque chose ». Je peux bien, en effet, percevoir ma pensée unie aux objets auxquels elle s’applique, mais non séparée de tout objet. Que je me connaisse comme être pensant, cela signifie donc tout simplement que j’existe moi comme être pensant, et non que ma pensée existe en soi. Le véritable cogito n’est-il pas mouvement vers les choses, rapport au corps, au monde ?<br /><br />C’est ce qu’affirmera avec force Husserl (philosophe allemand, 1859-1938), le fondateur de la phénoménologie (science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur) : toute conscience est conscience de quelque chose. Autrement dit, ma conscience n’est ni une sorte de témoin passif des impressions reçues – elle est l’activité de l’esprit tourné vers les choses – ni le souverain mystérieux d’une vie intérieure secrète conçue comme un système clos. Toute conscience est rapport du « moi » au monde. La conscience est intentionnalité, c’est-à-dire visée d’un objet. Vidée d’un objet, elle n’est plus conscience, elle s’anéantit. L’objet peut-être extérieur, comme quand je perçois un arbre, ou intérieur, comme dans l’imagination ou le souvenir, je perçois ce même arbre en son absence. Mais dans les deux cas, ma conscience se rapporte à cet arbre qui est extérieur. Même des phénomènes qui passent pour purement intérieurs ou purement psychiques représentent à leur manière une certaine relation avec des objets ou des êtres : « Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans les représentations, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement, quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour, quelque chose qui est aimée, dans la haine, quelque chose qui est haï, dans le désir, quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite. Cette présence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. » (Husserl, Méditations cartésiennes, 1929)<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Toute conscience est conscience de quelque chose et en même temps conscience d’elle-même.</span><br />Mais s’il n’y a pas de conscience purement intérieure, il n’y a pas non plus de monde purement extérieur. Il n’y a donc pas de dissociation à faire entre un monde intérieur et le monde extérieur. Dès lors je ne peux pas prendre conscience de l’un des termes de la relation sans prendre en même temps conscience de l’autre. Autrement dit, toute conscience est conscience de quelque chose et en même temps conscience c’elle-même comme sujet qui se tourne vers autre chose que lui-même.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. L’inconscient est-il une réalité ?<br />A. L’inconscient n’est-il qu’une conscience obscurcie ?</span><br />La conscience de ce qui se passe en moi est liée à l’attention. Cette dernière a pour fonction de rendre plus claires et plus distinctes les perceptions auxquelles elle s’applique, et réciproquement de rejeter dans l’obscurité celles auxquelles elle ne s’applique pas. Il y a donc dans la conscience deux sortes de perceptions : celle qui sont claires, et celles qui sont obscures. Et ces dernières peuvent être de plus en plus obscures, jusqu’au point où, étant à peine senties, on peut se demander même si elles parviennent à la conscience, si elles ne sont pas entièrement inconscientes. <br />D’où la question : l’inconscient n’est-il pas qu’une conscience obscurcie, c’est-à-dire une moindre conscience ou bien l’inconscient est-il une instance spécifique distincte de la conscience ?<br />Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de loi allemand, 1646-1716) affirme qu’il y a, à tout moment, en nous une infinité de perceptions, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même « dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir moins confusément dans l’assemblage » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765). Pour mieux nous faire comprendre ce qu’il entend par ces petites perceptions, Leibniz se sert de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer : « Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule » (Ibidem). Il y a donc en nous des pensées, des sentiments qui sont déjà quelque chose pour nous, quoiqu’on ne les remarque pas.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. L’inconscient est-il notre passé ?</span><br />Un peu dans la continuité de Leibniz, Bergson (philosophe français, 1859-1941) soutient dans Matière et mémoire, que la conscience n’est pas tout notre psychisme. Elle en est la part intéressée à l’action et au présent. La conscience a surtout pour rôle « de présider à l’action et d’éclairer un choix ». C’est pourquoi elle projette sa lumière « sur les antécédents immédiats de la décision et sur tout ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux ». Le reste demeure dans l’ombre.<br /><br />La thèse de Bergson va à l’encontre de la croyance que le passé n’est plus. Le passé est « tout entier », « à tout instant » : le passé est là, qui fait la synthèse de la totalité de notre personnalité, qui actualise l’intégralité de notre histoire, depuis notre première enfance. Cependant, au quotidien, nous avons l’impression que le passé n’est plus parce que l’homme agissant est tout entier tourné vers l’action, et un mécanisme cérébral veille à filtrer que « ce qui est de nature à éclairer la situation présente ». D’un côté la masse intégrale, immense et obscure du passé, de l’autre l’infime besoin de ce qui est actuellement utile. D’où l’emploi par Bergson de la notion d’inconscient, comme espace où doit se cantonner la presque intégralité du passé, avec l’idée du refoulement.<br />Bergson reconnaît donc qu’il y a des états psychologiques inconscients, autrement dit des états (des souvenirs, des pensées) qui continuent d’exister sans pour autant être conscients. Mais si ces états sont impuissants à s’actualiser, c’est parce qu’ils ne sont pas utiles à notre présent. Ils peuvent donc à tout moment, en fonction de nos besoins, redevenir conscients et n’ont, par conséquent, rien à voir avec les contenus que Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) qualifie d’inconscients.<br /><br />Attention : ne pas dire que Freud et Bergson affirment tous les deux l’existence de l’inconscient.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. L’inconscient est une instance du psychisme qui se manifeste par ses effets.</span><br />L’inconscient, pour Freud, n’est ni l’inaperçu (Leibniz) ne ce qui n’est pas actuellement à la conscience (Bergson). C’est une instance du psychisme dont on ignore tout et qui se manifeste par ses effets. L’inconscient est constitué de contenus refoulés (des représentations psychiques souvent sexuelles, agressives – c’est-à-dire des pensées, des images, des souvenirs, des fantasmes sur lesquels se fixent des pulsions) qui n’ont pu avoir accès au système préconscient-conscient. Ces contenus inconscients ne peuvent revenir directement à la conscience. Ils font retour de manière déguisée dans le rêve ou encore sous forme de symptômes qui se traduisent souvent par des pulsions.<br /><br />L’inconscient n’est donc pas une conscience obscurcie. Il constitue une véritable instance du psychisme. Freud qualifie de préconscients les pensées, les souvenirs qui sont temporairement absents de la conscience, mais qui peuvent y revenir à tout moment. Il le fait pour les distinguer des contenus qui sont véritablement inconscients. Freud affirme que l’inconscient est « un mécanisme psychique dont nous sommes forcé de reconnaître l’existence parce que nous le déduisons de ses manifestations, mais duquel nous ne savons rien ».<br /><br />Jusqu’à Freud, l’idée de psychique était strictement analogue à celle de conscience. La position de Freud, au contraire, est la suivante : il y a des actes psychologiques conscients qui ne peuvent être expliqués que par des actes psychiques qui, eux, échappent au témoignage de la conscience. La conscience n’a pas de valeur explicative totale, mais seulement partielle. Dans bien des cas, un acte psychique ne s’explique pas par la conscience, mais par un autre acte psychique : d’où l’idée d’enchaînement continu et sous-jacent des actes psychiques. La conscience est un phénomène de surface dont les « données sont lacunaires » et non pas continues. Autrement dit, il n’y a pas identité entre conscience et états psychiques, mais un champ plus marge des états psychiques que celui de la conscience.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le psychisme freudien</span><br />Freud considère que la conscience ne constitue pas l’essence du psychisme. Dans sa première topique (topos signifie lieu en grec), élaborée en 1900, Freud compare le psychisme à un appareil constitué de deux systèmes radicalement distincts : l’inconscient et le préconscient-conscient. L’inconscient est un système profond constitué de contenus refoulés ne pouvant accéder au système préconscient-conscient. A partir de 1923, Freud élabore une seconde topique dans laquelle il utilise le terme inconscient pour qualifier le ça, mais aussi pour une part le moi et le surmoi. Le ça, totalement inconscient, est le réservoir des instincts primaires, des pulsions, des désirs refoulés. Il est régi par le seul principe du plaisir. Le moi, qui constitue, pour une part, la conscience, a pour fonction de se défendre contre les pulsions du ça (mécanismes de défense) ou de les adapter aux conditions imposées par le monde extérieur. Il est donc régi par le principe de réalité. Le surmoi qui est formé par l’intériorisation des interdits parentaux et sociaux, est la conscience morale, le juge et le censeur du moi. Le ça demande, le surmoi autorise ou non. Le moi se trouve pris entre les exigences du ça et les impératifs du surmoi. La névrose ou la maladie n’est jamais qu’un mauvais compromis entre ces forces contradictoires. Comme le souligne Freud, le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Il est soumis à une triple servitude, et de ce fait menacé par trois sortes de dangers : celui qui vient du monde extérieur, celui de la libido (pulsions) du ça et celui de la sévérité du surmoi. L’essentiel des processus psychiques est inconscient. Seule une partie du moi, tel un iceberg, émerge.<br /><br />En bref, si l’on ne recourt pas à l’hypothèse de l’inconscient, les actes conscients qu’on peut rassembler – compte-tenu de leur caractère lacunaire – « demeurent incohérents et incompréhensibles ». Freud, en exposant sa thèse, introduit l’inconscient. C’est ce dernier (et non la conscience) qui donne sens. D’où la recommandation de Freud propre à toute méthode scientifique : aller au-delà de l’expérience (au sens d’apparence) immédiate. Donc aller au-delà du conscient, jusqu’à forger l’hypothèse de l’inconscient, même si cette notion n’est pas donnée strictement par l’expérience immédiate. Pour Freud, les données immédiates de la conscience « sont insuffisantes » pour donner raison de la totalité des actes psychiques. Au contraire, il est nécessaire de construire, à l’opposé du donné, la notion d’inconscient.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Les lapsus</span><br />Les lapsus sont des erreurs de langage qui ont un caractère involontaire. Selon Freud, ils ne sont pas dus à l’inattention ou à la fatigue, ils ont un sens : ils témoignent d’un désir préconscient ou inconscient et résultent de l’interférence de ce désir avec ce qu’on voudrait ou devrait consciemment dire. Exemple : un président qui déclare, dès l’ouverture, la séance close. Il dit le contraire de ce qu’il voulait dire. A ces lapsus, se rajoutent d’autres phénomènes de sens comme l’oubli momentané d’un nom propre, les erreurs de lecture, la perte ou le bris d’objets. Ces actes manqués sont, selon Freud, des discours réussis. Ils expriment des pulsions ou des intentions qui ont leur source dans des désirs ou des complexes refoulés.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">D. Reconnaître l’existence de l’inconscient, n’est-ce pas abdiquer sa responsabilité ?</span><br />Mais cet inconscient dont on ignore tout mais qui se manifeste par des effets est-il vraiment une réalité ? N’est-ce pas parce qu’il présuppose l’existence de l’inconscient que Freud peut en découvrir les manifestations ? Les symptômes, le rêve, les actes manqués ne peuvent révéler l’existence de l’inconscient que si l’on postule qu’ils sont signifiants et forment un discours. Mais dirent qu’ils forment un discours, n’est-ce pas présupposer ce sujet dont on voudrait démontrer l’existence ?<br /><br />Ainsi Alain (pseudonyme d’Emile-Auguste Chartier, philosophe français, 1868-1951) refuse-t-il, chaque fois qu’il s’exprime sur ce point, la croyance à l’inconscient : « Cette idée de l’inconscient, tant vantée et si bien vendue, je n’en fais rien ; […] quand j’ai voulu en user, afin de me mettre à la mode, elle n’a rien saisi de l’homme, rien éclairé » (Fantômes, 23 septembre 1921). Il s’agit pour Alain de quelque chose de plus qu’une simple question de mots. Il estime qu’on ne peut pas fonder une quelconque morale à partir de l’hypothèse d’un inconscient. Or, affirme Alain, il faut lier conscience et morale. Toute morale présuppose en effet un sujet conscient et libre. L’idée freudienne d’un psychisme inconscient fait problème dans la mesure où elle donne à penser que nous sommes manipulés par des forces obscures qui nous échappent et que nous pourrions ne pas être responsables de nos choix, de nos actes, de nous-mêmes.<br />Pour Alain, l’inconscient n’est donc pas une instance du psychisme mais un simple mécanisme corporel. Il y a, dit-il, un conflit sans cesse recommencé entre les passions (l’inconscient) et la raison (le conscient), ou, plus simplement encore, entre le corps et l’esprit. Les partisans de l’inconscient estiment sans doute que les signes qui viennent du corps sont des pensées qui méritent d’être interprétées ; pour les tenants du rationalisme, il n’y a de pensées véritables que conscientes.<br /><br />La critique de l’inconscient qu’on trouve chez Alain ne porte pas sur tel ou tel point de la doctrine de Freud. Elle est absolument radicale parce qu’elle écarte le psychologisme au profit de la morale. Reconnaître l’existence d’un inconscient psychique est donc, pour Alain, une erreur (l’inconscient est corporel) et une faute au sens moral. Il rejette l’inconscient du côté du corps et renoue avec le cartésianisme pour lequel la conscience ou la pensée est l’essence du psychisme. Mais au-delà des affirmations d’Alain, il n’y a aucune réfutation véritable de l’existence de l’inconscient. L’erreur de tous ceux qui récusent l’inconscient, c’est précisément de considérer l’inconscient comme un autre moi qui doublerait le moi conscient, comme un sujet. Autrement dit, de penser l’inconscient dans les mêmes termes que la conscience.<br /><br />L’inconscient n’est pas le lieu de forces diaboliques qui pèseraient mécaniquement sur chacune de nos conduites, mais il influe sur notre manière d’être au monde, de réagir à telle ou telle situation. Souffrir du complexe d’Œdipe, c’est, par exemple, ne pouvoir aimer sans culpabilité des femmes que l’on respecte ou bien n’être attiré que par celles qui sont mariée. Il est difficile de soutenir que de telles attitudes sont le fruit de nos libres choix. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le complexe d’Œdipe</span><br />Le complexe d’Œdipe est une découverte fondamentale de Freud. Il s’agit de l’attachement incestueux de l’enfant au parent de sexe opposé et la rivalité avec le parent de même sexe. Le 15 octobre 1897, Freud fait à son ami Fliess (médecin allemand, 1858-1928) une communication qui devait être décisive pour l’avenir de la théorie psychanalytique : « En moi aussi se vérifie l’amour pour la mère et la jalousie envers le père, au point que je les considère maintenant comme un phénomène général de la première enfance […] S’il en est bien ainsi on comprend parfaitement l’effet saisissant d’Œdipe-Roi ». On connaît les deux crimes d’Œdipe-Roi : il a tué son père et épousé sa mère. Si cette tragédie de Sophocle (tragédien grec, 496-406) nous émeut si profondément dit Freud, c’est parce qu’elle a saisi une compulsion que nous reconnaissons tous pour l’avoir ressentie dans notre enfance. Chacun d’entre nous « fut un jour, en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la relation de son rêve transposé devant la réalité ». Lorsque le complexe d’Œdipe n’est pas surmonté, il est alors à la source de symptômes à l’âge adulte. Il constitue même, selon Freud, le noyau de toute névrose.<br />L’inconscient, plus qu’un déterminisme, pourrait être un destin. Il y a des personnes dont toutes les relations humaines connaissent la même issue : hommes dont toutes les amitiés s’achèvent par le trahison de l’ami, amoureux dont chaque affaire de cœur avec les femmes traverse les mêmes phases et conduit au même échec… Il y a des personnes qui semblent vivre passivement quelque chose sur quoi elles n’ont aucune part d’influence. Freud considère qu’un tel destin est pour la plus grande part préparé par le sujet lui-même et déterminé par des influences de la petite enfance.<br />Nier l’existence d’un inconscient, c’est refuser la possibilité de la connaissance de cet inconscient, c’est se condamner à être celui qu’on n’a pas voulu ou choisi d’être. Avant de pouvoir être libre de choisir et d’agir, c’est d’abord de nous-mêmes que nous devons nous défaire. La liberté est libération. Or la connaissance de l’inconscient est la seule manière que nous avons de nous séparer de nous-mêmes. Pour Freud, reconnaître l’existence de l’inconscient, ce n’est pas abdiquer sa responsabilité. Bien au contraire, c’est un devoir, au sens moral, de s’efforcer de mieux le connaître. Autrement dit, il n’y a pas de véritable autonomie du moi avant la cure psychanalytique. Plus je me connais, plus je peux choisir et agir en pleine connaissance de cause, plus je me sens responsable de moi-même et de mes actes.Unknownnoreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-61990736899106329552009-05-05T15:51:00.000-07:002009-05-05T15:53:38.106-07:00La religion<span style="font-weight:bold;">Repères conceptuels</span><br /><br /><span style="font-style:italic;">Transcendant / Immanent</span><br />Transcendant signifie qui dépasse. Lorsque l’on parle d’un Dieu transcendant, on évoque un Dieu créateur distinct de sa création, au-delà de ce monde sensible. Il s’agit alors d’un être suprasensible qui échappe à la spatialité et à la temporalité. A l’opposé, l’immanent signifie ce qui est intérieur à. Le panthéisme, doctrine où Dieu est identifié à la nature, au monde, affirme l’immanence de Dieu.<br /><br /><span style="font-style:italic;">Croire / Savoir</span><br />La croyance est subjective et relève du sentiment. Elle s’oppose au savoir qui est objectif et rationnel. D’un côté, la foi ; de l’autre, la raison. Cependant, les rapports entre croyance et savoir sont plus complexes qu’il n’y paraît d’emblée. En effet, si la croyance peut, parfois, être totalement irrationnelle et s’imposer de manière démagogique, sans jamais faire appel à la capacité de réflexion, tel n’est pas toujours le cas. La croyance peut aussi, bien qu’elle se rapporte à ce qui est encore inconnu ou à ce qui est inconnaissable, être en accord avec le savoir existant. On peut, par exemple, croire en Dieu, tout en acceptant les théories scientifiques existantes.<br /><br />Si la croyance ne contredit pas toujours le savoir, il convient de souligner qu’il n’y a pas de savoir sans croyance. Ainsi, les mathématiques reposent sur des propositions indémontrables et sont, par conséquent, impuissantes à se fonder : la raison est ici suspendue au sentiment que nous pouvons avoir de la vérité des postulats. Certes, on peut toujours, comme le mathématicien moderne, ne plus se préoccuper de la vérité des postulats et se contenter de les poser, reste que le raisonnement mathématique obéit à des principes (celui de non-contradiction) qui ne peuvent être démontrés puisqu’ils sont engagés dans toute démonstration. De même, les sciences physiques ne peuvent élaborer des lois qu’en supposant qu’il y a un ordre dans la nature, autrement dit que les répétitions, les similitudes observées ne sont pas le simple fait d’une série de coïncidences. La croyance est donc au cœur même du savoir. <br /><br />Si la science peut condamner toute forme de croyance incompatible avec ses exigences (les superstitions par exemple), elle ne peut qu’autoriser des croyances qu’elle ne saurait ni justifier ni réfuter. Quant aux religions, peuvent-elles se dispenser du savoir scientifique et refuser d’évoluer, si elles veulent rester vivaces ? On peut ainsi songer au père Teilhard de Chardin (1881-1955, jésuite, chercheur, théologien et philosophe français) qui, prenant conscience du danger qui résulte de la coupure entre la science et la foi, a tenté de concilier la théorie de l’évolution avec l’idée de la création du monde et de l’homme par Dieu. Il a été ainsi amené à rejeter le mythe de la création en six jours, et à adopter l’idée d’une « cosmogénèse », c’est-à-dire d’une création continue, qui ne cesse de se produire. Apparu, de son vivant, comme un fondateur d’hérésie, il est aujourd’hui réhabilité par le Vatican.<br /><br />Dans la Critique de la raison pure, Kant (Emmanuel Kant, philosophe allemand, 1724-1804) établit les distinctions suivantes : « L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement. Si la croyance n’est que subjectivement suffisante, et si elle est en même temps tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement s’appelle science ; la suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), et la suffisance objective, certitude (pour tout le monde). »<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />Une analyse philosophique de la religion doit considérer la religion comme un fait, et l’analyser comme tel. C’est la récurrence de ce fait religieux (il a existé, il existe et il existera quantité de religions) que nous allons appréhender. Le contexte judéo-chrétien dans lequel nous évoluons (il est parfois tentant de considérer que religion, christianisme et monothéisme sont synonymes) dissimule quelque peu la profusion des religions humaines. Profusion si vaste que la notion de religion elle-même voit son sens menacé. Parler de « la » religion, c’est supposer qu’il existe au-delà de cette variété un facteur d’unité, quelque chose qui soit commun à toutes les religions. Il ne s’agit pas de prendre telle ou telle religion donnée comme norme ou comme modèle.<br />Question : Les religions sont-elles irréductiblement multiples, ou au contraire existe-t-il des critères qui permette d’unifier la notion de religion ?<br /><br />L’étymologie suggère une première voie : le verbe religere, qui signifie recueillir, réfléchir, renvoie la religion à la vie intérieure, et la caractérise par l’attitude religieuse, c’est-à-dire la foi. Or la notion de foi est elle-même ambiguë dans son rapport à son objet. <br />Question : La foi est-elle rationnelle, rationalisable, ou irrationnelle ?<br /><br />En tant qu’elles ont partie liée avec la notion de transcendance, les religions offrent souvent des réponses à toutes les questions qu’on appelle « métaphysiques » : d’où venons-nous, pourquoi mourir, etc. <br />Question : Les religions sont-elles alors transcendance ou immanence ?<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. De Dieu</span>.<br />La religion unit les hommes dans un système de croyances (dogmes) et de pratiques (rites) relatifs au sentiment du sacré, unissant en une même communauté tous ceux qui y adhèrent, et les assujettissant à plus haut qu’eux. Le sentiment du sacré représente à la fois la crainte devant la puissance infinie de Dieu, le mystère de son inconcevabilité, et le pouvoir fascinant propre à tout objet ou symbole religieux. L’idée religieuse est donc étroitement liée à la notion de surnaturel.<br /><br />Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778) oppose la religion naturelle et la religion historique. Il considère que la vraie religion n’est pas celle des Eglises, du culte (religion historique). C’est celle de la présence de Dieu en nous et dans le monde (religion naturelle). Elle relève de l’intériorité de la conscience. On n’est pas chrétien par le dogme, mais par la sensibilité et la raison, par la conscience. Mais cette religion naturelle est ce que les penseurs du XVIIIe siècle laissent subsister de la religion après leur critique de tous les cultes établis. En fait, toutes les grandes religions modernes se veulent issues d’une révélation surnaturelle.<br /><br />La religion est essentiellement l’affirmation d’un Absolu qui nous dépasse, d’une Transcendance. L’homme ne s’est pas donné lui-même l’existence. Il évolue au milieu de forces qui le dépassent infiniment et dont l’invincible puissance lui inspire spontanément des sentiments mêlés d’effroi et de vénération. Comme le disait le théologien allemand Friedrich Schleiermacher (1768-1834), « la religion consiste dans le sentiment absolu de notre dépendance ».<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">A. Le Dieu des philosophes.</span><br />Le Dieu des philosophes est une figure non-religieuse du divin, à ne pas confondre avec le Dieu des religions. Descartes (René Descartes, philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650), par exemple, prouve l’existence de Dieu par l’idée de perfection qui est en nous et dont seul Dieu peut être la cause. Mais ce Dieu de Descartes n’est pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu peut donc être autre chose qu’un objet de croyance et de foi. <br />La foi n’a pas besoin de preuves. S’opposant à Descartes, Pascal (Blaise Pascal, philosophe, mathématicien, physicien et théologien français, 1623-1662) affirme ainsi que toutes les preuves de l’existence de Dieu ne valent même pas qu’on y consacre une heure. La foi est supérieure à la raison. Rien n’est plus contraire à la foi que de refuser de croire ce que la raison ne peut atteindre. Quant à Kant (Emmanuel Kant, philosophe allemand, 1724-1804), il montre l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu et de prouver sa non-existence, mettant ainsi la foi à l’abri de toutes spéculations rationnelles.<br /><br />Enfin pour Kierkegaard (philosophe existentialiste danois, 1813-1855), l’expérience religieuse est une expérience d’ordre existentiel qui est absolument étrangère à la raison et irréductible aux concepts. Lorsque Abraham est prêt à sacrifier son fils pour obéir aux ordres de Dieu, cet acte n’est justifié par aucune raison. Au point de vue moral, ce sacrifice est même inacceptable. Dans un premier temps, Abraham doute et tremble d’angoisse pour son fils, mais il se résigne car il aime et craint Dieu plus que tout. Mais en même temps, Abraham a confiance et sait qu’Isaac ne sera pas sacrifié, qu’il lui sera rendu. Ainsi le paradoxe de la foi s’exprime bien au-delà de la raison : « Quand l’espérance devient absurde, Abraham crut. »<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Le Dieu sensible au cœur, le Dieu en image.</span><br />Selon Pascal, ce Dieu intelligible dont parle Descartes, n’est pas religieux. Au contraire, notre rapport à Dieu n’est religieux que dans la mesure de l’absence de Dieu, de sa non manifestation. Le Dieu de Pascal est un Dieu de l’inquiétude, parcimonieux dans ses manifestations à des hommes qui ne Le méritent pas. La présence de Dieu est donc incertaine.<br />C’est à partir de cette incertitude que Pascal a défini la foi sur le modèle d’un pari inévitable : « il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqué » (Pascal, Pensées, 77, GF-Flammarion, 1976, p. 72.) La raison n’est alors pas en position de décider de l’existence de Dieu, ce n’est donc pas à elle que Dieu s’adresse, mais au cœur. Chez Pascal, le cœur est cette intériorité que seul Dieu peut sonder, intériorité qui est aussi, en l’homme, l’amont de toute raison.<br />Ainsi la religion n’a de sens qu’en tant qu’elle s’adresse au cœur, et perd tout signification quand elle tombe dans la recherche de preuves. Mais pour le croyant, la religion, à défaut d’être rationnelle, doit au moins être raisonnable. Car elle doit le soutenir dans sa foi.<br /><br />Rousseau, quant à lui, définit un Dieu sensible au cœur afin de dénoncer les doctrines religieuses. Il récuse l’idée de révélation, au sens où nous devrions attendre d’une église une confirmation de ce que nous ressentons. Dans sa religion naturelle, Rousseau affirme son déisme, c’est-à-dire l’existence de Dieu comprise en dehors des controverses théologiques.<br />La religion naturelle postule donc que la représentation qu’on se fera de Dieu sera d’autant plus véridique qu’on ressentira, comme de façon innée, sa présence immanente dans la nature humaine. Mais le refus des doctrines constituées et de la révélation peut aussi revêtir un sens tout autre, comme dans ces religions dans lesquelles Dieu n’est pas représentable ou nommable (la religion juive, les religions évangélistes). Il s’agit dans ce cas de ne pas désacraliser Dieu en le représentant à partir de traits humains.<br /><br />Pour Marx (Karl Marx, philosophe et économiste allemand, 1818-1883), la religion n’est rien d’autre que la production d’une abstraction à taille humaine : « le monde religieux n’est que le reflet du monde réel » (Marx, Le Capital, I, I, I, Champs-Flammarion, 1985, p. 74.). Dans un article des Annales franco-allemandes, Marx écrit : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » C’est parce que l’homme est aliéné économiquement, exploité socialement, qu’il réalise de manière fantastique son essence dans un monde imaginaire. Humaniser Dieu reviendrait donc à s’aliéner dans une transcendance qui magnifie l’humain en même temps qu’il l’humilie. Comme le disait Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900), ce n’est peut-être pas « la peur seule » qui a créé les dieux, mais aussi paradoxalement la puissance (Nietzsche, La volonté de puissance, tome 1, § 322 et 328, Gallimard, Tel, 1995, pp. 154-157.).<br /><br />La transcendance est donc au centre de la problématique religieuse. Ainsi, la présence familière des dieux (les dieux grecs), sans tension et sans transcendance, mériterait moins le nom de religion que la transcendance induite par un Dieu qui resterait radicalement absent (les dieux des religions monothéistes). <br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. Une société devenue profane.</span><br />Dans L’Essence du christianisme, Feuerbach (Ludwig Andreas Feuerbach, philosophe allemand, 1804-1872) nous dit le caractère profane de la société. Depuis le triomphe de la bourgeoisie, la religion du travail et de l’argent s’est substituée au sentiment du sacré dans lequel s’enracine toute religion. « Le christianisme est nié dans l’esprit et le cœur, dans la science et la vie, dans l’art et l’industrie, radicalement, sans appel ni retour. » « L’incroyance a remplacé la foi, la raison la Bible, la politique la religion et l’Eglise, la terre a remplacé le ciel, le travail la prière, la misère matérielle l’enfer, l’homme a remplacé le chrétien. »<br />Si dans la pratique, l’homme a remplacé le chrétien, il faut que dans la théorie l’être humain remplace l’être divin. Ce qui signifie que la philosophie doit cesser d’être « théologie » pour devenir « anthropologie ». Autrement dit, elle doit s’occuper de l’homme et non de Dieu.<br /><br />Pour Feuerbach, la tâche de la philosophie est de faire reconnaître à l’homme sa propre essence au lieu qu’il l’adore en un autre être nommé Dieu. Il y a du divin, car le savoir ou l’amour sont des choses divines, mais il n’y a pas de Dieu. Il peut donc exister une religion sans Dieu. Feuerbach n’est donc pas un véritable athée, il se propose seulement de substituer à la religion de Dieu celle de l’homme.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. La foi : entre confiance et raison.</span><br />La relation à l’objet ne peut être que de l’ordre de la foi, car le Dieu des philosophes ne peut être religieux. Est-ce à dire pour autant que la foi religieuse se passe de toute raison ? La foi religieuse se retrouve alors prise au piège : si elle est raisonnable, elle court le risque de ne devenir qu’une étape de la rationalité, mais si elle est irrationnelle, elle risque de perdre tout fondement et de glisser vers la crédulité. C’est entre ces deux risques qu’il faut tenter de penser la foi.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">La foi, croyance ou confiance ?</span><br />La foi se présente comme une épreuve de solitude : en faisant le pari de prouver l’existence de son objet (Dieu), elle se condamne à une relation exclusive (entre Dieu et le croyant) et ingrate (Dieu ne parle pas). Lorsqu’elle devient trop insupportable, la foi recherche d’autres fois qui lui ressemblent ou qui la garantissent. Elle admet alors un intermédiaire, la foi de l’autre, moins loin de Dieu que je ne le suis. C’est ainsi que le prophète ou l’apôtre accomplissent cette fonction d’intermédiaires.<br />C’est là qu’apparaît un certain paradoxe de la foi : elle veut se présenter comme un rapport direct à son objet, une communication transparente et exclusive avec Dieu, alors que dans le même temps, la religion a besoin d’un intermédiaire dans sa relation à Dieu. Cette caution est celle du témoin. Ainsi, les apôtres sont les premiers témoins qui portent la parole. Ils mettent en place la structure ternaire qu’est celle de la foi : le croyant, Dieu et le témoin.<br /><br />L’objet de la foi est alors déplacé : ce que je crois, ce n’est plus Dieu, mais celui qui me dit de le croire. Dieu ne daignant jamais me garantir son existence, le premier témoin doit le faire à sa place, et la croyance qui s’en remet à ce témoin devient confiance. De croyance, la foi se mue en confiance, et la relation n’est plus celle d’un sujet à son objet (du croyant à Dieu), mais de sujet à sujet (du croyant au prêtre ou rabbin ou imam).<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">La foi et les limites de la raison.</span><br />La foi peut malgré tout procéder rationnellement, c’est le postulat de Kant dans la Religion dans les limites de la simple raison. Kant admet que Dieu ne peut être démontré, mais postule que l’inaccessibilité de Dieu à la raison théorique ne rend pas la religion irrationnelle. Car il est moralement nécessaire d’admettre l’existence de Dieu, et cette certitude morale se distingue de la certitude logique. <br /><br />Le fait que l’existence de Dieu ne soit que possible pour Kant ne disqualifie pas cette existence, car ce n’est pas parce que l’existence d’une chose ne peut pas être prouvée que cette chose n’existe pas. La raison échoue ainsi à se retrouver dans la foi : la foi n’est pas irrationnelle au sens où elle s’oppose à la raison, mais elle l’est dans le sens où elle ne s’y laisse réduire en aucune manière.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">La foi et la limite de la religion.</span><br />La confiance dénature donc la foi car, quand le lien religieux ne relie plus l’humain au divin mais l’humain à l’humain, c’est ce dernier qui est divinisé. Quand l’essentiel de l’activité d’une religion réside dans le prosélytisme, la limite entre religion et secte est plus floue. Lorsqu’un témoin est divinisé, il devient gourou, et la religion devient alors secte. La croyance n’est plus religieuse quand elle se réduit à la confiance.<br /><br />Durkheim (Emile Durkheim, sociologue et anthropologue français, 1858-1917) a interprété la foi religieuse comme une synthèse : les représentations individuelles s’agrègent en une croyance collective, en même temps qu’elles apparaissent comme un effet de la croyance collective.<br />Mais la foi n’est pas que construction, elle a besoin de fait, ce qui la rend irréductible à la seule confiance. Jankélévitch appelle cela la « foi initiale », cette part de la foi qui résiste à toute réduction à la confiance, ce donné initial qui est de l’ordre du fait.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. La religion : entre le sacré et le divin.<br />A. La mort de Dieu.</span><br />Nietzsche provoque lorsqu’il affirme que « le plus grand des événements récents – la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité – commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe » (Nietzsche, Le Gai Savoir, § 343, Gallimard, Folio Essais, 1950, p. 278.). La question est de savoir de quoi la mort de Dieu peut-elle être la mort, de quoi Dieu est la métaphore.<br />Chez Nietzsche, « Dieu est le nom pour le domaine des Idées et des Idéaux […] Ainsi le mot « Dieu est mort » signifie : le monde suprasensible est sans pouvoir efficient. » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Tell, 1962, p. 261.) Ce que reproche Nietzsche à la religion, c’est d’avoir utilisé Dieu comme métaphore d’un référent idéal. « Dieu est mort », c’est d’abord un fait, une évidence. Tant que valait le christianisme, l’homme savait pourquoi il était là, il pouvait donner un sens à sa souffrance, combler le vide. Mais la mort de Dieu, ce n’est pas seulement la mort du Dieu chrétien et moral, mais de tous les Dieux. Cet événement est énorme car il ouvre une nouvelle phase de l’histoire de l’homme, celle du « surhomme ».<br /><br /><br />Tout comme Nietzsche, Freud (Sigmund Freud, psychanalyste autrichien, 1856-1939) dénonce l’appropriation du moral par le religieux : il doit pouvoir être interdit de tuer pour une autre raison qu’une raison religieuse, faute de quoi la crise de la foi sera la crise de la morale. <br />Mais aussi dangereux que soit l’identification de la morale à la religion, n’y a-t-il pas quelque chose de religieux dans toute institution culturelle morale, même athée, qui cherche à poser des repères moraux transcendants ? Dieu serait alors la métaphore d’un référent moral dont la nécessité s’impose bien au-delà de la religion.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. La névrose de la contrainte.</span><br />Modalité d’une recherche de repères, le fait religieux peut être compris en termes de peur du réel et de la vie, mais aussi de nous-même. Ainsi, Nietzsche décrit la psychologie religieuse comme une aliénation : « la sensation de puissance qui submerge l’homme d’une force soudaine et irrésistible (et c’est le cas de toutes les grandes passions) le fait douter de sa propre personnalité ; il n’ose se croire la cause de ce sentiment surprenant, et il postule une personnalité plus forte que lui, un Dieu. » (Nietzsche, La volonté de puissance, tome I, §323, Gallimard, Tell, 1995, p. 155.) <br />On a souvent dit que Nietzsche était un destructeur. Mais qu’a-t-il détruit, sinon ce que la société bourgeoise avec sa vision positiviste (seules valent les sciences de fait, les sciences positives), pragmatique (seuls comptent la rentabilité, le profit) a déjà détruit. La mort de Dieu, la destruction de la morale est déjà une réalité.<br /><br />Pour Freud, la religion est un « trésor de représentations, nées du besoin de rendre supportable le désaide humain » (Freud, L’avenir d’un illusion, PUF, Quadrige, 1995, p. 40.) Le désaide n’est autre que la solitude. Cette illusion religieuse décrite par Freud, relève d’un investissement psychologique : la religion exprime ce que nous voudrions voir être vrai.<br />Pour finir, Freud définit la religion comme une névrose, c’est-à-dire comme l’expression d’un conflit intérieur, un compromis entre nos désirs inconscients et nos aspirations conscientes.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. Le profane et le sacré.</span><br />Ce n’est donc pas la croyance en un Dieu qui définit la religion dans son essence, mais c’est l’attitude religieuse. Cette alternative est bien résumée dans la phrase fameuse de Malraux (André Malraux, écrivain, aventurier et homme politique français, 1901-1976) : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ». <br /><br />Une autre structure du religieux que celle de la foi et du divin se présente alors : celle de l’ici-bas et de l’au-delà. Serait alors religieux ce qui suppose une distinction radicale entre l’ici-bas et l’au-delà. Cette distinction est éclairée par l’opposition faite entre profane et sacré, qui dépasse la notion de divin. Le profane et le sacré ouvrent la voie aux racines de la peur et de l’idéalisation, sources de la religion.Unknownnoreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-68367252439691678572009-03-24T18:23:00.000-07:002009-03-24T18:25:14.965-07:00Texte d'Epicure<span style="font-weight:bold;">Expliquer le texte suivant :</span><br /><br />Quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux inquiets, ni de ceux qui constituent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre une vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où proviennent le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement.<br /><br />Epicure, Lettre à Ménécée.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.</span>Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-54921284633825369332009-03-24T18:19:00.000-07:002009-03-24T18:22:30.225-07:00Cours : le désir<span style="font-weight:bold;">Introduction.</span><br /><br />Etymologiquement, le mot « désir », de « désirer », provient du latin desiderare qui signifie « regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose ». Le désir se distingue du besoin, simple incitation physiologique. Je peux, par exemple, éprouver des crampes d’estomac sans savoir que ma douleur tient au manque de nourriture. Le désir est la tendance devenue consciente de son objet. Je prends conscience que j’ai faim et mon désir va alors se rapporter à un objet précis : telle ou telle nourriture. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">Repère conceptuel : besoin/désir.</span><br /><br />On oppose le caractère naturel du besoin au caractère artificiel du désir. Manger, boire, dormir seraient des besoins naturels, d’origine corporelle, tandis que manger un met raffiné serait un désir artificiel d’origine psychique (trouvant sa source dans la pensée ou l’imagination).<br />Le besoin se traduirait par un manque dont la satisfaction est nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme. En revanche, le désir serait contingent, autrement dit, on pourrait choisir entre le satisfaire ou non. Ne pas satisfaire un besoin fondamental entraîne une carence. Ne pas satisfaire un désir se traduit pas une frustration plus ou moins justifiée. C’est dire que le besoin serait un manque objectif, mesurable, tandis que le désir serait un manque subjectif lié à ce que le sujet éprouve indépendamment de ses besoins objectifs. Mais toutes ces distinctions sont ambiguës : il y a des besoins sociaux aussi nécessaires que les besoins organiques, comme le besoin d’un moyen de transport pour aller travailler. Quant au désir lui-même, n’apparaît-il pas comme une nécessité pour vivre ou tout au moins exister ? Chez les philosophes grecs, la distinction entre besoin et désir n’est pas problématisée. Pour Epicure (philosophe grec, 342-270), par exemple, manger et boire relèvent des désirs naturels tout comme les plaisirs de l’amitié ou de la discussion. Le problème est de distinguer les vrais plaisirs des faux désirs.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br /><br />Le désir peut d’abord être saisi dans sa relation avec le besoin, même si l’apparente synonymie des deux termes rend la tâche difficile. Quelle différence entre avoir soif et désirer un verre d’eau ? Une première ligne de partage possible est celle de la nature et de la culture. Le besoin en effet se comprend comme nécessité naturelle, alors que le désir est culturel : j’ai soif, c’est-à-dire besoin de boire, mais le choix de la boisson et la façon de la boire sont libres et culturels. La question du critère se reporte alors sur celle de la frontière, de la limite : à partir de quoi, de quand, un besoin devient-il un désir ? Le désir est-il l’inévitable prolongement du besoin, son expression humaine si tant est qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables, ou bien le désir recèle-t-il une différence irréductible, comme dans la gourmandise, où le désir ne se fonde plus sur aucun besoin ?<br />Question : Entre besoin et désir, y a-t-il continuité ou discontinuité ?<br /><br />Si l’objet du besoin est naturel, il est nécessaire ; si l’objet du désir est culturel, il est donc contingent. Alors pourquoi notre désir se porte-t-il sur tel objet plutôt que sur tel autre ? Qu’est-ce qui fait que je désire ceci plutôt que cela ? Deux pistes se présentent : mon désir peut être imputé au mérite de son objet. Cette femme est désirable, et m’inspire donc du désir. Mais je puis être indifférent à celle que mon voisin désire. Je ne désire donc pas tout le désirable, ni même que le désirable, puisque aussi bien l’interdit est l’objet du désir. L’autre voie consiste donc à dire que je suis un être désirant, qui investit tel ou tel objet comme un corrélat de son désir : je ne l’aime pas parce qu’elle est aimable, mais elle est aimable parce que je l’aime et que je suis aimant. Le désir relève-t-il de l’attractivité de l’objet ou d’une disposition du sujet ?<br />Question : L’objet du désir est-il donné ou construit ? <br /><br />Le désir n’est pourtant pas seulement contingent : l’objet du désir peut importer davantage que celui du besoin ; j’aime, je n’en dors plus et je n’en mange plus. C’est la notion de passion qui articule ici besoin et désir, en cumulant la nécessité du besoin et l’apparent arbitraire de l’objet du désir. La passion exacerbe ma dépendance vis-à-vis de l’objet du désir, menaçant ma liberté, tout en nourrissant la surenchère du désir : il n’en faut pas plus pour justifier de la passion sa réputation ambiguë et sulfureuse. Une passion est-elle ce qui éclaire une vie ou ce qui la cache ? La question ici relève de la morale (Est-il bon d’être passionné ?), mais surtout de la sagesse.<br />Question : La passion est-elle ce qui fait notre malheur ou notre bonheur ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. Le désir n’est-il qu’un besoin ?<br />a) Besoin et nature.</span><br /><br />Le besoin apparaît à première vue comme un fait de la nature. Le besoin se définit en effet par la nécessité physiologique : je dois boire, manger, dormir, etc. Encore faut-il savoir où s’arrête cette liste, c’est-à-dire s’il y a une limite au caractère naturel du besoin. Cette limite est déterminante dans la philosophie épicurienne, parce qu’elle a mis la compréhension de la nature en son centre. Ainsi la vie y est-elle définie comme un état d’équilibre naturel, entre douleur et plaisir. Tout homme en effet poursuit le plaisir et repousse la douleur : « Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? » ? L’épicurisme (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axé sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffranc,e il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.), contrairement à la caricature qu’on en popularise souvent, ne cultive pas sans distinctions besoins et désirs, mais s’efforce de distinguer le naturel de ce qui ne l’est pas, le besoin du désir.<br /><br />Il suffirait donc en gros de s’en tenir au besoin naturel pour échapper à la tourmente du désir. Mais cela est-il seulement possible ? Puisque l’homme « qui ne voudrait que vivre vivrait heureux » (Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778), c’est vouloir avoir ce qui nous éloigne du bonheur. Il faudrait pour cela qu’existe un état de nature, fiction de méthode qui décrit un état dans lequel la malédiction de la surenchère des besoins ne s’est pas encore produite. Mais n’a-t-il pas toujours été trop tard ? Rousseau le dit bien implicitement, qui reconnaît « que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le moyen de la satisfaire » . Il y aurait donc non pas une rupture radicale, mais au contraire une certaine continuité entre les vrais besoins (ceux qu’il suffirait de satisfaire pour être heureux), et les faux, ceux qui nous engagent dans la surenchère. Ainsi le besoin est-il aliénant parce qu’il est insatiable, et qu’il nous contraint à la malédiction du travail (cf. le chapitre sur le travail, travail vient du latin tripallium qui signifie torture) : la décadence vers l’état civil est chez Rousseau le saut du travail et de la propriété.<br /><br />Il paraît donc impossible, utopique, de confier son bonheur à la seule satisfaction des besoins, parce que la limite qui les sépare des désirs semble toujours déjà perdue ou franchie en nous. A quoi en moi pourrais-je faire confiance pour distinguer vrai et faux besoin ? Y a-t-il en nous quelque instinct capable de nous dire quels aliments sont nécessaires à notre équilibre nutritif, ou bien au contraire puis-je repousser un aliment qui est bon pour la santé et convoiter un champignon vénéneux ? Descartes (1596-1650, philosophe, mathématicien, et physicien français), qui veut montrer que le goût est trompeur, note bien par exemple que « nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu’ils désirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire » . Puisque le désir peut déborder le besoin (dans la gourmandise, je désire manger sans faim) ou le méconnaître (l’anorexique ne désire pas manger alors qu’il en a besoin), rien en nous ne semble nous indiquer la limite de nos besoins naturels.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Vrais et faux besoins.</span><br /><br />La frontière entre vrais et faux besoins est aussi la frontière du luxe : on peut parler de luxe à partir du point où non seulement le superflu s’affirme au-delà du nécessaire (chez chacun, ou plutôt chez les uns au détriment des autres, très riches au détriment des très pauvres par exemple). On peut certes, comme Rousseau, dénoncer l’engrenage de la perfectibilité, qui raffine les besoins (et crée ces « fantaisies » qu’évoque l’Emile, ces désirs qui ne sont pas de vrais besoins) et les rend de plus en plus superflus à mesure qu’il les satisfait : mais il ne s’agit pas encore de luxe, tant celui-ci ne commence à proprement parler que là où le superflu remplace le nécessaire au lieu simplement de s’y surajouter. Ainsi ne peut-on, pour Bergson (philosophe français, 1859-1941), dénoncer un progrès technique coupable d’imposer aux hommes « des besoins de plus en plus artificiels » , car ce n’est pas la nouveauté du besoin qui est en cause, mais l’oubli des besoins anciens. Du progrès il faut donc conclure que « sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu » .<br /><br />Si donc le nécessaire mène imparablement au superflu, le besoin ne peut mener qu’au désir. En s’arrachant à sa dépendance vis-à-vis de la nature par le travail, l’homme rentre dans la culture : le passage du besoin au désir est le prix de sa liberté. La nature n’est donc pas auto-suffisante, comme l’exprime la critique hégélienne de Rousseau : « c’est une opinion fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples » . La simplicité du besoin naturel n’est donc qu’illusoire : en réalité, tout besoin est complexe, composite, parce qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables (je ne peux séparer ma soif, besoin naturel, du mode de satisfaction que j’envisage, mettons un jus d’orange, un désir culturel). C’est d’ailleurs là ce qui fait pour Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) l’humanité de l’homme : l’homme ne peut en rester au besoin comme l’esprit ne peut rester engoncé dans la nature.<br /><br />Le besoin est donc toujours déjà composite et complexe, le culturel y est inscrit d’avance. Aussi n’est-il pas rare de voir dans l’emploi du mot « besoin » une métaphore du désir : Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) par exemple explique la régression à l’infini de la notion de travail par une surenchère du besoin : « l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice : il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins » . Ce propos éclaire la continuité du besoin au désir : dès lors que la borne naturelle du besoin est introuvable, il n’y a plus de limites à la sécurité : quand est-on à l’abri du besoin ? Ainsi le besoin, en ce qu’il peut être second, créé, n’est-il qu’une métaphore du désir, ou, si l’on préfère, le signe de la continuité humaine du besoin au désir : seul l’animal n’aurait que des besoins, mais à proprement parler il n’en a pas, puisqu’il lui suffit de les satisfaire. Nos besoins à nous mènent au désir.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) La surenchère du désir.</span><br /><br />C’est la surenchère qui marque la différence de degré du désir sur le besoin : le besoin devient désir lorsque plus rien ne le limite. Jamais à l’abri du besoin, je le serai encore moins du désir : aucune richesse ne me suffira jamais, et le gagnant du Loto, que j’imagine comblé parce que je ne le suis pas encore, trouve rapidement qu’il peut rêver à plus. Michaux (écrivain et peintre belge rattaché au Surréalisme, 1899-1984) le disait : « le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins, on ne te privera pas, même indigent » . C’est que le désir renaît renforcé de sa propre satisfaction, comme dans l’analyse hégélienne, où c’est le caractère fini de son objet qui rend le désir infini par définition : « puisque la satisfaction ne peut se produire que dans ce qui est singulier, et que ce dernier est simplement passager, le désir s’engendre lui-même à nouveau dans sa propre satisfaction » . C’est la régression à l’infini du désir, et comme « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoirs » , le désir ne paraît promettre le bonheur qu’à condition de désirer toujours et encore.<br /><br />Entre le désir qui poursuit sa satisfaction, et la satisfaction qui ranime le désir, un cercle vicieux s’esquisse : cette convoitise inextinguible, qu’elle soit besoin ou désir, est prise dans la dialectique du plaisir. C’est là le débat du Gorgias, sur les implications morales : Calliclès le sophiste y défend l’idée d’une vie exaltant tous les plaisirs, à partir de l’image socratique du tonneau. « La vie de plaisirs est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » : il faut donc pouvoir vider le tonneau pour pouvoir le remplir.<br />Au fond, la perspective de la satisfaction ne l’emporte pas sur celle du désir ultérieur, comme si tout désir était finalement désir de désirer. Cela ne va pas sans paradoxes, puisque je suis finalement conduit à condamner la jouissance en la retardant au nom d’un désir ultérieur qui entre-temps m’aura fui : ainsi Léopardi (philosophe, moraliste et poète italien, 1798-1837) note-t-il que « l’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir » . Il s’agit donc de se garder quelque chose à désirer, quitte à devoir spéculer en vain : la cigale prend le risque de la faim, mais la fourmi celui de l’ennui. Le bonheur de la chasse surpasse encore celui de la prise, tout n’est pas dans la satisfaction achevée mais dans la satisfaction imminente : Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) dit justement que « la félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir » .<br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. Désirer toujours en vain ?<br />a) La médiation de l’autre.</span><br /><br />C’est là d’abord le résultat de la médiation d’autrui : lorsque Sartre (écrivain et philosophe français, 1905-1975) dit que le désir est une « invite au désir » , c’est au désir de l’autre. Ainsi pouvons-nous comprendre le seuil du désir par rapport au besoin : c’est la médiation des autres hommes qui transforme le besoin en désir. Je désire avoir toujours plus, mais toujours plus que l’autre, être l’objet de son envie : c’est précisément en cela que le désir relève de la culture. Le caprice est de ce point de vue le prototype du désir, en ce qu’il relègue son objet au second plan : sitôt obtenu, l’objet du caprice est dédaigneusement rejeté, tant il s’agit plutôt, dans le caprice, de manifester ma volonté et d’imposer aux autre mon pouvoir d’obtenir. L’analyse kantienne fait valoir que « toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humains à humains et non vers les choses » . Je veux non pas avoir de plus en plus d’argent, mais en avoir plus que les autres et devenir l’objet de leur envie.<br /><br />Le désir n’est donc rien d’autre que le désir du désir de l’autre. Proust (écrivain français, 1871-1922) a donné à cette idée, dans son analyse de la relation qui lie le narrateur à Albertine, toute son acuité. Lorsqu’Albertine enfin se donne à lui, le narrateur s’aperçoit que plus il la possède, et moins son désir est satisfait, parce que son désir finalement était qu’elle le désire, et non qu’elle se laisse faire. Le contrepoint est offert par les femmes des maisons closes : « si elles nous attirent si peu, ce n’est pas qu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sont toutes prêtes ; que ce qu’on veut précisément atteindre, elles nous l’offrent déjà ; c’est qu’elles ne sont pas des conquêtes » . Le désir veut conquérir, il veut, en termes hégéliens, être reconnu par ce qu’il reconnaît : c’est en cela que le désir est désir d’être désiré par ce qu’on désire.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Désir et bonheur.</span><br /><br />Déçu et dépouillé quand il est satisfait, frustré quand il ne l’est pas, le désir peut-il prétendre au bonheur ? C’est bien en ces termes que Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de lois allemand, 1646-1716) définit le désir : « l’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir » . Mais c’est encore là une définition qui fait la part belle à l’idée de la satisfaction, que l’objet puisse ou non être atteint. La question : « le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l’inaccessibilité de l’objet ou sur l’incapacité du sujet à définir son propre désir ? » ouvre la seconde hypothèse, à un désir tragique. Dans ce cas en effet, « le désir lui-même ne renvoie à aucune satisfaction possible ni pensable » . Le désir est alors besoin de ce qui n’est pas, d’un objet qui n’est pas inaccessible, mais pire encore, introuvable. Et si le désir était par définition désir de ce qu’on ne peut avoir ? Comment désirer ce que l’on a , et qui ne nous manque donc pas ?<br />Telle est la contradiction inhérente au désir : il veut d’un côté jouir et de l’autre côté rester désir, et recherche ce contradictoire « amour réalisé du désir demeuré désir » qu’évoquait Char (poète surréaliste français, 1907-1988). En un sens, la jouissance est l’objet de méfiance parce qu’elle éteindra le désir, ou plutôt parce qu’elle en repoussera plus loin l’incertaine limite. C’est le lieu de se demander si un fantasme doit être ou non réalisé : si non, je risque frustration et névrose, mais si oui, que me restera-t-il à désirer ? Considérant que « l’illusion cesse là où commence la jouissance » , Rousseau exhibe finement la bonheur : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » Ainsi faut-il chérir le désir, et n’entrevoir de satisfaction que pour l’attiser. Mais le risque alors est que le bonheur ne soit qu’une promesse de bonheur, et que le désir soit conduit à se priver toujours pour rester désirant. Il y a donc une malédiction du désir, conduit à repousser toujours plus loin sa proie, comme la poursuite du bonheur éloigne toujours plus le bonheur.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) L’homme comme être de désir(s).</span><br /><br />Si l’important est que le désir demeure désir, alors peut-être faut-il aller jusqu’à voir dans cette notion de désir l’essence même de l’homme. Pour Spinoza (philosophe néerlandais, 1632-1677), l’appétit « n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation » . Voilà qui détache le désir de ses objets, comme si finalement tel et tel objet n’étaient que des étapes jalonnant la route du passionné. La Rochefoucauld (écrivain français, 1613-1680) a décrit ce continuum passionnel : « il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre » .<br />Il est donc de moins en moins évident que l’objet apparent du désir soit son objet réel. Ce ne serait pas le cas si c’était l’objet de mon désir qui éveillait mon désir, si l’objet du désir était le moteur du désir (dans ce cas, la séduction consiste pour moi à me faire désirer de l’autre en lui démontrant que je suis désirable). Mais on peut soupçonner ici au contraire que l’objet du désir n’en est pas le moteur, mais le prétexte. Spinoza l’affirme avec force : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ne le poursuivons et ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » . Lorsque je justifie mon désir auprès d’autres (en réponse à la question : mais que lui trouves-tu donc ?), j’invoque ce qui me fait désirer : mais ces causes que j’allègue ne sont jamais que des justifications après coup. Cela voudrait dire que le désir tient davantage à une disposition du sujet désirant qu’au mérite de l’objet désiré, que par exemple les qualités de l’être aimé ne sont pas données mais construites par l’amant. Ainsi Pascal (philosophe et mathématicien français, 1623-1662), se demandant ce que c’est d’être aimé, ne tarde pas à conclure que les qualités sont « périssables », non du fait du déclin du corps, mais du fait des intermittences du cœur de l’autre (elle disait que j’étais intelligent lorsqu’elle m’aimait, mais maintenant qu’elle ne m’aime plus elle dit que je suis bête). Ainsi, « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » .<br />C’est là le syllogisme (sophistique) du désir : je te désire, donc tu es désirable. Dans cette logique passionnelle, « c’est l’amour immotivé qui rend l’être aimé aimable, ce n’est pas l’aimable qui est le motif raisonnable et bienséant de l’amour » . Le désir reconstruit donc son objet, lui prêtant toutes ses qualités : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » . Mais les qualités qu’on prête ne viennent que de nous : « cette femme n’a fait que susciter, par des sortes d’appels magiques, mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblé » , constate le narrateur de La Recherche, surpris d’éprouver à présent pour une autre, après Albertine, un sentiment qu’il croyait « spécial à elle » . Ainsi le désir crée-t-il le désirable, en se polarisant arbitrairement sur un objet ; c’est cette polarisation même qui définit la notion de passion.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. Passion et sagesse.</span><br /><br />L’analyse combinée des notions de besoin et de désir aboutit logiquement à celle de passion : la passion en effet donne au désir le caractère du besoin : la nécessité.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) L’idéal apathique.</span><br /><br />Dans la passion, la logique du désir, déjà désignée comme objet de défiance par de nombreux courants moraux, est portée à l’absolu. Non seulement donc la passion est prise dans la surenchère du désir, mais sa polarisation vers son objet est de l’ordre du nécessaire et non plus du contingent, au point de dépasser le besoin lui-même : le passionné oublie le besoin au profit du désir, et peut mourir d’aimer. Il paraît donc encore plus difficile de lutter contre une passion que de réfréner un désir, mais dans le même temps encore plus souhaitable : quel équilibre, quel bonheur peut-on espérer d’une passion ? C’est tout l’enjeu de la notion de sagesse, telle qu’elle est mise en jeu dans la question qui est au centre du dernier tiers du Gorgias : quel genre de vie faut-il mener ? Calliclès défend l’idée du tout-passionnel : « si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer » . Cette position s’oppose à la position socratique : « au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre ; qui est contente de ce qu’elle a » . Le désir est au ban des accusés, lui qui dérègle la vie humaine en nous conduisant au toujours-plus. Se dessine ici une opposition qui structurera l’histoire de la morale classique, celle de la raison chargée, au nom de la sagesse, de la lutte contre les passions : « cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même » .<br />Comment dès lors s’attaquer à la passion ? D’abord par la critique du désir, accusé d’être un mode désinvolte de la volonté. C’est qu’en effet « le désir veut la fin sans les moyens qui la médiatisent, le résultat tout de suite et magiquement, sans la malédiction du travail, de la discussion et du devenir » . Implicitement, la passion désirante est ici jugée à l’aune de la volonté rationnelle, qui évalue des moyens en même temps qu’elle pose la fin. Voilà en quoi le désir n’est, en termes kantiens, qu’une modalité inférieure du vouloir, là où au contraire la raison « est une véritable faculté supérieure de désirer » . Voilà posée la grande alternative de la sagesse : quelle forme du vouloir est la plus sage ? Le désir et la passion, qui nous font prendre le risque de l’inquiétude, puisque jamais on ne saurait les satisfaire, ou la volonté rationnelle, qui nous gouvernera au risque de l’ennui ?<br />La position stoïcienne est typiquement celle qui la première a choisi la seconde alternative, et l’a thématisée. Puisque les choses extérieures ont sur nous, lorsque nous les désirons, l’effet d’une sujétion (dépendance, état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination), alors le seule liberté consiste à nous libérer du désir qui nous soumet, « car ce n’est pas par la satisfaction des désirs que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir » . Ainsi l’idéal stoïcien est-il apathique, son programme moral n’est rien d’autre que la libération vis-à-vis des affects de la lutte. C’est l’accent stoïcien qui resurgit chez Descartes : mieux vaut « changer ses désirs que l’ordre du monde » . <br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) La transcendance du désir.</span><br /><br />Il n’est pourtant pas dit que le désir soit irrémédiablement engoncé dans l’empirique, et qu’il ne puisse prétendre lui aussi à la transcendance (Pour la transcendance, outre notre monde, il existe une ou plusieurs entités « supérieures », dans le sens où elles peuvent nous voir et agir sur nous mais pas l'inverse.). Dans son analyse du Désir d’Eternité, Alquié (philosophe français, 1906-1985) critique certes la passion comme refus du temps, comme négation du devenir, mais n’est-ce pas là aussi en même temps le signe que la passion est ce par quoi une transcendance est possible ? Partant elle aussi de l’idée d’un désir d’immortalité, Diotime en déduit, dans le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348), l’escalade érotique par laquelle, par degrés, d’un beau corps à tous, « des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines jusqu’à cette connaissance qui constitue le terme » , l’Idée du Bien. Ainsi la passion peut-elle être comprise comme un moment d’un processus rationnel. Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) a célébré cette réconciliation : dans toute passion particulière, quelque chose contribue au concept de l’Esprit, selon un « désir inconscient » . La passion n’est ainsi rien d’autre qu’une ruse de la raison, qui choisit cette figure particulière pour mieux réaliser son universalité.<br /><br />Pourtant, la logique du désir doit-elle être réduite au rationnel ? N’y a-t-il pas là une forme de prétention et de caricature de la raison, comme si un phénomène ne pouvait recevoir du sens que de sa réduction possible à la raison ? Hume (philosophe, historien et économiste anglais, 1711-1776) devait le soupçonner en protestant de ce que « si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner » . Raison et Passion sont donc strictement hétérogènes, si bien qu’il s’agit davantage d’essayer de comprendre nos affects que de les condamner. La sagesse doit-elle forcément se laisser enfermer dans une alternative du tout-passionnel ou du tout-rationnel ? Plutôt qu’une vaine maîtrise des passions, la sagesse ne consisterait-elle pas dans la compréhension des passions et dans leur équilibre ? Après tout, comme le disait Spinoza, la sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie : la sagesse peut être allègre et non austère, parce qu’elle mène à la joie.Unknownnoreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-69756055812420028322009-03-24T18:14:00.000-07:002009-03-24T18:18:41.964-07:00Dossier préparatoire : "Peut-on avoir le droit de mentir ?"Que faut-il faire ? Il faut mettre en évidence le problème essentiel posé par le sujet en cherchant :<br /> A quelle notion du programme le sujet renvoie ?<br /> La vérité.<br /><br /> La définition des termes importants contenus dans le sujet.<br /> mentir : ne pas dire la vérité, dire ce que l’on sait être faux, acte intentionnel (on ne peut dire le faux que si l’on connaît le vrai)<br /> peut-on : a-t-on la possibilité de…, a-t-on le droit…<br /> vérité : ce qui est toujours de l’ordre du discours ou de la représentation<br /><br /> La portée philosophique ( = la problématique).<br /> Comment concilier le principe absolu de la vérité à la diversité des situations et des motivations des personnes qui agissent souvent de manière hésitante ? Peut-on admettre des dérogations à la loi générale qui consiste à dire la vérité ?<br /><br /> Il faut être attentif à ce que l’on attend de vous.<br /> Réfléchir à la possibilité qui existe d’articuler un principe universel de morale aux particularités des situations, mais aussi aux conséquences de la thèse que l’on soutient pour répondre à cette question. Chercher à savoir si l’on peut reconnaître un droit de mentir comme on accepte le droit à l’erreur.<br /><br /> Il faut comprendre de manière précise le sujet.<br /> Peut-on admettre facilement des dérogations à la loi générale ? Peut-on articuler un principe universel de morale avec la particularité des situations ? Peut-on, à notre convenance, faire plier la réalité devant la force de nos principes ? Que devient LA vérité en tant qu’exigence morale ? Existe-t-il un droit de contrevérité ?<br /> <br /> Il faut être attentif aux différents sens que revêt la notion de « vérité ».<br /> Revoir les cours.<br /><br /> Il faut se demander « à quoi veut-on me faire réfléchir » ?<br /> Réfléchir à ce que désignent le mensonge, le fait de mentir, mais aussi s’interroger sur les motifs qui incitent à mentir. Le souci du pragmatisme autorise-t-il le pouvoir à s’affranchir de tout principe moral ? Un mensonge n’ayant aucune intention de nuire est-il pour autant acceptable ? Les effets pervers du devoir de véracité sont-ils inévitables ? Doit-on suivre Kant jusqu’au bout de ses principes rigoristes ?<br /><br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Questions préparatoires au sujet « Peut-on avoir le droit de mentir ? »</span><br /><br />Sur une feuille, vous répondrez aux questions suivantes en développant chaque point. Vous préciserez les théories auxquelles vous faites référence, ainsi que les auteurs et les exemples qui pourraient être donnés.<br /><br />1. Quel est le problème posé par ce sujet ?<br />2. A quoi veut-on vous faire réfléchir ?<br />3. Quels sont les différents domaines dans lesquels ce sujet pose problème ?<br />a.<br />b.<br />4. Quels sont les grands principes qui peuvent entrer en conflit dès lors que l’on tente d’apporter une réponse philosophique à ce sujet ?<br />a.<br />b.<br />5. Quelles sont les différentes réponses possibles à ce sujet ?<br />a.<br />b.<br />c.<br />6. Quelles sont les différentes solutions que l’on pourrait apporter au problème posé par le sujet, et quelles sont les conséquences ?<br />a.<br />b.<br />c.Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-17569978480943642422009-03-24T18:08:00.000-07:002009-03-24T18:12:20.814-07:00Cours : la vérité<span style="font-weight:bold;">Repère conceptuel<br />Objectif / Subjectif</span><br />Ce couple concerne la valeur de nos idées, de nos représentations ou de notre connaissance. Est objectif ce qui est vrai, universel, indépendant du sujet connaissant. Les sciences prétendent à l’objectivité (le terme d’objectivité est pour les scientifiques synonyme de vérité). Est subjectif ce qui est relatif au sujet, particulier (exemple : le jugement « le son du violon est agréable » est subjectif).<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />La notion de vérité semble être d’emblée marquée par une tension entre son unicité et la diversité de ses visages. C’est qu’il existe manifestement, non seulement diverses sortes d’accès à la vérité (la raison, les sens, l’intuition…), mais aussi diverses sortes d’énoncés vrais. Une vérité de fait (« il pleut ») diffère d’une vérité conventionnelle, telle que peut l’être une vérité mathématique comme « 7 + 5 = 12 ». Dans chaque cas, la vérité peut être comprise comme conformité d’un énoncé à un réel donné dans le premier cas, conformité d’un énoncé à ses propres lois formelles et construites dans le second. La même alternative se retrouve lorsque l’on creuse la première hypothèse : même la perception, qui constate la vérité comme réalité, n’est peut-être pas que donnée, mais aussi pour partie construite.<br />Question : La vérité est-elle quelque chose de donné ou de construit ?<br /><br />La notion de vérité est également marquée par son unicité. Autant l’expression « les croyances » ne choquerait personne, chacun admettant aisément la pluralité et la diversité des croyances, autant en revanche la notion de vérité s’accommode mal du pluriel et du relativisme : si chacun a sa vérité, il n’y a plus de vérité du tout. La notion de vérité ne paraît en effet avoir de sens que dans la mesure où elle est unique et universelle. Or ce sens se heurte à une double menace, à deux périls : celui des changements du réel et celui de l’arbitraire des conventions formelles. Si je dis « il pleut », ce ne sera pas toujours vrai, et si je dis « 5 + 7 = 12 », le résultat peut être différent en cas de changement de base arithmétique. Comment concilier l’idéal d’unicité stable de la vérité avec les changements de ce qui se donne pour vrai ?<br />Question : N’y a-t-il de vrai que ce qui est stable et fixe, ou bien y a-t-il aussi une vérité du mouvant et du changeant ?<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. Comment distinguer le vrai du faux ?<br />a) L’insuffisance du constat.</span><br /><br />Pour garantir la distinction du vrai du faux, nous avons besoin d’un critère. Quels sont les critères de vérité possibles ?<br />En son sens le plus courant, la vérité s’offre à nous comme réalité. Le critère le plus simple qui s’offre à la recherche de cette vérité est d’ordre empirique : c’est le constat. La présence de ce terme dans le vocabulaire des assureurs ou des huissiers nous indique qu’il s’agit, dans le constat, d’établir des faits. Constater, c’est établir un fait par le témoignage de nos sens. Pour vérifier qu’il fait beau, je n’ai qu’à sortir la tête par la fenêtre et regarder le ciel. Mais même si en apparence le constat établit un fait, il n’est pas si facile de s’entendre sur un constat, comme le montre le problème du constat d’assurance. La bonne foi du témoin, ou la fiabilité des sens constituent des problèmes immédiats. L’opinion reprend volontiers à son compte la maxime de saint Thomas qui voulait voir pour croire. Mais on n’en a jamais fini de vérifier les données des sens (saint Thomas le premier a non seulement voulu voir pour croire, mais ensuite toucher pour croire ce qu’il voyait) : les sens doivent se garantir les uns des autres.<br /><br />Mais il y a plus : beaucoup de vérités qui nous intéressent ne sont pas susceptibles d’être vérifiées empiriquement. Où en serait l’astronomie si on ne connaissait que ce qui est directement perceptible ? Et la psychologie ? Il est donc manifeste qu’en réduisant la gamme des vérités possibles à la gamme de ce qui peut être perçu, on limite d’avance la connaissance à ce qui nous entoure immédiatement, et que cette réduction est drastique. « Ainsi, le retour aux seules données sensibles, bornées, comme le remarque Hegel, à un « maintenant » et à un « ici », m’abandonnerait en un monde où l’être se réduirait au seul objet de la perception immédiate, où la vérité ne se distinguerait plus de ce que m’offrirait l’instant. » Le sensible ne se suffit pourtant pas à lui-même, et Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) montre justement que ce qui est ici et maintenant ne trouve sa vérité que dans l’universel, par un effort d’abstraction et de négation de l’immédiat. Ainsi, si j’écris maintenant, parce que c’est vrai en ce moment, et que ce maintenant est la nuit, je me heurte à un paradoxe : « revoyons maintenant à midi cette vérité écrite, nous devons dire alors qu’elle s’est éventée » . Même le singulier et l’immédiat ne peuvent donc trouver leur vérité que dans l’universel.<br /><br />Lorsqu’Aristote (philosophe grec, 384-322) se demandait si l’on pouvait dire d’un homme qu’il est heureux, ou s’il ne fallait pas attendre qu’il soit mort pour pouvoir dire qu’il a été heureux, il exprimait cette idée très grecque selon laquelle la vision qui dit l’essentiel de la chose est une vision rétrospective. Tant que l’homme dont nous parlons reste en vie, il reste soumis aux aléas de la vie, à la contingence de l’existence, et la vérité du moment n’est pas celle du lendemain. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) De la preuve à l’évidence.</span><br /><br />Un autre critère s’impose donc pour remédier à cela. Faute d’avoir été témoin du fait, on peut l’inférer, c’est-à-dire établir qu’il est un effet nécessaire d’une cause (c’est la déduction), ou bien la cause nécessaire d’un effet (c’est l’induction). La croyance entretient avec ce critère de vérité un rapport plus distant, comme si nous avions parfois du mal à croire ce que l’on nous prouve. Le facteur qui explique cet écart semble résider dans la notion de valeur. La valeur de la vérité semble bien souvent inversement proportionnelle au nombre de preuves dont on dispose pour l’établir. Il va par exemple de soi qu’un mari rentrant tard et donnant à sa femme une liste de justificatifs sur ses activités du jour provoquera davantage de suspicion que d’adhésion, et qu’inversement les faits que de nombreuses preuves établissent nous intéressent d’autant moins, l’opinion les cataloguant alors comme des évidences, au sens commun du terme, c’est-à-dire au sens de ce qui va de soi et ne présente donc pas d’intérêt. Dans les deux cas, la preuve semble fonctionner à l’envers non seulement parce qu’elle ne donne pas envie de croire à ce qu’elle établit, mais surtout parce qu’elle donne envie de croire le contraire de ce qu’elle dit. <br /><br />Si tout ce qui a besoin d’être prouvé ne vaut pas grand-chose comme le pensait Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900), c’est au contraire dans l’évidence que l’esprit retrouve ce qui aiguise sa curiosité, c’est-à-dire l’absence de preuves. Comment décrire cette tension qui ne peut compter sur la garantie ni des sens ni des preuves ? Le recours que fait Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) à la notion d’évidence ne laisse pas l’esprit de côté puisque l’évidence n’est au contraire accessible qu’à une enquête de la raison seule. Etymologiquement, l’évidence est vision, mais c’est une vision qui se fait par l’esprit : je vois l’évidence par les yeux de mon âme. En même temps qu’elle est indéniable, l’évidence est improbable, au sens propre du terme : elle n’aurait plus son caractère d’évidence si elle admettait des preuves. En ce sens, toute évidence est une énigme qui ne s’appuie que sur elle-même. L’énigme est que l’évidence ne laisse pas de prise à l’examen rationnel, comme dans la foi religieuse ou dans l’amour : les choses sont comme elles sont parce que « c’est comme ça », comme dit le langage courant. Mais pour en faire la beauté et la valeur, ce trait prête aussi au doute ou au sarcasme de celui qui y reste extérieur et qui ne baigne pas dans la lumière. Ainsi peut-on entreprendre de s’attaquer à la légitimité de l’évidence en imputant le degré d’attachement de la croyance, non plus au mérite de son objet, mais à une disposition du sujet.<br /><br />Si l’évidence ne résultait que de l’entêtement à croire, elle serait marque de légèreté d’esprit. La certitude n’est plus le triomphe de la croyance mais au contraire son pire visage, celui d’une ennemie de la diversité et de la tolérance qui se présente alors comme un obstacle dans la recherche de la vérité. Nietzsche considère ainsi que « les convictions sont des ennemies de la vérité, plus dangereuses que les mensonges » . Ainsi, la certitude n’exprime pas nécessairement la force de la croyance, puisqu’elle peut aussi en exprimer la lâcheté.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) La vraisemblance.</span><br /><br />Le jugement quotidien se fonde sur un critère médian : la vraisemblance. Mais la vraisemblance peut-elle réellement prétendre au rang de critère de vérité ? Leibniz (philosophe et mathématicien allemand, 1646-1716) semble le penser, qui considère que « l’opinion, fondée dans le vraisemblable, mérite peut-être aussi le nom de connaissance » . Faute de pouvoir décider autrement de la question, la vraisemblance permet de « juger raisonnablement quel parti est le plus apparent » . Leibniz en appelle à l’autorité d’un homme comme garantie de vraisemblance, faisant valoir que la position d’un Copernic (chanoine, médecin et astronome polonais, 1473-1543) est toujours plus vraisemblable, même s’il est le seul de son avis, que celle de tout autre. <br />La solitude de Copernic vient en effet de ce que précisément ses contemporains n’ont pas trouvé sa position vraisemblable. C’est donc que cette notion s’entend en deux sens : est vraisemblable ce qui n’est pas invraisemblable, c’est-à-dire pas impossible, pas logiquement contradictoire. Mais en un second sens, ce qui est vraisemblable est ce qui s’accorde à l’habitude et aux expériences les plus communes. <br /><br />La vraisemblance est donc suspecte de par la confusion qu’elle est capable d’induire, si bien qu’il s’agirait presque, si l’on range la vraisemblance du côté de l’habitude commune, de la considérer comme un contre-critère. C’est de cette façon que Niels Bohr (physicien danois, 1885-1962), le découvreur de l’atome, avait écarté une supposition d’un de ses étudiants, qu’il avait jugée intéressante mais pas assez invraisemblable. Or c’est justement parce que la position de Copernic n’était pas vraisemblable que la vraisemblance n’est pas le signe du vrai. S’il en est ainsi, c’est ce qui paraît le moins probable au plus grand nombre qui a le plus de chance d’être vrai ; un peu de modestie doit alors nous faire penser que nous ne serons pas toujours au rang des plus lucides, si bien que tout semble conduire à faire douter de soi. Même si, comme le dit Kant (philosophe allemand, 1724-1804), il n’est pas superflu que d’autres partagent nos idées, la vraisemblance ne peut fonctionner valablement ni comme critère ni comme contre-critère de vérité.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. La vérité du point de vue scientifique.<br />a) Il n’y a de vérités que positives.</span><br /><br />Dans l’Antiquité grecque, la philosophie avait comme objectif la connaissance de la totalité des choses et englobait toutes les sciences. Aujourd’hui, la philosophie s’est dissociée des sciences. Dans notre « civilisation scientifique », l’idée de vérité appelle aussitôt celle d’objectivité, de communicabilité, d’unité. Elle est aussi inséparable des idées de démonstration, de vérification, d’expérimentation. Le mot vérité a changé de valeur. Il n’évoque plus l’Etre – qui signifiait le tout de la nature, le Cosmos – il se définit pas l’objectivité. Les sciences physiques et les sciences biologiques nous donnent une vue plus précise et plus exacte du monde naturel que ne l’était la vision des Grecs. Mais en matière de religion, de métaphysique ou de morale, plus personne ne croit en une vérité incontestable. On ne parle plus de philosophie vraie, mais d’une grande philosophie. Les philosophie ne sont plus que des interprétations du réel. On affirme alors qu’il n’y a de vérités que positives, c’est-à-dire dans le domaine des mathématiques ou des sciences physiques. C’est oublier que la recherche de la vérité reste pour un philosophe une exigence même si celle-ci est inaccessible.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) La vérité scientifique s’oppose à l’opinion.</span><br /><br />Il n’en reste pas moins que la vérité se définit toujours en opposition avec l’opinion, avec ce que l’on croit savoir. Dans La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Bachelard (philosophe français, 1884-1962) s’applique à montrer comment « en revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel ». Cela signifie d’abord que la connaissance scientifique ne se fait pas ex nihilo. Elle se fait toujours « contre une connaissance antérieure », c’est-à-dire par la destruction « des connaissances mal faites ». L’esprit scientifique ne peut donc se former que par une rupture radicale avec les préjugés et plus généralement avec tout ce que l’on croyait savoir. En effet, on ne détruit pas les erreurs une à une facilement. L’erreur n’est pas une simple privation ou manque, elle est une forme de connaissance. L’esprit scientifique ne peut « se former qu’en se réformant », c’est-à-dire qu’en détruisant l’esprit non-scientifique.<br />D’emblée, l’esprit scientifique est contraire à l’opinion, c’est-à-dire à la connaissance commune. Fondée sur notre perception immédiate des choses ou sur le oui-dire , liée à notre tendance à ne retenir des choses que ce qui est utile à la vie, l’opinion est incertaine. Elle ne peut donc qu’entraver la recherche de la vérité et le scientifique ne doit pas se contenter de la rectifier sur des points particuliers, il doit la détruire. Or, ce qui caractérise avant tout l’esprit scientifique, c’est le sens du problème. Même une connaissance acquise par un effort scientifique n’est pas définitive et doit être questionnée. Des manières de poser les questions, des habitudes intellectuelles qui ont été utiles et saines à une époque, à un moment de l’évolution de l’esprit scientifique, peuvent à la longue, entraver la recherche. L’acquis ou ce qu’on croit acquis peut être un facteur d’inertie pour l’esprit.<br /><br />En effet, les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système de savoir. Il suffit pour s’en convaincre de ne citer qu’un exemple : le passage de la théorie mécanique de Newton (philosophe, mathématicien, physicien et astronome anglais, 1643-1727) à la théorie de la relativité d’Einstein (physicien allemand, apatride puis suisse-américain, 1879-1955) qui remet tout en cause et qui suscite des questions qu’on ne pouvait même pas imaginer auparavant. La théorie de Newton était un système bien homogène qui avait permis d’unifier les lois planétaires de Képler (astronome allemand, 1571-1630) et la loi de la chute des corps de Galilée (physicien et astronome italien, 1564-1642) en expliquant le trajet elliptique des planètes autour du soleil comme une chute indéfiniment retardée. Cette théorie rendait compte de phénomènes divers comme la variation de la pesanteur selon la latitude ou encore le mouvement des marées. Or c’est précisément ce pouvoir d’unification et d’explication qui peut séduire le savant et arrêter son questionnement. L’esprit scientifique exige donc le doute, l’anxiété, le refus de toute certitude.<br />En astronomie, les lois de Kepler décrivent les propriétés principales du mouvement des planètes autour du Soleil, sans les expliquer. Elles ont été découvertes par Johannes Kepler à partir des observations et mesures de la position des planètes faites par Tycho Brahé (astronome danois, 1546-1601), mesures qui étaient très précises pour l'époque. Copernic avait soutenu en 1543 que les planètes tournaient autour du Soleil, mais il les laissaient sur les trajectoires circulaires du vieux système de Ptolémée (astronome et astrologue grec, 90-168) hérité de l'antiquité grecque. Les deux premières lois de Kepler furent publiées en 1609 et la troisième en 1618. Les orbites elliptiques, telles qu'énoncées dans ses deux premières lois, permettent d'expliquer la complexité du mouvement apparent des planètes dans le ciel sans recourir aux épicycliques du modèle ptoléméen. Peu après, Isaac Newton découvrit en 1687 la loi de l'attraction gravitationnelle (ou gravitation), induisant celle-ci grâce au calcul des trois lois de Kepler.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) La vérité scientifique n’est pas absolue.</span><br /><br />La science est une élaboration humaine, une activité de l’intelligence humaine. Les mathématiques, convention humaine, deviennent le langage des sciences et le mode d’être de toute vérité scientifique. Il suffit de prendre en compte l’histoire des sciences pour comprendre que la vérité scientifique n’est pas absolue. Comme le souligne Bertrand Russel dans Science et religion, les vieilles théories scientifiques restent utilisables quand il s’agit d’approximation grossières, mais ne suffisent plus quand une observation minutieuse devient possible. <br /><br />La connaissance cesse donc d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. Pas plus qu’il n’y a de philosophie vraie – il n’existe pas aujourd’hui de conception du monde qui puisse s’imposer – il n’y a de science qui puisse atteindre une objectivité forte. Par définition, il n’y a plus de savoir global possible et les sciences sont inachevées. Mais la recherche de la vérité reste un idéal aussi bien pour le savant que pour le philosophe. De même que le scientifique cherche tout ce qui pourrait contredire sa théorie, le philosophe contemporain recherche des opposants. Il faut penser contre soi-même, se combattre soi-même pour aller quelque part vers la vérité.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. Le vrai vaut-il mieux que le faux ?<br />a) L’illusion ou la préférence du faux.</span><br /><br />L’habitude est par exemple de nature à nous faire prendre nos croyances pour autant de vérités. Leibniz remarque en ce sens qu’il arrive souvent que les hommes finissent par croire ce qu’ils voudraient être la vérité, ayant accoutumé leur esprit à considérer avec le plus d’attention les choses qu’ils aiment. Dans un tel propos, l’habitude recouvre en réalité le désir. Le rôle moteur du désir dans la croyance affleure ici au désavantage de celle-ci : si en effet le désir détermine la croyance, alors le risque existe d’une réduction de la croyance au désir, et donc à l’illusion.<br />L’illusion se démarque nettement de l’erreur : entre deux énoncés faux tels que : 4 + 4 = 9, et « je suis immortel », c’est le second qui relève caractéristiquement de l’illusion, parce que le faux ne peut être imputable à l’illusion qu’à partir du moment où il est gratifiant. C’est ainsi que Spinoza (philosophe hollandais, 1632-1677) mettait en cause le caractère illusoire de l’idée de libre arbitre, dans la mesure où elle nous permet de nous considérer comme auteur de nos actes et donc de nous attribuer à nous-mêmes le mérite de nos actions et de revendiquer pour nous nos résultats. S’il est plus difficile de se défaire d’une illusion que de corriger son erreur, c’est que le contenu de l’illusion n’est jamais neutre pour nous. Nous tenons à nos illusions et en avons besoin.<br />C’est aussi à partir de cela qu’on peut comprendre que l’illusion soit notre propre production. Le langage courant n’en dit pas moins puisque nous disons de quelqu’un qu’il se fait des illusions, comme si la production d’une illusion était une affaire qui se jouait essentiellement entre moi et moi. Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) définit donc l’illusion comme produit du désir : « nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement du souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l’illusion elle-même renonce à être accréditée » . Toute croyance n’est pas illusion, mais aucune croyance n’est exempte de ce risque, puisque toutes reposent sur l’intensité d’une adhésion. C’est au-delà d’un certain degré que cette intensité produit l’illusion. Mais cela démontre qu’à la vérité qui dérange, nous pouvons préférer l’illusion qui réconforte.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Dire la vérité, devoir ou ruse ?</span><br /><br />Même quand l’illusion est préférable, la vérité demeure un devoir : il faut dire la vérité. Telle est par exemple, par opposition avec l’idée qu’on ne doit la vérité qu’à ceux qui la méritent, la thèse de Kant (philosophe allemand, 1724-1804). Selon lui, le devoir de véracité est absolu et inconditionnel. Tout mensonge (comme le secret d’Etat, contracté au nom de la pérennité de l’Etat réputée menacée par la révélation d’une telle vérité) repose en effet sur un calcul : on ment lorsqu’on en attend à court terme un bénéfice supérieur à celui de la véracité. Or ce calcul est toujours aléatoire : quand le mensonge est utile, il ne l’est que d’une façon qui est donc plus accidentelle que systématique, et qui reste imprévisible. Même utile, le mensonge est toujours injuste parce que toujours manipulateur : en faisant de l’autre un moyen, je romps l’universalité du contrat commun qui nous lie. Donc, aucune bonne intention ne saurait justifier le mensonge, et le devoir de vérité s’impose.<br />Encore y a-t-il moyen de dire la vérité autrement que pour remplir son devoir : il peut aussi s’agir de l’instrumentaliser, de s’en servir d’alibi (comme le fait le caractériel agressif), ou bien de la dire comme on ment, ou plutôt pour mentir, c’est-à-dire en la faisant passer pour incroyable. Freud raconte à cet égard l’histoire du voyageur qui, rencontrant dans un train un ami qui lui dit aller à Cracovie, lui répond : « Vois quel menteur tu fais ! Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas à Cracovie. Alors pourquoi mentir ? » Il s’agit là, quand une telle intention existe effectivement dans l’esprit de celui qui parle, de la forme la plus fine du mensonge, qui fait apparaître la vérité elle-même comme fausse parce qu’impossible à croire. C’est ce Koyré (philosophe français, 1882-1964) appelle « la vieille technique machiavélique du mensonge au deuxième degré », qui a ceci de spécialement pervers pour la victime que « la vérité elle-même devient un pur et simple instrument de déception » . Bien entendu, cette technique doit son efficacité au fait que l’on est conduit à confondre mensonge au premier degré et mensonge au second degré.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) L’humanité du mensonge.</span><br /><br />Le mensonge n’est pas toujours aussi cynique. Pourquoi peut-on dire que toute vérité n’est pas bonne à dire ? C’est d’abord parce que nous serions bien capables de la croire. Ainsi, s’agirait-il de profiter que nous ayons assez d’autorité pour être cru pour mentir quand il est plus juste et plus humain de mentir. Le mensonge ainsi conçu perd sa charge d’immoralité, au point qu’on juge en général beaucoup moins sévèrement le mensonge des parents qui parlent à leurs enfants du Père Noël que la cruauté de l’enfant qui révèle un jour le pot aux roses. Si dire la vérité est être moral, alors ce mensonge-là n’en est plus un : « mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité » .<br />Encore faut-il pour cela que les policiers allemands nous croient, qu’ils ne devinent pas que notre non dissimule un oui, encore faut-il avoir autorité sur celui à qui l’on ment. C’est ce dont doute Kant, dont on s’est beaucoup moqué d’avoir tenu que le mensonge est inacceptable, même dans le cas extrême où un agresseur vient nous demander, pour les tuer, si les nôtres sont dans la maison. En fait, le réponse de l’opinion commune, qui justifierait dans ce cas le mensonge pour le bien des nôtres, repose sur la crédulité douteuse de l’assassin, qui ne s’est sans doute pas donné tout ce mal pour repartir sagement si nous lui assurons qu’il n’y a personne à tuer. Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) n’en était pas dupe, lorsqu’il dénonce, à la racine même de cette première inégalité qu’est la propriété, un mensonge qui a trouvé preneur : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » . Ce n’est pas finalement sans raison que le sens commun veut nous garder de croire tout ce qu’on nous raconte.Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-64660290186996922332009-03-24T18:02:00.000-07:002009-03-24T18:08:41.696-07:00Cours : le bonheur<span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />Le bonheur se présente plutôt comme une fin. Le bonheur est même la fin universelle : le bonheur est ce que tout le monde veut (« tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but » ). Sans être jamais le moyen d’une autre fin, il est l’enjeu apparent ou caché de toutes les autres fins. Mais cette fin universelle est-elle accessible ? Puisqu’il semble souvent que non, que la vraie vie est ailleurs, il faut savoir ce qui est en cause : si c’est le bonheur qui est difficile d’accès (aucun de nos efforts ne suffisant à s’en approcher), alors nous devons redoubler d’efforts pour construire notre bonheur. Mais c’est peut-être l’homme qui est inaccessible au bonheur : là où nous cherchons à construire le bonheur, il suffirait au contraire de s’y montrer accessible, toute circonstance de la vie donnant une chance de bonheur à qui saura le vivre.<br />Question : Le bonheur est-il quelque chose de donné ou de construit ?<br /><br />Il semble bien difficile de donner au bonheur un contenu identifiable : cela tient d’abord à ce qu’il semble que pour chacun de nous, le bonheur appelle des représentations différentes, comme si chacun avait le sien et que les bonheurs ne communiquaient pas : le bonheur est menacé par le relativisme. Mais cela tient aussi à ce que nous ne sommes pas nécessairement capables de reconnaître notre bonheur autrement qu’après coup : je peux parfois dire que j’ignorais mon bonheur. Comment le reconnaître et l’identifier ? Le bonheur n’est-il qu’une idée fugace ou bien y a-t-il des signes, des critères du bonheur ? <br />Question : Sommes-nous parfois heureux, ou n’avons-nous jamais à faire qu’à l’idée du bonheur ?<br /><br />Le bonheur est parfois frivole : devrions-nous avoir honte d’être heureux ? Le souci du devoir fonctionne-t-il comme obstacle à le recherche du bonheur ? Ce qui nous procure du bonheur est-il inversement proportionnel à ce qui est vertueux ? Du point de vue du devoir, le souci du bonheur peut paraître frivole, ce qui laisse supposer que le devoir entraîne nécessairement une dose de déplaisir alors que le bonheur se caractériserait par le plaisir. Mais c’est oublier que le devoir peut être source de satisfaction, et que les divers déplacements de sens des deux termes permettent de penser leur articulation en bien des sens. L’accomplissement du devoir suppose-t-il la mise à l’écart de la question du bonheur, ou au contraire la recherche du bonheur est-elle le premier devoir et donc la condition de l’accomplissement des autres ? <br />Question : Pour le devoir, le bonheur est-il un obstacle ou une chance ?<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. Bonheur et malheur.</span><br />L’opinion commune nous dirait ici qu’il faut présenter cette articulation comme une disjonction : nous sommes heureux ou malheureux. L’existence serait donc destinée à être dominée par l’un ou l’autre de ces termes. Lequel est la règle, lequel l’exception ?<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) Le bonheur comme exception.</span><br />Une première définition possible du bonheur serait ici une définition négative, et définirait le bonheur par l’absence de son contraire. Ici, on appelle bonheur les trêves et les rémissions de nos malheurs ; le malheur est le fil directeur de l’existence, mais ça et là le ciel se dégage et nous sommes fugacement heureux. Ainsi Montaigne (penseur et homme politique français, 1533-1592) dit-il que « notre bien-être, ce n’est que la privation d’être mal » . Ce qui fait le malheur continu de l’homme dans la vision qu’en a Pascal (mathématicien, physicien, théologien et philosophe français, 1623-1662), c’est l’ennui : non seulement les soucis dont toute l’existence est traversée, mais l’ennui existentiel qui est le propre de la condition humaine : « l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion » . Cet ennui ne peut être interrompu que par l’action qu’il entreprend pour s’en détourner, s’en divertir : il faut se détourner de l’ennui par l’action, s’en remettre à « la plongée dans le tourbillon des affaires en vue de l’affairement même » .<br /><br />Tel est le sens de ce que l’on nomme le divertissement pascalien, qui fait du bonheur une exception au malheur. Le malheur est la règle, le bonheur un répit bref et incertain, tant nous ne pouvons nous réfugier de l’ennui que dans le divertissement au sens pascalien, c’est-à-dire fuir l’absurdité de la vie par l’affairement et le tourment. Le devoir, non au sens strictement moral, mais au sens étendu des obligations, devient alors une figure à la fois de ce malheur et de ce divertissement : comme souci et comme affairement, le devoir hypothèque notre bonheur. Nos pensées sont affairées, nous avons toujours plus urgent à faire que de savourer notre bonheur et autre chose à penser. Nous construisons des obligations et des soucis qui nous éloignent du bonheur donné. Blasés par les occupations, nous ne savons plus nous étonner.<br /><br />Cette thèse repose sur l’idée pessimiste, ou en tout cas l’esprit de sérieux selon lesquels sa nature prédispose davantage l’homme au malheur qu’au bonheur : « ou l’on pense aux misères que l’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin » . Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) affiche une position analogue lorsqu’il montre que le premier horizon humain est celui de la souffrance, qui relègue celui du bonheur au second plan : « on s’estime déjà heureux de s’être sauvé du malheur, d’avoir échappé à la souffrance […] De façon tout à fait générale, la tâche de l’évitement de la souffrance repousse à l’arrière-plan celle du gain du plaisir. » Le bonheur ne se présente donc pas comme une réalité positive : il n’est que le nom que nous donnons à l’interruption de son contraire, le malheur, qui, lui, existe positivement comme horizon inévitable de l’existence humaine.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Bonheur et conscience.</span><br />On peut imputer cet état de choses à l’existence de la conscience : ce serait la conscience elle-même qui ferait notre malheur, comme conscience de la mort. Merleau-Ponty (philosophe français, 1908-1961) disait ainsi que « toute conscience est donc malheureuse, puisqu’elle se sait vie seconde, et regrette l’innocence d’où elle se sent issue » . La distinction de Merleau-Ponty est entre exister et vivre : exister est bien moins que vivre, puisqu’il nous faut toujours nous mettre en quête d’un sens qui reste absent : comme le bonheur, la « vraie vie » est toujours ailleurs, plus loin et plus tard. Le bonheur serait réservé à celui qui est à l’extrême limite de la conscience, comme le nouveau-né, qui ne se rend pas encore compte de ce qui l’attend : le bonheur est insouciance mais la conscience est souci. Au lieu d’être là où je suis et quand je suis, je suis toujours au-delà : je ne suis jamais à ce que je fais, jamais à mon bonheur.<br /><br />Ce qui fait de l’expression « conscience malheureuse » une sorte de pléonasme nous est expliqué par Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) dans la construction de l’identité. C’est comme non-coïncidence à soi que la conscience est fondamentalement malheureuse : « La conscience malheureuse est la conscience de soi, comme essence doublée et encore seulement empêtrée dans la contradiction. » C’est en tant qu’elle est scindée que la conscience est malheureuse, comme « essence doublée » qui cherche à refaire son unité. Tout se passe donc comme si la conscience interdisait structurellement le bonheur, en tout cas à l’homme ; mais d’un autre côté, n’y a-t-il pas de bonheur qu’humain ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) Bonheur et conscience du bonheur.</span><br /> Devant les inconvénients de la conscience, on peut toujours rechercher un moyen pour la fuir : les paradis artificiels détournent, abolissent ou désinhibent la conscience en vue du bonheur. Le plaisir pur veut abolir la conscience, mais la conscience n’aura de l’orgie que de mauvais souvenirs : « on hésite entre un plaisir qui est pur à la seule condition de rester inconscient et une conscience du plaisir qui a presque nécessairement un goût très amer » . Mais devra-t-on appeler bonheur un moment dont je ne me suis pas aperçu ? Pourra-t-on dire d’un bonheur dont je n’ai pas eu conscience que c’était un bonheur ? Faut-il alors conclure que le bonheur n’est qu’une illusion rétrospective, comme lorsque l’on dit après coup : j’ignorais mon bonheur ? Mais alors nous nous heurtons à un autre obstacle : un bonheur dont nous ne nous apercevons pas n’en est pas vraiment un, sinon il faudrait envier le bonheur des objets, qui ne se rendent compte de rien. Il n’y aurait donc pas plus de bonheur sans conscience que de conscience heureuse : l’aporie du bonheur consiste donc en ceci que la conscience est la condition du bonheur (pour être heureux il faut que je le sache) et qu’en même temps elle l’interdit (il n’y a pas de conscience heureuse). <br /><br />Canguilhem (philosophe et épistémologue français, 1904-1995) dresse ainsi une analogie entre le bien moral et la santé, pour leur trouver ceci de commun que « nul n’est sain se sachant tel » . Il en serait de même pour le bonheur : « on n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on se l’imagine » , on exagère toujours nos malheurs comme nos bonheurs. La mesure de mon bonheur m’échappe dans le présent : Jankélévitch (philosophe et musicologue français, 1903-1985) nous montre ainsi que « le bonheur […] n’a pas de présent, mais seulement un passé et un futur » . Ce n’est que quand je perds mon bonheur que je sais a posteriori que j’aurais dû m’en estimer heureux : ce serait le signe que justement le bonheur ne se signale pas comme tel, que rien ne manifeste sa présence de façon perceptible : le bonheur n’est donc ni un objet de la perception, ni un objet de la raison, mais de l’imagination. Comme tel, il paraît devoir échapper à tout stratégie visant à l’obtenir, puisqu’au fond, on ne sait pas, autrement qu’en rêve, ce que c’est que le bonheur : « il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action » .<br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. La conquête du bonheur.</span><br />Quelle stratégie est de nature à nous rapprocher du bonheur : faut-il se mettre en quête du bonheur ou le laisser venir ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) Le bonheur comme promesse.</span><br />Le bonheur a quelque chose à voir avec la question du désir. Comment le désir sera-t-il heureux ? Un double péril le menace : mourir en tant que désir, c’est-à-dire être satisfait ; et en même temps, mourir de désir, c’est-à-dire n’avoir jamais été satisfait. Toute stratégie savante du désir se méfie de la jouissance, et, Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) montre par exemple qu’on et paradoxalement heureux qu’avant de l’être. Ainsi le désir n’entrevoit-il le bonheur que dans l’imminence de sa satisfaction, quand il échappe au malheur de la frustration sans avoir encore perdu ses rêves. Ce n’est pas par hasard que tous les couples considèrent le début de leur amour comme leur moment magique, comme l’élan que tout ce qui suit cherchera à entretenir : le bonheur n’existe alors que comme promesse de lui-même, de même que Stendhal (écrivain français, 1783-1842) définit l’amour comme une promesse de bonheur plutôt que comme bonheur. C’est l’instant de bonheur, qui le fait surgir comme interruption du temps, comme éternité d’un moment.<br /><br />Kant (philosophe allemand, 1724-1804) a donné une figure de ce bonheur du juste-avant : c’est l’enthousiasme, comme capacité de déceler des signes du règne des fins, dans la philosophie de l’histoire ; ou comme mode de présentation de l’idée, dans celle du jugement de goût. »L’Idée du bien accompagnée d’émotion se nomme enthousiasme. Cet état d’âme semble à ce point sublime que l’on prétend communément que sans lui on ne peut rien faire de grand. » L’enthousiasme décèle là où il n’y a rien encore à voir, voit le bonheur de la fin et de la satisfaction avant que nous ne le gâchions en le vivant. Il est alors prudent de s’en tenir à ce juste-avant, comme dans les contes de fées, qui ne s’intéressent qu’au règlement des obstacles qui empêchent le prince et la princesse de se retrouver, la suite étant renvoyée, par une ellipse temporelle, à l’après-récit : ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) La chasse et la prise.</span><br /> Même si on le suppose acquis, le bonheur est rare et fragile : il a toujours à craindre l’arrivée inopinée et toujours possible du malheur, au point qu’on peut se demander, comme Epicure (philosophe grec, 342-270) ou Aristote (philosophe grec, 384-322), si l’on ne peut dire d’un homme qu’il a été heureux qu’une fois qu’il est mort, tant la vie qui me reste peut encore me réserver quelque catastrophe. Même la recherche active du bonheur semble rendre le bonheur indéfini, le repoussant plus loin à mesure qu’elle le cherche. C’est la critique que fait Scheler (philosophe allemand, 1874-1928) de la stratégie hédoniste, celle dont le comportement peu se définir par « la fuite devant la souffrance, la tentative pour atteindre, par la force de la volonté, un surcroît de plaisir » .<br /><br />C’est que ce calcul est toujours déçu, parce que la recherche du bonheur a le pouvoir paradoxal de la faire fuir : « il t a des choses qui, précisément, ne s’obtiennent pas quand elles sont devenues le but conscient de l’activité ; et des choses qui arrivent d’autant plus sûrement qu’on avait voulu les éviter. Il en est ainsi du bonheur et de la souffrance. Le bonheur fuit le chasseur dans des régions de plus e plus lointaines ; et la souffrance se rapproche d’autant plus du fuyard qu’il la fuit avec plus de crainte. » Il en va du bonheur comme des objets que nous cherchons, ou des mots que nous avons sur le bout de la langue : il semble que nous soyons destinés à ne les trouver que précisément lorsque nous renonçons à les chercher. Le bonheur trouve ici sa figuration la plus fine dans le mythe d’Orphée, qui ne peut regarder Eurydice sans la condamner, et qui doit donc y renoncer pour ne pas la perdre. Jankélévitch y revient avec Scheler puis Proust (écrivain français, 1871-1922) : « si la souffrance poursuit le fuyard, dit Max Scheler, le bonheur fuit le chasseur ; Proust lui aussi parle de « l’impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de la chercher ». Disons à notre tour : la conscience l’éloigne en prétendant le retenir, ou le manque en voulant le forcer » .<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) Le bonheur comme étonnement</span>.<br />La chasse vaut donc peut-être mieux que la prise, mais elle sera malheureuse de prendre et de ne pas avoir pris : c’est peut-être que la chasse elle-même se méprend sur la nature même du bonheur. Un plaisir programmé n’est plus un plaisir : le bonheur est peut-être alors de l’ordre du donné, et non de ce qu’il faut construire. Admettons que le bonheur soit dans l’amour : l’amour se trouve mais ne se cherche pas, la rencontre ne signifie rien si elle est organisée. Comme la rencontre, le bonheur est d’une absolue contingence, rien ne le détermine ni ne le prévoit. Le bonheur nous étonne et nous prend par surprise, et il suppose donc, pour être et pour être vécu, la capacité à être étonné, la disponibilité pour notre propre étonnement. Or la façon dont nous vivons, toute faite de gestion d’un temps balisé d’avance par les projets, les ambitions et les habitudes, semble s’y opposer : nous ne sommes pas faits pour le bonheur parce que nous ne savons pas le mériter. Nous avons rarement du temps pour le bonheur, parce que le temps planifié est celui où l’étonnement n’a plus de place.<br />Nous courons et capitalisons, et l’acquisition forcenée nous empêche de découvrir : « Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoins » . Notre être social est tourné vers l’avoir, car « nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous » . Mais il y a maintes façons d’être au monde, et l’étonnement qualifie l’être, ce que nous sommes, et non l’avoir, tant les objets de nos désirs finiront par nous lasser. L’étonnement, c’est excès de l’être sur l’avoir : voilà pourquoi l’époque est à la redécouverte de petits bonheurs, des premières gorgées de bières ou d’autres euphories miniatures : il n’est point besoin des grandes ou des très grandes choses pour être heureux.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. Bonheur et devoir.<br />a) Le bonheur comme horizon nécessaire du devoir.</span><br />Si le bonheur est une fin universelle, ne sommes-nous moraux qu’en vue du bonheur ? La recherche de la bonne conscience, par exemple, ne figure-t-elle pas cet état d’une conscience heureuse (soulagée) et morale ? L’impératif de santé permet peut-être d’articuler les notions de devoir et de bonheur, se trouvant du côté du bien-être et du bonheur comme dans la santé physique, et du côté du devoir, comme dans la santé morale. Ainsi peut-on se demander si au fond devoir et bonheur, loin d’être seulement articulables, ne seraient pas les noms de deux métaphores de la même chose.<br />A cet égard, il faut prendre en compte la position des sagesses antiques, et de la valeurs que stoïciens (On peut résumer cette doctrine à l'idée qu'il faut vivre en accord avec la nature et la raison pour atteindre la sagesse et le bonheur.) et épicuriens (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axée sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère dont le but ultime est l'atteinte de l'ataraxie. C'est une doctrine matérialiste et atomiste. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffrance il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.) ont mise au premier plan de leur exigence : l’ataraxie, l’absence de troubles. L’ataraxie est-elle la fin du devoir ou la fin du bonheur ? La morale stoïcienne met le bien et la vertu au premier rang, les distinguant du bonheur en vue duquel les actes vertueux sont pratiqués : l’ataraxie est la fin, le bonheur est ce qui l’accompagne. Dans la morale épicurienne, au contraire, c’est le plaisir qui est recherché, l’ataraxie venant se subordonner à cette fin. Ainsi le bonheur accompagne le primat du devoir (chez Epictète) et le devoir accompagne le primat du bonheur (chez Epicure). <br />La façon dont la théorie kantienne de la morale fonde le devoir n’admet que des motifs du devoir rationnels. Cette théorie se définit donc comme autonomie : la raison commande directement à la volonté, comme faculté supérieure de désirer. Le sentiment de plaisir et de peine, qui se préoccupe du bonheur, relève de la faculté intérieure de désirer. Or la morale ne peut se fonder sur des principes empiriques, mais seulement sur des principes rationnels. Il s’agit donc de procéder à une distinction entre devoir et bonheur, distinction fondée sur le fait que la doctrine du bonheur « est toute entière fondée sur des principes empiriques qui ne forment même pas la plus petite partie » de la doctrine du devoir. Ecarter la recherche est donc un préalable absolu à toute définition du devoir, et en cela au moins, dans cette étape initiale, le bonheur doit être mis de côté, ce qui ne signifie pas que la raison pratique ne s’en préoccupera plus : « cette distinction du principe du bonheur et du principe de la moralité n’est pas pour cela une opposition, et la raison pure pratique ne veut pas qu’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu’aussitôt qu’il s’agit de devoir, on ne le prenne pas du tout en considération » . C’est finalement l’attitude vis-à-vis d’une fin qui distingue le plus nettement ces deux impératifs. L’impératif moral n’est le moyen d’aucune fin, il se porte inconditionnellement sur ce qui est moral, c’est-à-dire universalisable. L’impératif du bonheur vise une fin alors que l’impératif du devoir ne se laisse pas détourner par la considération d’une fin.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Le devoir responsable du bonheur.</span><br />Faut-il que le bonheur, chassé de l’impératif moral au moment de sa formulation et de son application, doive nécessairement venir l’accompagner ? Kant examine, pour le réfuter, cette articulation analytique (pour Kant, le jugement analytique ne fait qu’expliciter ce que contient un concept) des concepts de devoir et de bonheur, pour réfuter les épicuriens et les stoïciens. La formulation épicurienne de cette articulation est pour Kant la suivante : le devoir est subordonné au bonheur, c’est le bonheur qui est la cause de la moralité, et la moralité n’est qu’un effet, comme si « celui qui cherche son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant ainsi » . La formulation stoïcienne serait alors la suivante : le bonheur ne fait qu’accompagner le devoir tout en lui restant subordonné, le devoir est la cause et le bonheur n’est qu’un effet, « comme si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto par la conscience d’une telle conduite » .<br />La première affirmation doit être pour Kant écartée, le désir du bonheur ne peut constituer le mobile de la morale, faute de quoi nous serions placés en situation d’hétéronomie (L’hétéronomie, contraire de l’autonomie, se conçoit mieux en regard des concepts typiquement marxiens de valeur d'usage et de valeur d'échange. Aux comportements sociaux d’autonomie et d’hétéronomie correspondent les caractères psychologiques d’introversion et d’extraversion d’origine psychanalytique de Jung.). La seconde n’est pas absolument fausse, mais elle reste indéterminable : la maxime de la vertu n’est pas toujours la seule cause efficiente du bonheur, aucun enchaînement de ce type n’existant nécessairement dans le monde. Le facteur déterminant qui empêche de tenir compte du bonheur dans la définition du devoir paraît donc être son caractère indéterminable : « par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut » . Le bonheur ne peut être l’effet prévisible d’aucune attitude s’il n’est pas déterminable en lui-même.<br />Si la liaison ne peut être analytique, elle sera, pour Kant, synthétique (pour Kant, le jugement synthétique dit quelque chose sur le monde). Incompatible avec la formulation du devoir du fait de son caractère empirique, impossible à assigner comme effet nécessaire du devoir du fait de son caractère indéterminable, le bonheur ne peut être qu’espéré. Mais en même temps, la prise en compte du désir du bonheur, même si elle ne peut en garantir la satisfaction, est néanmoins une des responsabilités de la raison. Kant présente cette charge de la raison comme un tribut qu’il faut consentir à notre animalité : « l’homme est un être de besoins, en étant qu’il appartient au monde sensible et, sous ce rapport, sa raison a certainement une charge qu’elle ne peut décliner en vue du bonheur de cette vie » . Notre condition rend inévitable une synthèse des deux concepts qui, du strict point de vue analytique, ne peut pour Kant être accordés.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) Un devoir de bonheur ?</span><br />Cette responsabilité de la raison peut-elle être elle-même qualifiée de devoir ? La prise en compte nécessaire du bonheur, même sur le compte de la condition, peut-elle finalement faire figure de partie intégrante du devoir ? Cela reviendrait à parler d’un devoir que nous aurions vis-à-vis de notre propre bonheur, ce que même Kant ne nie pas tout à fait : « assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé par de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d’enfreindre les devoirs » . Voilà le bonheur qui accède au rang de devoir, non pas immédiatement, mais de façon médiate (qui suppose un processus ayant impliqué un intermédiaire). La Critique de la Raison pratique relève elle aussi cet argument selon lequel il ne faudrait pas que le malheur ne déchaîne l’immoralité, tout en ajoutant une idée différente : « ce peut être même à certains égards, un devoir de prendre soin de son bonheur : d’une part parce que le bonheur (auxquels se rapportent l’habileté, la santé et la richesse) fournit des moyens de remplir son devoir » .<br />Si le bonheur peut bien contribuer à alimenter la morale, c’est aussi qu’il vaut mieux, à choisir, que ce soit le bonheur qui nous rende moraux plutôt que le malheur. Il s’agit en effet de veiller à ce que le malheur ne devienne pas le mobile inavoué de la moralité : la moralité ne peut être réductible à l’aigreur, ce qui impose de ménager au bonheur une place dans la morale. Faute de cela, toute théorie de la morale et du devoir prêterait le flanc aux démystifications cyniques, promptes à n’y voir qu’un déguisement de la convoitise ou de la jalousie.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-26411315839871110542009-02-25T15:46:00.001-08:002009-02-25T15:46:46.256-08:00Correction du texte de Locke (le travail et la propriété)Problématique : Ce texte apparaît comme une réflexion sur la propriété. Locke évoque ce qui appartient « à tous les hommes », et ce qui appartient à un seul homme. Plus précisément, le thème de ce texte serait l’appropriation individuelle, c’est-à-dire le processus par lequel ce qui est propriété commune devient propriété d’un seul.<br />La question directrice de ce texte serait donc : quel est le fondement de la propriété privée ?<br /><br /><br />Plan<br />1. La propriété du sol : 1ère phrase, l’individu est propriétaire de lui-même.<br />2. La propriété du travail : 2ème phrase, l’individu est propriétaire de son travail.<br />3. La propriété des produits du travail : 3ème et 4ème phrases, être propriétaire de son travail, c’est être propriétaire de ce qui est produit par celui-ci.Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-39145415679514594542009-02-25T14:55:00.000-08:002009-02-25T14:58:36.459-08:00Cours : le devoirLa morale est souvent perçue comme un ensemble de règles extérieures à un individu et auxquelles celui-ci obéit sous la pressions sociale ou y adhère par conviction religieuse ou autre. Les morales « primitives » prescrivent des interdictions : l’inceste, l’endogamie, le vol au détriment du groupe. Elles définissent des « tabous ». Ces impératifs négatifs énoncés par des autorités ont souvent préfiguré les formules à venir des codes du droit. Leur transgression entraîne l’exclusion du groupe ou la mort. La morale chrétienne comporte les commandements de Dieu. Le sujet peut y obéir par crainte du châtiment céleste ou – ce qui est plus positif – y adhérer librement.<br />Mais en vérité, la morale n’est pas l’obéissance ou l’adhésion à des prescriptions venues d’ailleurs ou d’en haut. La vraie morale, c’est le fait d’agir moralement, c’est-à-dire par pur respect du devoir. Une telle morale ne nous contraint pas, mais nous oblige. Le sujet reste libre et a toujours la possibilité de désobéir.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />Le devoir correspond à ce que je dois faire. Le verbe devoir est pris ici au sens de l’obligation plutôt que de la nécessité. Quel sens y aurait-il à parler de devoir pour les besoins naturels ? La nuance est fine mais décisive : du côté de la nécessité, il n’y a ni liberté ni choix, alors que je suis encore libre dans l’obligation, puisque je peux toujours ne pas faire mon devoir. Devoir signifie alors devoir vouloir ou s’obliger. Dans le devoir, c’est donc moi qui m’oblige librement. Pourtant, bien des devoirs sont impérieux au point de paraître nécessaires : j’ai plus souvent l’impression dans le devoir d’être obligé que de m’obliger. Suis-je capable de m’obliger au point de faire mienne la règle qui m’oblige ? Est-ce qu’au contraire les règles du devoir me restent toujours extérieures ? <br />Question : Le devoir peut-il vraiment être libre, ou bien n’est-il jamais consenti que sous la contrainte ?<br /><br />L’aspect contraignant que revêt le devoir vient aussi de ce sur quoi il porte, de son contenu : au nom de quoi arriverais-je à faire miennes des règles que je ne reconnais pas ? On voit ici la nécessité, pour le devoir, d’être universel. Faute de cette universalité, nous serions confrontés au relativisme moral. Si en effet chacun a sa notion du juste, l’idée même d’une règle commune à laquelle on puisse s’obliger ferait figure de convention arbitraire : faire son devoir serait alors faire acte d’hypocrisie.<br />Question : Le devoir est-il arbitraire, ou bien trouve-t-il en nous un réel fondement ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. Quelle formulation pour la morale ?</span><br />Sans choix, il n’y a pas de liberté, et sans liberté, pas de morale. Comment peut-on, en effet, qualifier une action de moralement bonne ou mauvaise, si l’auteur de cette action ne possède pas la liberté et n’est donc pas responsable ? Contrairement au droit qui, d’une certaine manière, contraint, puisque tout manquement au respect des lois est sanctionné, l’obligation morale n’est jamais contrainte matérielle. Que faut-il donc entendre par obligation ? Dans la culture latine, obliger se réfère au droit d’un créancier à exiger du débiteur le remboursement de sa dette, et être obligé désigne le devoir du débiteur à s’acquitter de cette dette conformément à l’engagement pris. Il en résulte qu’un être ne se sent obligé que s’il est libre. Lorsque je suis contraint matériellement à faire quelque chose, je ne me sens pas en conscience obligé de le faire. Ainsi, je peux respecter les lois de mon pays par crainte du châtiment, sans pour autant me sentir obligé par ces lois.<br />Comme ensemble de règles de conduites, la morale est donc l’horizon naturel de la notion de devoir. Faire son devoir, ce n’est jamais qu’être moral, et vice-versa. La question du devoir se reporte alors sur cette notion de morale : quelles règles peuvent être universelles ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) Devoir et finalité.</span><br />En un premier sens, nous avons le devoir de préparer l’arrivée d’un certain nombre de bonnes fins (le bien, la paix, la santé, etc.) ou au moins de ne pas les compromettre. Tous nos devoirs s’articulent donc autour de cette finalité que nous visons, et qui est donc un premier sens de la norme du devoir. Il s’agit d’une morale dite téléologique, celle qui étudie les causes finales. C’est la devise du courant de pensée qui s’appelle l’utilitarisme (l'utilitarisme est une doctrine morale élargie qui soutient que ce qui est « utile » est bon et que l'utilité peut être déterminée d'une manière rationnelle. Cette doctrine est morale est "élargie" en ce qu'elle s'applique aussi à la politique et à l'économie) : “la doctrine qui donne comme fondement à la morale l’utilité ou le principe du plus grand bonheur, affirme que les actions sont bonnes ou mauvaises dans la mesure où elles tendent à accroître le bonheur” . Nos actes ne seront donc pas jugés en eux-mêmes, mais en fonction de la valeur de leurs effets pour la fin visée. Par exemple, le médecin pourra donc mentir à un patient atteint d’une maladie incurable s’il sait qu’il précipiterait sa perte en lui révélant la vérité.<br /><br />La célèbre formule, héritée de l’analyse de Machiavel (philosophe italien, 1469-1527), qui dit que “la fin justifie les moyens” prend donc tout son sens dans ce cadre. La responsabilité du prince chez Machiavel n’est autre que cette conservation de la communauté. Cet enjeu doit le contraindre à dépasser sa conscience morale, à la sacrifier pour apprendre à faire le mal plutôt que le bien si ce moyen se révèle plus efficace en vue de la fin dont la nécessité s’impose à lui : “un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion” . Faire son devoir, c’est ici accepter d’en passer par de mauvais moyens au nom d’une bonne fin, savoir sacrifier sa bonne conscience et prendre ses responsabilités. C’est pour cette raison que Weber (sociologue allemand, 1881-1961) nomme cette conception morale “l’éthique de responsabilité”. Sans doute la pratique politique en donne-t-elle le plus d’illustrations. Machiavel, qui fut le premier penseur de l’efficacité politique, dit par exemple que “s’il s’agit de délibérer du salut de la république, un citoyen ne doit être arrêté par aucune considération de justice ou d’injustice” .<br /><br />Cette morale de la responsabilité est donc aussi une morale de l’efficacité. Or cette dernière est incertaine, car les conséquences d’une décision sont toujours opaques. Faut-il alors s’en remettre à l’expertise technique de celui qui sait les prévoir ? On voit bien que cela consiste à une technocratie, et le mal qui en résulte. De plus, la finalité au nom de laquelle tel ou tel acte immoral peut être commis est toujours discutable : si la finalité qui fonde le devoir varie, le problème du relativisme moral est bien plutôt déplacé que résolu.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) L’universalité du devoir : l’éthique de conviction.</span><br />Dans toute action, on peut distinguer deux éléments : d’une part l’intention, le mobile qui a inspiré la forme de l’action, d’autre part les conséquences heureuses ou malheureuses, bienfaisantes ou néfastes, c’est-à-dire la matière de l’action. Pour la conscience qui juge de la valeur morale d’une action, ces deux éléments sont-ils d’une importance égale, situés sur le même plan, ou bien l’un l’emporte-t-il sur l’autre ?<br />Dans les « sociétés primitives », quand un délit a été commis, on ses préoccupe seulement de l’étendue du dommage réalisé. On privilégie les conséquences de l’action, les intérêts lésés. Dans nos sociétés, la justice fait intervenir d’autres considérations. Non seulement on s’inquiète de s’assurer que l’auteur du délit était en pleine possession de sa raison au moment où il a commis l’acte, mais on prend aussi en compte les dispositions dans lesquelles il a agi, l’intention qu’il a cherché à réaliser et, suivant le cas, la peine est adoucie ou aggravée. C’est au christianisme que l’on doit cet attachement à l’intention, sa prédominance sur les conséquences de l’action. Les œuvres ne sont rien, perdent toute signification si elles ne sont pas inspirées, vivifiées par les dispositions pures de l’âme : ce qui importe, c’est la foi, l’amour sincère du bien.<br /> <br />Kant (philosophe allemand, 1724-1804) récuse qu’on puisse fonder le devoir sur un calcul téléologique : même dans le cas où un assassin me demande de lui confirmer la présence de ma famille pour qu’il la tue, qui sait dire si le calcul qui me fait mentir donnera le résultat espéré ? C’est la raison pour laquelle Kant dit au contraire “qu’une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée” . Plutôt que de suspendre le devoir à des fins qui peuvent toujours être débattues, il s’agit donc de fonder la moralité sur la valeur que peut revêtir un acte par lui-même. La morale ici n’est plus téléologique mais déontologique, elle se fonde sur ce qu’il convient de faire. Ainsi le pacifisme réclame le désarmement, quitte à affaiblir dangereusement son pays, parce qu’au-delà de cette conséquence, il s’agit d’une chose bonne en elle-même. C’est la raison pour laquelle Weber appelle cette éthique une éthique de conviction.<br />La formulation kantienne du devoir refuse donc la soumission à une fin, ou même à quelque autre condition que ce soit : il s’agit d’un devoir inconditionné et universel, qui échappe ainsi à toute discussion sur son contenu. Le seul devoir digne d’être érigé en loi morale est justement celui qui est universalisable. Sa formule est donc la suivante : “je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle” . Refusant alors de faire de la règle ou d’autrui le moyen qui permet d’accéder à une certaine fin (puisque le devoir se définit sans elle), Kant est logiquement conduit à une seconde formulation de cet impératif catégorique : “Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais conne un simple moyen” . C’est là la formule du respect, véritable source de l’intention morale, au point que les actes conformes au devoir sont “pratiquement indiscernables des actes inspirés par le respect du devoir” . L’impératif de moralité kantien ne peut être que catégorique, c’est-à-dire inconditionnel et absolu. Autrement dit, il vaut pour tous les hommes quelles que soient l’époque et la société. Il ne dit pas ce qu’il faut faire ou ne pas faire en telle circonstance, mais ce qu’il convient de faire en toute circonstance.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) Le devoir requiert-il des saints ?</span><br />Supposons deux actions ayant eu les mêmes conséquences heureuses et bienfaisantes, par exemple celle de se jeter dans la mer pour sauver une personne de la noyade. L’une a été accomplie par devoir indépendamment de toute autre considération étrangère, de tout autre motif ; l’autre a été dictée par des préoccupations intéressées : le désir d’une récompense, l’espoir de recueillir des éloges, le souci de montrer son courage ou son habileté à nager. Entre ces actions, seule la première a une valeur morale. Leurs conséquences ont beau être les mêmes, aussi bonnes matériellement, puisqu’une vie humaine a été sauvée, mais l’intention a bien été différente et c’est elle que la conscience retient pour établir son appréciation. <br />Supposons maintenant que les conséquences de l’une des actions soient déplorables et qu’il n’y ait personne pour le regretter. Celui qui s’est jeté dans la mer pour sauver celui qui était en train de se noyer n’a pas réussi, et même, a contribué à la mort de celui qu’il voulait sauver. Aucun résultat ne pouvait être pire, mais l’intention était pure. Le sujet n’a fait qu’obéir à son devoir. E, pareil cas, la valeur morale de l’acte reste entière. Il est certain que l’acte ne répond pas toujours à la volonté, il est même susceptible de se retourner contre elle. Le réel peut lui résister, la trahir et empêcher le succès. Il ne reste alors que l’intention du sujet, mais elle reste ? Ce n’est pas à elle qu’il faut s’en prendre : il est juste qu’elle soit bien jugée et qu’elle ait la même valeur que si elle eût été capable de se réaliser en une fin heureuse.<br />Classification kantienne des actions<br />Actions contraires au devoir (mentir, voler…) Actions conformes au devoir mais accomplies par calcul ou intérêt. Actions conformes au devoir et faites par devoir.<br />Légalement mauvaises. Légalement bonnes. Légalement bonnes.<br />Immorales. Sans valeur morale. Valeur morale.<br /><br />Comme le souligne Kant dans Fondements de la métaphysique des mœurs, une action accomplie par devoir tire sa valeur morale, non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée. Le succès de l’action ne peut servir de mesure à la moralité car il dépend parfois de talents, de facultés qui sont hors de portée du sujet. La moralité s’établit donc à partir de la l’intention qui sous-tend l’action.<br />C’est l’intention, au fond, qui nous révèle plus que l’action. N’est-elle pas la marque, la preuve de nos dispositions, tandis que l’action qui passe et change nous est plus extérieure en même temps qu’elle est contingente.<br /><br />Si l’intention est la condition nécessaire de la valeur morale d’une action humaine, en est-elle pour autant la condition suffisante ? On ne peut faire abstraction de l’action. La formule bien connue : « faire son devoir, advienne que pourra » est loin d’être définitive. Sans doute importe-t-il que l’action soit pure, mais qu’est-ce qu’une intention indépendante de toute action et de tout effort pour al rendre effective ? N’est-ce pas le pire immoralisme de se dire que l’on veut réaliser son devoir alors qu’on ne fait rien pour l’accomplir ? Ceux qui prétendent que l’intention suffit, qu’elle vaut l’action, oublient qu’elle ne peut être séparée de son objet, que celui-ci n’est est pas seulement la condition, mais qu’il en constitue un élément intégrant. <br />La théorie kantienne de la morale réfute tous les mobiles empiriques (plaisir, bonheur) de la moralité, pour n’admettre qu’un motif, un sentiment moral : le respect. Malgré son statut de sentiment, le respect n’a rien de facile ou d’agréable : il s’agit certes d’un sentiment, mais d’un sentiment moral, “exclusivement produit par la raison” . Comment parvenir à respecter l’autre sans rabrouer son amour-propre ? Ainsi le respect est-il chargé d’une valeur négative : “tribut que nous ne pouvons refuser au mérite”, le respect est “si peu un sentiment de plaisir qu’on ne s’y laisse aller qu’à contrecœur à l’égard d’un homme” .<br />Le devoir doit me coûter, sans quoi ce n’est plus d’un devoir qu’il s’agit, au point qu’on peut faire de cette pénibilité un critère distinctif. “Le devoir, dans le royaume de Dieu, est devenu un plaisir innocent et une heureuse fonction de l’être moral. Le devoir ne coûte plus rien et cesse par conséquent d’être un “devoir”” . Montaigne (penseur et homme politique français, 1533-1592) retrouve ce qui est non seulement une caractéristique, mais un critère : “il semble que le nom de la vertu présuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie” . Ainsi ne peut-on appeler vertu le fait de “se laisser, par une heureuse complexion, doucement et paisiblement conduire à la suite de la raison” .<br /><br />Voilà peut-être un trait essentiel du devoir : sa nécessaire pénibilité. Le déplaisir qui l’accompagne n’est sans doute pas qu’un inconvénient, mais aussi et surtout un indice. Jankélévitch (philosophe et musicologue français, 1903-1985) dit bien que le devoir qui ne coûte plus rien “cesse par conséquent d’être un devoir” . Le devoir ne peut donc être un plaisir et rester un devoir. Ce trait projette au centre de l’analyse la notion de conscience morale, qui est ici comme l’ombre portée du devoir. Le devoir mérite donc d’autant mieux son nom que le bonheur en est absent : voilà en apparence au moins le devoir et le bonheur devenus, pour chacun, signes de l’absence de l’autre. Inversement, l’excès de bonheur semble devoir mettre en cause la vertu, comme par le fait d’une définition qui voudrait que ces deux termes s’excluent mutuellement.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. La conscience morale.</span><br />Manifestation du devoir en chacun, la conscience morale n’en fait pas moins question : s’agit-il de ce qu’il y a en nous de plus noble ou au contraire d’un travestissement de ce qu’il y a de plus vil ? La vraie moralité consiste à faire les meilleures actions possibles avec les meilleures intentions possibles. L’honnête homme voit le bien qu’il doit faire, et il le fait avec la seule intention de le faire. Ses intentions sont bonnes, aucun sentiment indigne ne vient les corrompre. Dans l’humanité actuelle où les individus se traitent encore comme des moyens, il anticipe déjà les relations des individus dans le règne des fins.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) La conscience est-elle fondamentalement morale ?</span><br />Il est temps à présent d’interroger cette présence du devoir dans la conscience. Qu’est cette conscience morale ? Faut-il croire que toute conscience est morale d’emblée ? Dire que la conscience est essentiellement morale, c’est définir la conscience par un sens moral inné. C’est à partir de ce postulat que Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) définit la conscience comme “instinct divin” : “il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience” . Pareil principe ouvre la voie à la métaphore du tribunal intérieur, puisque dans la mauvaise conscience je suis à la fois ce qui juge et ce qui est jugé.<br /><br />Que je puisse être, moi, l’unité de cette dualité, à la fois sujet et objet, voilà qui fait tout le mystère de la conscience morale. Que je puisse me juger alors que c’est aussi moi qui ai fait paraît si paradoxal que nous sommes souvent tentés de voir dans ce dédoublement un intrus, c’est-à-dire que l’un des deux, le juge ou le jugé, serait intrus. La mauvaise conscience est juge et partie, en elle je suis le sujet et l’objet : n’y a-t-il pas là contradiction ? Le remord relève-t-il d’un strict for intérieur, ou bien suppose-t-il la médiation de l’autre, comme si je ne pouvais avoir honte de moi que par la médiation du regard d’autrui ? Après tout, comme le disait La Rochefoucauld (écrivain français, 1613-1680), un petit arrangement avec soi est toujours possible : “nous oublions aisément nos fautes lorsqu’elles ne sont sues que de nous” . Mais même la seule recherche de la bonne conscience, d’un accord confortable avec moi-même, ne tient pas lieu à elle seule d’attitude morale, sauf à tomber dans les excès de ce que Hegel appelle la belle âme, satisfaite de la pureté de son intériorité, mais au prix de l’inaction et du refus du monde.<br /><br />Lorsqu’une action légalement bonne est accomplie par vanité, par intérêt, on a du mal à accepter qu’une action accomplie selon ces motifs soit morale. Mais supposons maintenant un homme joyeux, porté naturellement à répandre le bien autour de lui. Son action a-t-elle une valeur morale ? On serait tenté de répondre oui, mais Kant déclare le contraire. Certes la bienveillance nous tourne vers autrui, à qui nous voulons du bien. Mais si c’est par inclination naturelle que nous sommes bienveillants, alors notre action, aussi bonne soit-elle, n’a aucune valeur morale. En outre, la bienveillance peut-être une contre-partie de l’égoïsme, car faire du bien à autrui, c’est se faire du bien à soi. Aussi ce sentiment de bienveillance n’est pas aussi moral qu’il paraît, car il y a bienveillance parce qu’il y a dépendance d’autrui. Le sujet – à l’égard duquel j’exerce ma bienveillance – n’est pas une fin, mais le moyen par lequel je satisfais mon penchant à la domination. La bienveillance n’est pas bonne moralement en tant que telle, elle peut être une inclination comme une autre, comme l’ambition, par exemple.<br />Pour Kant, la morale n’est donc pas de l’ordre du sentiment, mais de l’ordre de la raison. Il ne suffit pas d’être animé de bons sentiments pour agir moralement. La bonne intention ne se confond pas avec le bon sentiment. Elle est seulement la volonté d’agir par devoir.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) La conscience morale comme intériorisation.</span><br />Lorsque je m’oblige, je commande à ma propre personne : je me dis “tu dois”. Mais cette voix est-elle bien la mienne ? Est-il sûr que c’est encore bien moi qui parle ? Dans ce dialogue, suis-je encore des deux côtés, ou bien l’une des deux voix n’est-elle pas la mienne ? Sur cette voie, nous serions conduits à soupçonner le devoir comme intériorisation de l’autorité des autres : c’est la thèse de Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939), qui voit dans le devoir, un pur acquis, issu de l’intériorisation d’un extérieur : “le petit enfant est, comme on le sait, amoral, il ne possède pas d’inhibitions internes à ses pulsions qui aspirent au plaisir. Le rôle qu’assumera plus tard le surmoi (C'est avec le Ça et le Moi l'une des trois instances de la personnalité. C'est la structure morale (conception du bien et du mal) et judiciaire (capacité de récompense ou de punition) de notre psychisme. Il est l'héritier du complexe d'Œdipe. Il répercute toute notre culture sous la catégorie de « ce qu'il convient de faire ». C'est une instance sévère et cruelle, surtout formée d'interdits qui culpabilisent l'individu.) est d’abord joué par une puissance extérieure, par l’autorité parentale [...] Ce n’est que par la suite que se forme la situation secondaire, que nous considérons trop volontiers comme normale, où l’empêchement extérieur est intériorisé, où le surmoi prend la place de l’instance parentale et où il observe, dirige et menace désormais le moi (En psychanalyse, le Moi est l'une des instances de la personnalité, justement celle qui se voudrait représenter l'ensemble de la personne comme unie.) exactement comme les parents le faisaient auparavant pour l’enfant.” Le surmoi est cette instance porteuse de l’autorité morale extérieure : ainsi le devoir n’est-il rien d’autre que l’expression en moi de l’autorité des autres.<br /><br />La fable de l’anneau de Gyrès à laquelle recourt Glaucon pour illustrer la thèse des sophistes dans la République de Platon (philosophe grec, 427-348), fait du devoir un rituel destiné à des tiers : doté de cette bague qui rend son porteur invisible, personne ne serait en position de résister à la tentation de l’impunité : ce n’est donc pas par choix, mais par contrainte que nous faisons nos devoirs. Le devoir est donc non seulement contraint, mais encore hypocrite, puisqu’il ne consiste qu’en une comédie destinée aux yeux des spectateurs. L’injustice étant plus avantageuse que la justice aux yeux des sophistes (les sophistes grecs voulaient former des gens aptes à réfléchir, à prendre des décisions, à argumenter et à gouverner), ce n’est qu’en se contraignant qu’on y peut (injustement) renoncer. Mais la fable ne nous place-t-elle pas dans une situation fantasmatique d’invisibilité qui rendrait à nouveau le devoir nécessaire si elle était partagée par tous ?<br /><br />Attisée par le fantasme de l’invisibilité solitaire, notre imagination devrait être atterrée par l’idée de l’invisibilité des autres, qui nous replace dans la position de victimes qui en appelleraient au respect de leurs devoirs par ces autres. C’est le rêve de l’égoïsme fantasmatique, qu’on pourrait formuler en détournant la formulation de l’impératif kantien : Agis de telle sorte que tu puisses être le seul à violer la loi que tous les autres observent. Comme la fable de l’anneau de Gyrès, cette maxime montre bien qu’il n’y a d’avantage et de plaisir à violer la loi que si elle est suivie par ailleurs : plus qu’aucun autre, le voleur compte sur l’honnêteté des autres.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) Le devoir comme vengeance déguisée.</span><br />Il peut nous arriver, ayant à faire avec une quelconque autorité, de soupçonner (à tort ou à raison) celui qui en est investi d’en abuser, et de n’exercer son métier que pour assouvir ses penchants au sadisme et à la cruauté. Si le devoir déguise, ce n’est peut-être pas notre volonté de mal faire (une volonté mauvaise qui ne peut désirer que ce qui est amoral), mais une occasion de faire le mal : invoquer le devoir de l’autre recouvre peut-être de la cruauté de la part de celui qui le rappelle. Le devoir serait alors non seulement hypocrite, mais parfaitement a-moral, ce qui se présente comme moral n’étant plus qu’un déguisement de ce qui l’est le moins. C’est la thèse de Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900), qui dénonce dans le devoir une sanctification de la vengeance sous le nom de justice. “Le dernier domaine conquis par l’esprit de justice est celui du ressentiment, de l’esprit réactif.” Loin d’être moral, le devoir ne donne donc de voix qu’à ce qu’il y a de plus bas en l’homme : le désir d’être cruel, et de l’être hypocritement sous le masque du devoir. Le devoir doit donc être compris comme oppression de ce qu’il y a de plus vivant en nous: la conscience morale n’est rien d’autre qu’un refus de la vie.<br />Le devoir, quand on le fait observer aux autres, ne serait donc rien d’autre qu’une occasion de satisfaire quelque chose de bas avec l’alibi de la morale : en faisant faire son devoir à l’autre, je suis en position de punir et de commander. Ainsi le devoir n’est-il que le mot noble pour la vengeance, comme si la notion même de devoir n’avait été inventée que pour “sanctifier la vengeance sous le nom de justice” . Or, les notions de droit, de devoir et de justice devraient être à l’opposé de tout sentiment réactif : ce dernier exprime en fait de justice la recherche chez l’autre d’une souffrance équivalente à la nôtre, sur le modèle de la loi du talion (La Loi du talion consiste en la juste réciprocité du crime et de la peine. Cette loi est souvent symbolisée par l'expression Œil pour œil, dent pour dent. C'est l'une des plus anciennes lois existantes.). Faut-il en conclure que c’est le vice qui nous mène au devoir ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. Morale du devoir ou morale de la responsabilité ?</span><br />Le comportement moral met toujours en jeu le rapport à autrui, la justice étant la vertu de l’homme en société et non de l’homme seul. N’y a-t-il pas lieu alors de redouter que la justice ne soit qu’une image, un apprêt destiné à donner le change, et que finalement tout comportement juste ne soit qu’hypocrite ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) La justice et le cynisme.</span><br />Au moment de faire ou non notre devoir, résisterons-nous à la tentation d’évaluer l’avantage qui en résultera pour nous, transformant ainsi le devoir en moyen ? Dans la discussion du Gorgias, Socrate (philosophe grec, 469-399) s’oppose à Polos. Ce dernier soutien qu’il vaut mieux, à choisir, commettre l’injustice que la subir, alors que Socrate soutient le contraire. Ce qui vaut mieux renvoie en réalité chez chacun des protagonistes à une conception différente de l’avantageux : pour Polos, c’est le profitable, alors que pour Socrate c’est le bien. Le propos du dialogue consiste donc à dire qu’il est moralement préférable de ne pas commettre d’injustice même si commettre l’injustice est profitable. On peut en retrouver l’écho dans l’éthique kantienne de conviction, telle qu’elle est appliquée à la question du mensonge : ce n’est pas parce que le mensonge est parfois et prévisiblement utile (au menteur comme à celui à qui l’on ment) que le mensonge ne reste pas fondamentalement injuste et contraire au devoir.<br /><br />Le cynisme qui fait fi du devoir peut être à son tour démystifié comme dépit amoureux du devoir. S’il faut dénoncer le devoir comme une convention, ne peut-on penser que l’attitude qui entend prendre le contre-pied ne soit tout aussi conventionnelle ? Kant analyse finement, en ce sens, l’apparence morale : les hommes “adoptent l’apparence de l’affection, du respect d’autrui, de la déférence, du désintéressement, sans tromper personne, car chacun entend bien parmi les autres que le cœur n’y a point de part” reconnaît d’abord son analyse. Mais l’imposture, si imposture il y a, consiste moins à suivre ces règles qu’à feindre de ne pas devoir les suivre : “par le fait que des hommes jouent ces rôles, les vertus qu’ils se sont, un certain temps, contentés d’affecter, finissent bien par être éveillées, et elles passent dans leur disposition d’esprit” .<br />Celui qui croit sortir de l’imposture ment encore, car la critique de l’immoralité du devoir suppose la morale. Jankélévitch prend l’exemple de La Rochefoucauld dénonçant l’altruisme comme visage de l’égoïsme pour évoquer ce qu’il appelle le dépit amoureux du cynisme : la démystification du devoir n’est qu’un hommage que le vice rend à la vertu, comme pour lui dire qu’elle est vertueuse de la mauvaise manière. Ainsi, “la vertu des hommes est bien mensonge, mais ce mensonge lui-même se définit par rapport à une inaccessible sincérité” .<br /><br />Avec le devoir, rien n’est jamais acquis. Jankélévitch montre que l’on n’en a jamais fini avec le devoir : “ce qui est fait n’est jamais fait, ce qui est reste à faire ; ce qui est fait, se défaisant au fur et à mesure, doit être sans cesse refait” . Il faudrait une conception bien fausse du devoir, comme celle que Nietzsche dénonce, pour croire qu’on puisse jamais s’être acquitté de son devoir. Les métaphores du langage courant trahissent en effet un (faux) espoir de ce genre : on croit s’acquitter du devoir comme d’une dette morale, métaphores qui relèvent du modèle économique. <br />Pas plus qu’il n’y a un droit au bonheur, le devoir n’est une dette dont on se débarrasse en s’en acquittant, sur le modèle de la transaction économique, comme on dit parfois d’un ex-prisonnier qu’il a “payé sa dette” à l’égard de la société. A l’instar de la responsabilité, que le juridisme ambiant cherche à limiter, le devoir n’a son sens le plus haut que comme horizon infini.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Le conflit entre deux devoirs.</span><br />Qu’il soit facile de savoir où est son devoir n’exclut pas toujours la nécessité de la délibération. Des situations peuvent se présenter où le sujet voit s’opposer deux devoirs. Sartre (philosophe et écrivain français, 1905-1980) cite dans L’existentialisme est un humanisme le cas d’un jeune homme qui doit choisir entre le devoir patriotique lui commandant de partir pour l’Angleterre et s’engager dans les Forces Françaises Libres, et le devoir filial lui commandant de rester auprès de sa mère souffrante et l’aider à vivre. Ce jeune homme peut se dire que sa mère ne vit que par lui et que son départ, et peut-être sa mort, la plongerait dans le désespoir. Il peut aussi se rendre compte que partir et combattre est un acte ambigu qui pourrait ne servir à rien si, par exemple, en passant par l’Espagne, il restait bloqué dans un camp espagnol. Suite à une telle délibération, il choisirait de rester auprès de sa mère. Mais les devoirs fondamentaux exigés par la situation sont probablement qu’il devrait accomplir et son devoir filial et son devoir patriotique. Le conflit vient du fait qu’il n’y a pas moyen de faire les deux actions en même temps.<br /><br />La raison, dit Kant, exige que, toujours et dans toutes les conditions, on juge de la moralité d’une action, non selon ce qui arrivera si je la suis, mais selon ce qui arriverait si tout le monde la suivait. Si quelqu’un se réfugie chez vous et que vous puissiez, par un mensonge, lui éviter la mort, ne mentiriez-vous pas ? Mentir par bienveillance n’est-il pas permis ? Saint Augustin (écrivain romain, évêque catholique, philosophe et théologien chrétien, 354-430) répond que non. Il serait déraisonnable de risquer ainsi la mort spirituelle pour sauver la vie corporelle d’un autre. Il faut préférer notre âme à la vie du prochain, mais aussi à la nôtre. L’obligation de ne jamais mentir est absolue, mais il est possible de cacher le vrai en se taisant. Le silence étant un aveu implicite, la seule solution pour sauver autrui sans se perdre est de dire : « je sais où il est, mais je ne vous le dirai pas ».<br /><br />Il faut alors distinguer deux positions morales : l’une déontologique. Seule est morale l’action faite par devoir, par respect de principes fermes, universels et intemporels, sans considération des conséquences. L’autre est téléologique ou « conséquentialiste » : l’action morale a pour but la réalisation du plus grand bien possible. Devant la décision à prendre, l’homme doit envisager les conséquences prévisibles de ses actes. Une telle morale nous invite à considérer un moindre mal comme un bien, au nom du principe de bienfaisance.<br />A quoi il faut ajouter qu’on ne peut jamais prévoir les conséquences de ses actes. Supposons, par exemple, que mon ami, voyant les assassins arriver, décide de s’enfuir à mon insu. En affirmant qu’il est sorti alors que je le crois à l’intérieur de la maison, mon mensonge bienveillant devient la vérité et être la cause de sa mort. Certes, en m’en tenant au devoir de véracité, je peux aussi être la cause de sa mort. Mais suis-je vraiment responsable ? Le meurtre de cet homme n’est-il pas la faute des meurtriers ? Le fait que l’accomplissement d’un devoir entraîne des conséquences désastreuses n’est-il pas imputable à quelqu’un d’autre ? La morale du devoir ordonne simplement : fais ce que tu dois. De ce point de vue, on doit faire son devoir sans se préoccuper de ce que les autres sont susceptibles de faire. Que le mal puisse résulter du bien n’est pas notre affaire.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) Devoir, responsabilité et sagesse.</span><br />Le « conséquentialiste » objectera qu’on ne peut pas toujours rester « les mains propres », qu’il y a des conséquences extraordinaires où nous sommes certains que le respect d’une exigence « déontologique » aurait de graves conséquences. L’homme de responsabilité doit réfléchir, avant de prendre une décision, au bien ou au mal qu’il pourrait produire. Même en admettant que cette action soit mue par le devoir, peut-on pour autant accorder une valeur morale à un tel acte ? Autrement dit, peut-on affirmer qu’il peut être moral de mentir ou de tuer ? Si je tue un homme pour en sauver dix, puis-je pour autant affirmer que le meurtre peut avoir une valeur morale ? N’ai-je pas transgressé la loi morale ? N’éprouverais-je pas du remord. C’est cette morale qui prétend justifier les moyens au nom des fins.Unknownnoreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-14090665014529604092009-02-07T09:52:00.001-08:002009-02-07T09:52:47.218-08:00Les Controverses du Progrès (1)<embed allowfullscreen='true' height='256' width='320' type='application/x-shockwave-flash' src='http://www.dailymotion.com/swf/k3ky6gscBOaza6VHTB'/> <p> <a href='http://www.dailymotion.com/video/x86s7v_les-controverses-du-progres-1_news'>Les Controverses du Progrès (1)</a><br/> Vidéo envoyée par <a href='http://www.dailymotion.com/franceculture'>franceculture</a> </p> <p> La majorité a-t-elle toujours raison ? <br />Question complexe, posée à Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy, et Pierre Rosanvallon, historien, dans le cadre des Controverses du Progrès. <br />Cette nouvelle émission de France Culture, en partenariat avec Libération, invite chaque mois 2 personnalités à se saisir d’un thème et à en débattre en exposant leur point de vue. Leur dialogue s’enrichit ensuite des interventions et questions de l’auditoire. <br /><br />Voici quelques unes des questions abordées dans la 1ère partie (50') de ce 1er numéro : <br />- le président de la République a-t-il le droit de nommer directement le PDG de France Télévisions et cette décision est-elle légitime ? <br />- quelle est la légitimité d'une autorité non élue ? <br />- quelles sont les limites à opposer au pouvoir majoritaire ? <br /><br />La 2e et dernière partie (35') est consacrée aux questions du "public" : Simone Harari, Noëlle Lenoir, Agnès Touraine, Françoise Nyssen et Elisabeth Huppert. <br /><br /> </p>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-8857891790333120582009-02-01T09:13:00.001-08:002009-02-01T09:14:54.900-08:00« Les peuples ne devraient pas craindre leur gouvernement, c'est le gouvernement qui devrait craindre le peuple. »<span style="font-style:italic;">Thomas Jefferson, 3ème président des Etats-Unis d’ Amérique (1801-1809), rédacteur d’une partie de la Déclaration d’Indépendance, propriétaire de plantations, maître de nombreux esclaves, défenseur des Droits de l’Homme.</span><br /><br />Si l’exigence morale doit s’effacer devant les moyens nécessaires aux fins politiques, la question de savoir si la fin doit toujours justifier les moyens se pose. Encore faut-il que la fin soit légitime. Et même à admettre que la seule fin possible de la politique soit la préservation de la communauté, ne peut-on soupçonner un pouvoir d’être en position de vouloir éventuellement d’autres fins ?<br /><br /><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgZpXizrFMRrZW6F78MCn9bvC7HGjN0dG0D5Y5-morRpKAk3oS8weakUu727hTyQDtWby9Tnf7XccLlS-LNjSiYd7qlEV9YWSbGqnEOO3rQWMgTYGrSBILZBcKWY9OYxncpcGo3tYTsZKYJ/s1600-h/v_pour_vendetta_big_0.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 300px; height: 400px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgZpXizrFMRrZW6F78MCn9bvC7HGjN0dG0D5Y5-morRpKAk3oS8weakUu727hTyQDtWby9Tnf7XccLlS-LNjSiYd7qlEV9YWSbGqnEOO3rQWMgTYGrSBILZBcKWY9OYxncpcGo3tYTsZKYJ/s400/v_pour_vendetta_big_0.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5297878369117383330" /></a><br /><br /><a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiLOpo75n_teqOzMTyopNv5H5cANQlyP3kRZiVIkS_cFfL86Mu2XVg2oQgHMZyd6ztO9Jqa6tXahZIJz-RPxX54Z8ZIAWrr1ox6ck95fvGGpCQcOZ3sWq2eA92Schr-QoOJvBKOla6n-cDH/s1600-h/la+vie+des+autres.jpg"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 294px; height: 400px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiLOpo75n_teqOzMTyopNv5H5cANQlyP3kRZiVIkS_cFfL86Mu2XVg2oQgHMZyd6ztO9Jqa6tXahZIJz-RPxX54Z8ZIAWrr1ox6ck95fvGGpCQcOZ3sWq2eA92Schr-QoOJvBKOla6n-cDH/s400/la+vie+des+autres.jpg" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5297878506745807298" /></a>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-8921947457337943072009-02-01T09:12:00.001-08:002009-02-01T09:12:34.618-08:00V pour Vendetta<embed allowfullscreen='true' height='256' width='320' type='application/x-shockwave-flash' src='http://www.dailymotion.com/swf/k4P6PIhVzBSTTUAfRO'/> <p> <a href='http://www.dailymotion.com/video/x557ac_bande-annonce-v-pour-vendetta-vf_shortfilms'>Bande annonce V pour Vendetta (VF)</a><br/> Vidéo envoyée par <a href='http://www.dailymotion.com/Kal_57'>Kal_57</a> </p> <p> Londres, au 21ème siècle... <br />Evey Hammond ne veut rien oublier de l'homme qui lui sauva la vie et lui permit de dominer ses peurs les plus lointaines. Mais il fut un temps où elle n'aspirait qu'à l'anonymat pour échapper à une police secrète omnipotente. Comme tous ses concitoyens, trop vite soumis, elle acceptait que son pays ait perdu son âme et se soit donné en masse au tyran Sutler et à ses partisans. <br />Une nuit, alors que deux "gardiens de l'ordre" s'apprêtaient à la violer dans une rue déserte, Evey vit surgir son libérateur. Et rien ne fut plus comme avant. <br />Son apprentissage commença quelques semaines plus tard sous la tutelle de "V". Evey ne <br />connaîtrait jamais son nom et son passé, ne verrait jamais son visage atrocement brûlé et défiguré, mais elle deviendrait à la fois son unique disciple, sa seule amie et le seul amour d'une vie sans amour... </p>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-17600294846286168492009-02-01T09:09:00.001-08:002009-02-01T09:09:45.215-08:00La vie des autres<embed allowfullscreen='true' height='256' width='320' type='application/x-shockwave-flash' src='http://www.dailymotion.com/swf/k2a9w7d1Jg8EM697w1'/> <p> <a href='http://www.dailymotion.com/video/x1alcl_la-vie-des-autres-bande-annonce_shortfilms'>La vie des autres Bande annonce</a><br/> Vidéo envoyée par <a href='http://www.dailymotion.com/Hisaux'>Hisaux</a> </p> <p> Au début des années 1980, en Allemagne de l'Est, l'auteur à succès Georges Dreyman et sa compagne, l'actrice Christa-Maria Sieland, sont considérés comme faisant partie de l'élite des intellectuels de l'Etat communiste, même si, secrètement, ils n'adhèrent aux idées du parti. <br />Le Ministère de la Culture commence à s'intéresser à Christa et dépêche un agent secret, nommé Wiesler, ayant pour mission de l'observer. Tandis qu'il progresse dans l'enquête, le couple d'intellectuels le fascine de plus en plus... </p>Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-20099022833180066832009-01-28T14:10:00.000-08:002009-01-28T14:12:38.299-08:00L'Etat<span style="font-weight:bold;">Repères conceptuels</span><br /><span style="font-weight:bold;">Etat de nature / Etat social</span><br />Par état de nature, les philosophes du contrat social, tels Hobbes (philosophes anglais, 1588-1679) et Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778), entendent « la condition naturelle de l’homme », autrement dit l’état des hommes hors de la société civile. Cet état n’a probablement jamais existé d’une manières générale dans la monde entier. Il s’agit d’une hypothèse qui permet de discerner le genre de vie qui prévaudrait s’il n’existait pas de pouvoir visible, de lois pour tenir les hommes en respect et les lier par la crainte des châtiments à l’exécution de leurs conventions. Par état social, on entend l’état des hommes dans une société organisée politiquement et juridiquement.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />Du latin status (de stare, se tenir debout), le mot Etat n’apparaît qu’au XVIe siècle chez Machiavel (philosophe italien, 1469-1527) en particulier. Il désigne alors « une physionomie historique » du politique. La Cité antique – Sparte ou Athènes – n’est pas un Etat. Elle se caractérise, selon Hegel (philosophe allemand, 1770-1831), comme une belle totalité vivante où les citoyens ne sont ce qu’ils sont que parce qu’ils font corps avec la Cité. La Civitas romaine a pris, sous la République (509-31) et l’Empire (31 av. J.-C.- 476 ap. J.-C.), des formes diverses, mais elle constitue la res publica. Pas plus que la Cité grecque, la Civitas romaine n’est une forme politique conceptuellement pensée : elle est une réalité concrète. Quant à la féodalité médiévale, les rapports politiques y sont en fait des relations inter-personnelles : l’engagement vassalique, le serment de fidélité sont des rapports privés et s’établissent de personne à personne. La vie politique éparpillée en de multiples seigneuries ne peut avoir de caractère unitaire. L’idée d’Etat n’apparaît qu’avec la volonté de distinguer les rapports de gouvernant à gouvernés, des rapports privés de maître à sujets. La notion d’Etat implique l’idée d’un pouvoir qui transcende les volontés particulières de ceux qui commandent.<br /><br />Dans une société déjà assemblée et dont la cohérence est assurée, l’Etat fait figure d’institution politique par excellence : il porte et il met en œuvre la recherche collective d’une fin collective (liberté, justice, bonheur, etc.). Dans le cas inverse, l’Etat doit au contraire considérer sa propre existence institutionnelle comme un résultat fragile qu’il s’agit de perpétuer faute d’une meilleure ambition possible. Ainsi, l’Etat doit-il rechercher le bonheur ou la vertu des individus, ou bien se contenter d’être ? <br />Question : L’Etat doit-il se soucier des moindres aspects de la vie en société, ou bien se contenter d’assurer la condition de possibilité de fonctionnement autonome de cette société ?<br /><br />L’Etat se définit comme l’autorité souveraine sur un peuple ou sur un territoire. L’autorité de l’Etat est double. Tout d’abord son autorité est politique, au sens de détermination d’objectifs et de fins souhaitables, ou au moins possibles. Mais dans un second temps, cette autorité se présente aussi comme administrative, au sens de l’application et de la garantie d’une réglementation restrictive. Jusqu’à quel point le politique peut-il résister à l’effet de structure lié à la dimension administrative ? Le pouvoir de l’Etat n’a-t-il pas tendance à se spécialiser dans l’administration et la gestion, plutôt que dans le politique ? La structure issue de cette spécialisation ne risque-t-elle pas alors d’étouffer toute autre fin possible ?<br />Question : L’Etat n’est-il plus que structure ou peut-il encore être en mouvement ?<br /><br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. L’Etat et sa portée.<br />a) La légitimité de l’Etat.</span><br />La conception de l’Etat comme addition de volontés individuelles comporte un risque de soumission de la part de l’Etat au système des besoins (comme le phénomène récent de sur-développement des échanges, par exemple). C’est la raison pour laquelle Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) considère que l’Etat procède d’autre chose : si en effet « on confond l’Etat avec la société civile et si on le destine à la sécurité et à la protection de la propriété et de la liberté personnelles, l’intérêt des individus en tant que tels est le but suprême en vue duquel ils sont rassemblés et il en résulte qu’il est facultatif d’être membre d’un Etat » . Une telle position fonde ce que l’on appelle l’essentialisme politique, qui prête à l’Etat une essence qui transcende le contrat. L’étymologie alimente cette conception : le mot « Etat » est le substantif du verbe être. L’essentialisme affirme ainsi que l’Etat est ce qui est ou, dans le vocabulaire hégélien, la réalité effective de l’idée morale. L’Etat repose alors sur un principe métaphysique qui transcende les volontés individuelles ou collectives. <br /><br />Le contrat représente une parade à ce risque : la légitimité de l’Etat est alors immanente aux co-contractants (et non plus transcendante). Ce n’est plus une idée, mais les règles dont les co-contractants ont convenu qui légitiment l’Etat. Ces limites posent la question de savoir ce qui peut advenir une fois que ces règles sont franchies : le viol du contrat par l’Etat autorise-t-il les citoyens à se révolter ? <br />Reste à déterminer comment la volonté citoyenne doit s’exprimer. La volonté générale suffit-elle à donner à l’Etat sa dimension universelle ? Un écart subsiste entre le général et l’universel, tant que le général peut être relégué au collectif ou au majoritaire. Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) entend par volonté générale une volonté universelle qui transcende les individus, par opposition à la simple accumulation des volontés (il appelle alors cela la volonté de tous) : « il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières » . L’intérêt général n’est donc pas réductible à la somme des intérêts particuliers : mais en même temps, quel sens aurait une définition de l’intérêt général qui ne rencontrerait aucun des intérêts particuliers ? Pour faire le bonheur de tous, faut-il ne faire le bonheur de personne ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) L’ambition de l’Etat.</span><br />L’Etat peut vouloir être minimal : le courant de pensée qui vise cet objectif est appelé le libéralisme. Ce courant met en son centre la notion de liberté individuelle ; il considère donc que les finalités possibles de l’existence comme la richesse, le bonheur, la vertu ou la paix relèvent strictement du choix individuel. L’Etat renonce ainsi à s’occuper du bonheur individuel, pour ne se charger que de garantir les conditions de possibilité de l’épanouissement de la liberté individuelle. Sa mission essentielle consiste donc à prendre toutes les mesures propres à garantir cette liberté individuelle. Pour cela, on retrouve souvent la sécurité au premier rang des obligations que se donne l’Etat. Dans le champ de l’économie, un Etat libéral s’interdira toute intervention craignant de troubler le libre jeu de l’échange.<br /><br />L’Etat libéral s’accompagne nécessairement d’un certain nombre d’inégalités de fait : les favorise-t-il pour autant délibérément ? C’est la notion d’égalité des chances qui doit y pourvoir, même si cette idée n’assure jamais la résolution de toutes les situations. L’égalité des chances ne compense donc pas l’inégalité des résultats, mais en rend la perspective plus supportable en montrant qu’elle est une fatalité collective et non nécessairement individuelle. C’est au contraire en refusant l’inégalité des résultats que l’Etat peut se vouloir maximal, à partir de l’idée que la non-intervention est une forme de démission. Ainsi, l’Etat maximal veut-il faire son affaire du bonheur individuel, qu’il s’agit de réaliser en l’incluant dans une fin collective. Lors de la reconstruction des nations européennes, l’Etat est ainsi devenu l’Etat-Providence, celui dont on attendait tout. Encore faut-il admettre le risque d’interventionnisme ou de dirigisme que recouvre l’idée que chacun doit trouver son bonheur dans la fin collective proposée ou imposée.<br /><br />Lorsqu’il s’agit de protéger ou de promouvoir une fin, l’Etat peut-il recourir à la force ? Même si le rôle de l’Etat se limite à la protection des personnes et des biens, il faut pour cela pouvoir appliquer des règles et recourir à la force. L’usage de la force devient-il légitime du moment que c’est l’Etat qui l’emploie au nom du droit ? Cette spécificité peut en tout cas faire figure de trait essentiel de l’Etat, que Max Weber (sociologue et économiste allemand, 1864-1920) analyse à partir de l’idée d’un monopole de la violence légitime. Employer ici la notion de violence de préférence à celle de force, c’est franchir sciemment le seuil du droit. S’il y a une force du droit, ou même un droit de la force, la violence se définit précisément comme l’au-delà de ce seuil.<br /><br />La question se pose alors de savoir comment l’Etat peut concilier le droit et la force. Quelle que soit la vulnérabilité du pouvoir à la tentation d’outrepasser le droit, le simple fait d’avoir à faire respecter le droit par la force et d’attenter aux libertés pour les garantir se présente comme une quasi-contradiction. Comme Hayek (économiste autrichien, 1899-1992) le relève, le problème de l’ordre s’en trouvera réglé, mais « au moment où, pour ce faire, le pouvoir politique revendique avec succès le monopole de la contrainte et de la violence, il devient aussi la plus grande menace contre la liberté individuelle » . C’est la nature hybride de l’Etat, dont Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) dit pat exemple qu’il est le plus froid des monstres froids. L’ambivalence fondamentale de l’Etat, qui est aussi celle de l’activité politique, est ici mise en évidence : les impératifs de justice et d’efficacité ne sont pas nécessairement exclusifs l’un de l’autre, même si leur mariage peut surprendre.<br /><br />Puisque la seule mission concevable qui reste à la politique est d’assurer la condition de possibilité de la communauté, seule compte alors l’efficacité. La responsabilité du prince de Machiavel (philosophe italien 1469-1527) n’est autre que cette conservation de la communauté. Cet enjeu doit le contraindre à dépasser sa conscience morale, à la sacrifier pour faire le mal plutôt que le bien si ce moyen se révèle plus efficace en vue de la fin dont la nécessité s’impose à lui : « un prince, et surtout un prince nouveau, ne peut observer toutes ces choses pour lesquelles les hommes sont tenus pour bons, étant souvent contraint, pour maintenir l’Etat, d’agir contre la foi, contre la charité, contre l’humanité, contre la religion » . Le nécessité de la préservation dévalorise la recherche de ce qui est moral : lorsque Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) évoque « l’opposition de la morale et de la politique » et « l’exigence que la première commande à la seconde » , c’est pour rejeter ce débat d’opinion comme un faux débat. C’est que « le bien d’un Etat a une bien autre légitimité que le bien des individus et que la substance morale » . Ainsi, vouloir opposer le point de vue moral au point de vue politique, c’est confondre deux exigences : l’exigence morale est reléguée du côté de ce que Hegel appelle la moralité subjective, alors même que la légitimité propre de l’Etat apparaît maintenant comme morale objective, rivale et supérieure.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) L’Etat a-t-il pour but de maintenir l’ordre ?</span><br />L’Etat, c’est-à-dire la société organisée à travers une organisation politique et juridique, a pour but de maintenir l’ordre, la paix civile. L’Etat procède de l’institutionnalisation du pouvoir conformément à des exigences rationnelles d’ordre. Il est d’abord et fondamentalement une réalité pensée. L’Etat n’est pas un donné de la nature mais une construction de la penser. L’idée de l’Etat ou de la puissance publique souveraine apparaît comme un « artifice ». C’est ce que montre Hobbes dans le Léviathan, en exposant les mécanismes par lesquels est institué l’Etat-léviathan. Celui-ci est l’établissement, au terme d’un calcul rationnel, de la puissance publique ou de la persona civilis habilité à exercer son autorité sur tous les individus qui constituent la communauté. L’institution du Léviathan est l’arefactum permettant aux hommes d’échapper à l’enfer de la guerre qui prévaudrait s’il n’y avait pas de pouvoir visible pour réguler la liberté sauvage des hommes.<br /><br />Hobbes décrit l’Etat comme un animal artificiel, capable de se mouvoir tout seul. Cet automate est défini comme un produit de l’art humain. Il a été créé sur le modèle de l’homme naturel. Ainsi, la souveraineté est conçue comme une âme artificielle, puisqu’elle donne la vie et le mouvement à l’ensemble du corps. L’Etat est l’ordre rationnel que l’homme met en place pour se préserver et se prémunir contre la destruction qui résulterait de l’éclatement des forces de la nature. La fin de l’Etat est donc la préservation de la vie de l’homme. La puissance doit être absolue. Est juste ce que le souverain ordonne, injuste ce qu’il interdit. Le pouvoir absolu peut changer la loi et n’y est pas assujetti. La contrainte que le grand Léviathan peut exercer ne vise qu’à imposer la paix et l’harmonie. Autrement dit, le pouvoir absolu est donc légitime tant qu’il assure la paix civile.<br /><br />Et, selon Hobbes, l’état naturel étant un état de guerre, seul un artifice qui est le contrat social permet d’en sortir. En effet, si chacun cède le droit qu’il a sur toute chose, et si chacun en fait autant, la guerre n’a plus de raison d’être. Dès lors, l’Etat peut naître : il résulte de la cession du pouvoir et de la force d’un plus grand nombre possible d’individus « à un seul homme ou à une seule assemblée qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté » : « La multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République, en latin Civitas. »<br /><br /><br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. L’Etat de droit et les limites du pouvoir.</span><br />Si l’exigence morale doit s’effacer devant les moyens nécessaires aux fins politiques, la question de savoir si la fin doit toujours justifier les moyens se pose. Encore faut-il que la fin soit légitime. Et même à admettre que la seule fin possible de la politique soit la préservation de la communauté, ne peut-on soupçonner un pouvoir d’être en position de vouloir éventuellement d’autres fins ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) La raison d’Etat et le droit de révolte.</span><br />L’expression de raison d’Etat est employée lorsque c’est l’Etat lui-même, dans la nécessité et la légitimité de son existence et de sa conservation, qui justifie ses propres actes : c’est le signe que la raison d’un acte ne doit plus être cherchée dans une moralité devenue extérieure, mais au sein même des exigences inhérentes à l’Etat. Du point de vue de l’éthique de la responsabilité, la moralité d’une action s’évalue aux effets de cette action sur une fin légitime. Si la raison d’Etat se présente comme une exception, elle ne représente finalement rien d’autre que l’adoption ponctuelle de cette éthique de responsabilité comme exception à une attitude qui privilégie de façon générale l’éthique de conviction.<br /><br />Mais si l’éthique de responsabilité prévaut toujours, alors l’immoralité ou le secret des moyens mis en œuvre dans l’action ne relève plus de l’exception, mais de l’habitude, du mode normal d’action, même dans les cas qui ne requièrent pas nécessairement le recours à des moyens exceptionnels ou inavouables. La culture du secret s’impose alors aux institutions publiques. Il existerait donc une logique intrinsèque au pouvoir, qui tend à l’abstraire de toute référence morale, l’enfermant dans le seul but de l’efficacité. Le pouvoir de l’Etat relève alors d’une technocratie qui se donne comme fin en soi. Mais aucune efficacité d’aucun pouvoir n’offre de garantie sur les fins de ce pouvoir : c’est donc l’ambiguïté même de la notion de pouvoir qui se trouve mise en cause.<br /><br />Si le but de la politique est la perpétuation de la communauté, on peut craindre alors que le droit de révolte ne soit incompatible avec cette exigence. En effet, si l’obéissance aux lois est nécessaire, et si elle se fonde sur la conservation de celles-ci, alors la possibilité de la révolte paraît exclue. Cette thèse est issue de la substitution de l’impératif de moralité par l’impératif d’efficacité. Descartes (René Descartes, philosophe français, 1596-1650) le reconnaît lorsqu’il excuse la sévérité des lois de Sparte du fait de leur efficacité : « je crois que, si Sparte a été autrefois très florissante, ce n’a pas été à cause de la bonté de chacune de ses lois en particulier, vu que plusieurs étaient fort étranges, et même contraires aux bonnes mœurs, mais à cause que, n’ayant été inventées que par un seul, elles tendaient toutes à même fin » .<br /><br />La souveraineté est le principe qui donne à l’exercice du pouvoir sa légitimité : la souveraineté a toujours été pensée comme absolue, perpétuelle et inaliénable. Les arguments employés par Kant (philosophe allemand, 1724-1804), qui veut interdire toute forme de révolte contre le pouvoir législatif, se fondent sur cette nécessité d’une souveraineté durable. Le pouvoir exécutif est l’agent de la souveraineté, qui doit être continue. C’est dans ce contexte de la république que Kant pense à la séparation entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif : le prix que Kant accorde à la durabilité du pouvoir législatif est le signe que c’est la souveraineté qui interdit la révolte.<br /><br />L’analyse de Kant consiste à dire que, dans le cas où le pouvoir exécutif est sorti du cadre de ce contrat, le droit à la révolte n’en est pas acquis pour autant : il reste illégitime de répondre à la violence par la violence. Ceci repose sur le présupposé que le chef de l’Etat ne saurait vouloir le mal de ses sujets. <br />Or Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) et Locke (philosophe anglais, 1632-1704) ont eux, au contraire, voulu envisager cette hypothèse : « le peuple, les nobles et le roi peuvent pécher en diverses façons contre les lois de nature, comme en cruauté, en injustice, en outrages, et en s’adonnant à tels autres vices qui ne tombent point sous cette étroite signification d’injure » . Hobbes soulève ici le problème de la possibilité d’une révolte légitime, la souveraineté étant alors transférée au peuple.<br /><br /><br /><br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Le maintien de la justice.</span><br />L’ordre ne peut se maintenir longtemps s’il n’est pas légitime, autrement dit s’il n’est fondé que sur la domination et la violence du plus fort. Comme le souligne Rousseau, « le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir » (Rousseau, Contrat social, I, 3). Il n’y a donc pas d’ordre sans justice. Seules les lois qui émanent de la volonté générale et qui garantissent donc la liberté des sujets sont dignes et donc susceptibles d’être respectées. On ne saurait donc supprimer toute liberté au nom de la sécurité. Rousseau refuse donc l’idée de Hobbes d’un gouvernant aux pouvoirs sans limite qui n’assurerait la sécurité de tous les citoyens qu’en leur faisant perdre leur liberté, c’est-à-dire leur humanité. Un chef politique légitime n’est le maître de personne : il fait respecter la loi voulue par le peuple souverain, loi à laquelle il doit lui aussi se soumettre. Un peuple libre obéit, il obéit aux lois, rien qu’aux lois. Le pouvoir exécutif doit dépendre du pouvoir législatif. Les magistrats, ceux qui sont chargés de faire appliquer la loi, y sont eux-mêmes soumis. Ils doivent être au service de la loi, et non se servir de la loi à leur profit.<br /><br />Pour Rousseau, comme pour Hobbes, seul un contrat social peut unir les volontés individuelles et transformer les individus en citoyens. L’individu n’a rien à perdre en renonçant à ses droits naturels. Au contraire, par le contrat qui est l’aliénation de la liberté naturelle à la totalité sociale, l’individu s’arrache à la précarité et à la fragilité du règne de la nature. De plus, le contrat garantit l’égalité et la réciprocité des conditions. Enfin, l’égalité et la réciprocité suppriment toute dépendance personnelle : chaque membre est partie indivisible du tout et c’est la liaison de tous les membres qui forme la société civile et l’Etat.<br /><br />Mais s’il n’y a pas d’ordre sans justice, il n’y a pas non plus de justice sans ordre. Il appartient donc à l’Etat de faire respecter l’ordre, autrement dit d’avoir recours à la répression quand la loi est bafouée. La répression doit être elle-même juste. Il s’agit non pas de se venger, mais de restaurer la loi. Il n’y a en effet d’ordre véritable que dans le cadre d’une législation juste qui permette l’accord de la liberté de chacun avec celle de tous, législation qui doit être respectée par tous. Bâtir la justice, cela signifie aussi veiller à une répartition équitable des richesses produites. L’Etat doit assurer les conditions élémentaires de la dignité humaine : santé, éducation, loisir, culture, retraite, protection contre le chômage… L’Etat doit donc favoriser une plus grande justice sociale, en évitant toutefois la logique du totalitarisme.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) La séparation des pouvoirs.</span><br />Le pouvoir peut-il rester dans les bornes que le droit lui assigne ? Le pouvoir commence lorsqu’un ou plusieurs individus ont la capacité effective de commander aux autres ou de s’en faire obéir : il n’y a donc de pouvoir que politique. Certaines circonstances montrent de façon très claire cette définition. Le cadre d’une armée ou d’une guerre, par exemple. La forme pure vers laquelle le pouvoir semble tendre échappe aux impératifs du droit. Le pouvoir n’est alors plus un moyen, mais une fin en soi. <br /><br />Classiquement, ce danger est associé à la concentration des pouvoirs. C’est toujours lorsque les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont concentrés dans les mêmes mains, y compris quand il s’agit des mains du peuple, que le citoyen est menacé d’arbitraire. Puisqu’il est impossible de s’en remettre à la probité collective ou à celle individuelle, il faut donc mettre en place la séparation des pouvoirs, que Montesquieu (philosophe français, 1689-1755) nomme distribution. « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette théorie de la séparation des pouvoirs n’est pas indépendance, puisqu’il faut bien qu’en cas d’urgence la puissance législative puisse « permettre à la puissance exécutrice de faire arrêter les citoyens suspects » . Cela montre qu’il ne s’agit pas d’une division qui séparerait les pouvoirs, mais plutôt d’une distribution qui les rend interdépendants. Ainsi chaque pouvoir fournit à un autre pouvoir sa défense, comme la presse est appelée aujourd’hui le quatrième pouvoir, depuis l’affaire du Watergate.<br /><br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. La démocratie en question.<br />a) L’Etat doit-il être bienveillant ?</span><br />L’Etat bienveillant est celui qui cherche à assurer le bonheur du peuple (un état de satisfaction complète). Or le rôle de l’Etat est de garantir la liberté politique, autrement dit le pouvoir d’agir sous la protection des lois et non de veiller au bonheur de ses sujets. L’amour de l’Etat pour le peuple est, au premier abord, séduisant. Mais l’histoire montre que le paternalisme est, au fond, l’alibi du despotisme. Le bonheur est une affaire personnelle. Il appartient à chacun de le chercher dans la voie qui lui semble être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté d’autrui. Le bonheur étant une chose subjective, l’Etat ne peut décider en quoi consiste le bonheur et ne peut contraindre personne à être heureux. <br /><br />C’est ce que souligne Kant : « un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’Etat la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il veuille également, - un tel gouvernement dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir » (Kant, Doctrine du droit).<br /><br />Alexis de Tocqueville (politique, écrivain et historien français, 1805-1889), imaginant sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde, voit des hommes vivants repliés sur la sphère familiale, préoccupés uniquement par de petits et vulgaires plaisirs, et au-dessus d’eux, un pouvoir immense et tutélaire, « qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort ». Il montre alors que l’Etat protecteur, paternel, ne peut que maintenir les hommes dans l’enfance et l’irresponsabilité : « Il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu’ils ne songent qu’à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leur héritage ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C’est ainsi que tous les jours, il rend moins utile et plus rare l’emploi du libre arbitre : qu’il renferme l’action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu chaque citoyen jusqu’à l’usage de lui-même… » (Tocqueville, De la démocratie).<br /><br />Certes, contrairement à l’Etat violent et ouvertement dominateur, l’Etat bienveillant ne brise pas les volontés. Mais il les amollit, les plie et les dirige. Il ne détruit pas, mais il empêche de naître ; il ne tyrannise pas, mais « il réduit chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ». N’est-ce pas le plus subtile et donc le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) La question du meilleur régime.</span><br />Il est d’usage de définir la démocratie libérale comme le moins mauvais régime possible, et comme un aboutissement de l’histoire politique. Il ne s’agit pas ici de dresser une typologie des régimes, mais d’examiner les critères des classifications possibles des formes d’Etats. Platon (philosophe grec, 428-348) réalise ce classement dans le huitième livre de la République, et aboutit à une classification des formes imparfaites de la constitution politique. Il s’agit de la timocratie (gouvernement de l’honneur), l’oligarchie (gouvernement de l’argent), de la démocratie (gouvernement du peuple) et de la tyrannie (gouvernement violent d’un seul). <br />La timocratie dégénère par excès de force, l’oligarchie par excès d’amour de l’argent, et la démocratie par excès de liberté. Y a-t-il trop de liberté en démocratie ? On peut craindre que cette liberté ne soit donnée à des hommes qui ne sauront pas s’en servir. La liberté, qui est le socle de la démocratie, peut la menacer rapidement avec l’anarchie.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) République et démocratie.</span><br />Rousseau le souligne lui-même : il y a divers degrés de démocraties, selon la proportion de citoyens et de législateurs : « La Démocratie peut embrasser tout le peuple ou se resserrer jusqu’à la moitié. » La participation du peuple en grand ou en très grand nombre renforce la difficulté et la fragilité de ce régime. Dans sa forme même, le gouvernement démocratique ne manque pas d’inconvénients : comment comprendre la soumission des volontés particulières à la volonté générale ? Le modèle du suffrage majoritaire garantit-il la qualité et la justice de ce qui sort des urnes ? Toute idée est-elle bonne du moment qu’elle émane d’une majorité ? Il faut considérer que, de même qu’il y a des despotes éclairés, il y a également des démocraties dans l’erreur. Hayek identifie ici le problème sous-jacent de l’arbitraire pour proclamer que « si « démocratie » veut dire gouvernement par la volonté arbitraire de la majorité, je ne suis pas démocrate » . <br /><br />La contrainte exercée par une majorité (qui peut avoir tort) sur une minorité (qui peut avoir raison) constitue une limite intéressante au modèle démocratique. Kant relève ainsi ce qu’il considère comme le destin despotique de toute démocratie, en ce qu’elle « fonde un pouvoir exécutif où tous décident au sujet d’un seul, et, si besoin est, également contre lui (qui par conséquent n’est pas d’accord), par suite une forme d’Etat où tous, qui ne sont pourtant pas tous, décident – ce qui met la volonté universelle en contradiction avec elle-même » . Le critère au nom duquel la démocratie est ainsi critiquée, est le critère républicain. Kant distingue en effet les formes de gouvernement (autocratie, aristocratie, démocratie) des manières de gouverner. Or il semble que même la séparation des pouvoirs ne protège pas la démocratie contre le risque de contradiction interne.<br /><br />L’analyse libérale de Hayek va plus loin encore. Il s’agit pour lui de dénoncer le glissement des démocraties actuelles vers ce qu’il appelle une démocratie de marchandages. Car un gouvernement est en effet rapidement « obligé d’assembler et de maintenir unie une majorité, en accédant aux demandes d’une multitude d’intérêts sectoriels » . Ainsi l’exigence de perpétuation de l’Etat et l’exigence de justice sont en contradiction avec les démocraties parlementaires, toute majorité ne pouvant rester cohérente, d’après cette analyse, que si elle admet les privilèges.<br /><br />L’analyse d’Hayek montre la mauvaise image de la démocratie contemporaine, celle de ne jamais rester assez démocratique. Il s’agit d’une dissociation de l’image idéale de la démocratie par rapport à la réalité : « le mot de démocratie, bien que nous l’utilisions tous, a cessé d’exprimer une conception déterminée » . L’idéal et la réalité ne coïncident plus. Plutôt qu’une forme de gouvernement, la démocratie serait devenue ce que Kant appelait une manière de gouverner.Unknownnoreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-89269909682923892912009-01-28T14:08:00.000-08:002009-01-28T14:09:28.295-08:00Correction : texte Cicéron<span style="font-weight:bold;">Analyse du sujet</span><br /> pour Cicéron, la raison et le langage (double traduction du logos grec) constituent le lien de « la société du genre humain pris dans son ensemble » (= l'humanité) : on ne les rencontre pas chez les animaux<br /> il considère cette société composée de tous, il s'intéresse donc à la répartition des biens, qu'il classe en « naturels », « légitimes » (au sens où ils sont distribués d'après les lois et le droit civil ») er communs aux amis<br /> la citation finale d'Ennius illustre la façon dont l'entraide constitue un enrichissement de l'autre sans appauvrissement de soi<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Erreurs à éviter</span><br /> considérer la première phrase come une thèse importante : elle n'est qu'un des aspects de ce qu'affirme le reste du texte<br /> faire attention aux différentes allusions à la nature<br /> la société de Cicéron est « de tous avec tous », il ne s'agit pas d'une société particulière ; par contre, lorsqu'il évoque les lois et le droit civil, on peut comprendre qu'il est question, soit des lois d'une société, soit du fait qu'il existe par définition des lois dans la société des hommes<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Problématique</span><br /> quels peuvent être les principes généraux déterminant l'existence de la société entendue au sens le plus général, comme société de tous avec tous ?<br /> La raison et le langage, qui sont propres à l'homme et le distinguent des animaux, ils sont ainsi le fondement d'une « sorte de société naturelle »<br /> la société ainsi fondée ne peut que favoriser une répartition des biens à la fois juste et généreuse ; cela implique donc dans l'homme des qualités innées dont les conséquences positives ne peuvent que se généraliser<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Plan détaillé</span><br />1. Principes naturels de la société des hommes.<br />A. La recherche des principes de la société des hommes.<br />B. Des principes naturels.<br />C. Raison et langage.<br />2. Une société « naturelle » et universelle.<br />A. L'homme et l'animal.<br />B. La société « naturelle ».<br />C. La société « ouverte à l'universel.<br />3. Répartition des biens et himanisation.<br />A. Les biens de la nature.<br />B. Lois et biens privés.<br />C. L'ami et l'étranger (citation d'Ennius) : le partage comme augmentation de la richesse humaine.Unknownnoreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-26758637198414171562009-01-28T14:07:00.000-08:002009-01-28T14:08:10.910-08:00Correction : "Peut-on critiquer la technique ?"<span style="font-weight:bold;">Lecture du sujet</span><br />• <span style="font-style:italic;">Peut-on</span> = la possibilité logique<br />= la possibilité physique (a-t-on la capacité de ?)<br />= la possibilité morale (a-t-on le droit de ?)<br />• <span style="font-style:italic;">Technique </span>: transformer le réel sur le plan pratique (différent de la science qui cherche à connaître et à expliquer sur le plan théorique.<br />• <span style="font-style:italic;">Critiquer </span>: faire allusion au danger du progrès, à la métamorphose du travail, au rapport virtuel de l’homme au monde.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Problématique</span><br />Dans quelle mesure est-il légitime de critiquer la technique ? De quoi est-elle coupable en tant que telle, de quels effets ? Ne s’agit-il pas de déterminer en quoi elle serait critiquable du point de vue de ses caractéristiques ? La technique n’est-elle pas d’abord un instrument, c’est-à-dire un simple moyen, incapable en soi de donner du sens ? <br />Est-ce la technique qui risque de soumettre l’homme alors même qu’il fabrique des machines pour se libérer de la nature ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Plan détaillé</span><br />1. Est-il logique d’examiner la question de la technique ?<br />A. Le projet d’une technique libératrice.<br />B. La libération de l’homme par la technique.<br />2. A-t-on raison de mettre en cause la technique ?<br />A. Les apports de la technique : la révolution industrielle.<br />B. L’homme esclave de la technique ?<br />3. A-t-on les moyens de penser l’essence de la technique ?<br />A. La technique est-elle un moyen ou une fin ?<br />B. Penser l’essence de la technique pour s’en libérer.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-66816354091558427312009-01-28T14:06:00.000-08:002009-01-28T14:07:17.821-08:00Correction : "La société peut-elle tolérer des inégalités ?"<span style="font-weight:bold;">Définir les termes du sujet</span><br /> <span style="font-style:italic;">la société</span> : la société désigne l'ensemble des individus entre lesquels existent des rapports organisés et des services réciproques, rapports consolidés par des institutions et codifiés sous forme de lois.<br /> <span style="font-style:italic;">inégalités versus justice sociale</span> : la justice sociale implique le respect de chacun de ses membres, mais alors c'est la liberté plutôt que l'égalité, qui est la valeur fondamentale. Cependant, si la liberté est un droit pour les individus de disposer des ses talents et de ses biens, alors cette définition amène à penser la justice sociale en termes d'égalité politique (l'Etat doit garantir la liberté de tous). La justice sociale a également un deuxième sens, celui de justice économique.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Dégager la problématique et construire le plan</span><br /> <span style="font-style:italic;">problématique </span>: Deux questions sous-tendent au sujet : est-il juste qu'une société tolère des inégalités ? Et une société a-t-elle la possibilité de tolérer des inégalités sans compromettre sa propre existence ? Il faudra donc déterminer si les inégalités peuvent être légitimes, et si elles peuvent être compatibles avec la cohésion sociale.<br /> <span style="font-style:italic;">plan </span>: 1. Les inégalités peuvent paraître justes quand elles sont issues du jeu des libertés individuelles.<br />Cependant, la cohésion sociale n'est-elle pas menacée par l'accroissement des inégalités ?<br />2. La liberté individuelle ne peut pas être réelle dans une société qui tolère un accroissement indéfini des libertés.<br />Si tel est le cas, quel est le niveau d'inégalité que la société devrait tolérer ?<br />3. Les inégalités sont justes si elles sont indispensables au bien commun.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Erreurs à éviter</span><br /> Ne traiter qu'un aspect des inégalités ; ici, le sujet implique les inégalités économiques et les inégalités politiques.<br /> Oublier de présenter les inégalités comme pouvant être justes et compatibles avec la cohésion sociale.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-87845424581870651992009-01-13T14:32:00.001-08:002009-01-13T14:38:18.948-08:00Existe-t-il des lois injustes ?Si les lois ont pour but d’établir la justice, comment comprendre qu’elles puissent être injustes ?<br />Sur quoi peut-on se fonder pour parler de justice si ce n’est sur les lois établies ?<br />A quelles conditions peut-on parler de lois justes et de lois injustes ?<br />Et, même légitime, la loi ne comporte-t-elle pas en elle-même des risques d’injustices ?<br /><br />1. La justice est définie par les lois.<br />La justice est d’abord envisagée comme conformité aux lois. En effet, si l’on distingue le fait et le droit, les lois ont pour mission de définir ce qui est juste. Il n’y aurait en ce sens pas de loi injuste.<br /><br />2. Les dangers du positivisme juridique.<br />Mais force est de constater que les lois sont parfois ressenties comme injustes. N’y aurait-il pas un idéal de justice qui permettrait d’évaluer la valeur d’une loi positive ?<br /><br />3. La justice doit normer les lois.<br />Constatant qu’il y a des lois injustes, il faut envisager la justice comme un idéal auquel les lois doivent se conformer. L’équité se révèlera être un élément nécessaire pour penser l’application juste de la loi.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-10641050849379554002009-01-13T14:29:00.000-08:002009-01-13T14:31:53.178-08:00Le travail et la technique.<span style="font-weight:bold;">Introduction.</span><br />Dans la Bible, le travail est présenté comme une punition. Adam, pour avoir pêché, est chassé du jardin d’Eden et Dieu lui dit : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » (Genèse, 3, 19). Il est vrai que la nécessité pour l’homme de subsister, dans une nature qui, livrée à elle-même, est impuissante à satisfaire à tous ses besoins, fait du travail une loi.<br /><br />D’autre part, c’est bien parce que l’homme doit lutter contre la nature pour satisfaire ses besoins qu’il est amené à développer ses potentialités. Le travail a permis à l’homme de développer ses facultés physiques et intellectuelles, et de s’éloigner ainsi de son animalité originaire. En libérant l’homme du besoin, le travail permet l’accès à la jouissance que procure l’art, la culture. En transformant la nature, l’homme lui donne la forme de son intériorité et peut ainsi accéder à une certaine reconnaissance de lui-même dans ce monde qui porte sa marque. En créant quelque chose de stable en dehors de lui, l’homme peut surmonter son angoisse de la mort. Enfin, le travail oblige le moi à sortir de lui-même, il rapproche les êtres les uns des autres dans la poursuite d’un but commun à tous : cette conscience d’appartenir à une communauté qui le dépasse et de participer à son développement constitue l’être générique de l’homme et le distingue de l’animal. Le travail en général est donc libérateur même s’il a revêtu au cours de l’histoire des formes particulières aliénantes, mutilantes : esclavage, servage, salariat.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />Le travail apparaît comme un moyen de libération vis-à-vis de la nature. La fin de ce moyen paraît devoir être la satisfaction de besoins et de désirs matériels. Mais d’un autre côté, on travaille aussi pour ne plus travailler : j’endure ma semaine en vue du week-end, et ma carrière en vue de ma retraite. Le travail vise non seulement à permettre ma liberté, mais aussi à contribuer à augmenter une liberté qui se présente toujours comme future. Mais d’un autre côté, plus je travaille et moins je suis libre, puisque la réduction du temps de travail correspond à l’augmentation du temps libre. La contradiction qui apparaît ici tient à ce que je suis apparemment prisonnier de ce qui est en même temps mon moyen de libération : comment conquérir sa liberté en la perdant ? <br />Question : Le travail est-il ce qui me libère ou ce qui m’emprisonne ?<br /><br />De son côté, la technique a partie liée avec cette question de la liberté, en tant qu’elle se présente comme un ensemble de moyens : la technique est moins une classe d’objets qu’une disposition et une conduite. En employant une branche ou un stylo pour tenir une fenêtre entrebâillé, je détourne un objet naturel ou technique vers une fin décidée par moi. Telle est la technique : l’instrumentalisation de moyens en vue de fins décidées par nous. Tant que nous décidons des fins, la technique est libératrice et nous restons libres. Mais la relation à l’objet technique est réversible : est-ce que je fais de mon ordinateur ce que je veux ou est-ce lui qui me donne l’idée de son usage, l’idée d’exploiter ce qu’il sait faire ? <br />Question : Restons-nous libre devant la technique, ou a-t-elle tendance à quitter son statut de moyen pour devenir une fin en soi ?<br /><br />Au fond, pourquoi travailler ? Parce qu’il faut bien vivre et pour être libre après. Mais d’une autre côté, certains loisirs se présentent aussi comme des travaux : je peux travailler mon violon ou mes abdominaux. S’il en est ainsi, cela voudrait dire que le travail ne se restreint pas à la sphère de l’échange économique, au simple moyen, mais pourrait devenir une fin en soi, un mode d’être et de comportement. L’extension de la logique du travail vers les loisirs relève-t-elle du déplacement de sens, ou bien au contraire nous éclaire-t-elle de façon décisive sur le concept de travail ? <br />Question : Le travail est-il un moyen ou une fin en soi ?<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. Travail, technique et nature.<br />A. Comprendre et dominer la nature.</span><br />Si les animaux transforment la nature par instinct, seul l’homme travaille. Le travail humain se différencie de la simple transformation naturelle ou encore de la prise de possession de moyens de subsistance tout trouvés (la cueillette des fruits par exemple) par l’utilisation de l’outil. On peut donc définir le travail comme la transformation de la nature par l’intermédiaire d’outils. A partir du moment où chez l’homme l’outil intervient comme moyen, la production ne peut être que consciente. L’usage des outils, des techniques doit être intellectuellement conçu. Le travail est donc une activité consciente. « Ce qui distingue, dit Marx, dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. » Autrement dit, le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. L’artisan conçoit avant de fabriquer.<br /><br />Objet fabriqué, l’outil est une médiation qui introduit une autre dimension dans la production : la technique. Non seulement l’homme peut utiliser les propriétés mécaniques, physiques, chimiques de certaines choses, conformément à son but, mais il peut aussi fabriquer des machines, des ateliers, des canaux, des routes. Le facteur technique détermine donc le degré d’évolution du travail. <br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Travail et dépendance.</span><br />Dans La République, Platon (Platon, philosophe grec, 427-348) affirme qu’il y a trois besoins fondamentaux : la nourriture, l’habitation et le vêtement. A ces trois besoins correspondent trois travailleurs : le laboureur, le maçon et le tisserand auxquels Platon ajoute le cordonnier. A partir de ces quatre métiers, il propose deux solutions :<br /><br />• Soit ces quatre activités sont exécutées par chaque travailleur qui partage son temps de travail en quatre. C’est ce qui se passe dans le communauté agraires primitives où chaque famille est économiquement autonome et se suffit presque complètement à elle-même, ne consommant que ce qu’elle produit et ne produisant que ce qu’elle consomme.<br />• Soit chaque travailleur se spécialise dans l’une de ces quatre activités et y consacre la totalité de son travail. C’est ce qui existe dans les sociétés actuelles. C’est ce qu’on appelle la division sociale du travail.<br /><br />Cette division sociale du travail rend les hommes complémentaires, elle permet au travailleur qui réalise chaque jour le même labeur, de faire de mieux en mieux chaque jour ; et enfin elle épargne le temps car elle dispense de passer d’une activité à une autre. Platon envisage la division du travail entre des producteurs indépendants au sein d’une société. Mais avec le développement du capitalisme est apparue la division technique du travail qui lie des ouvriers indépendants au sein d’une entreprise.<br /><br />Pour d’autres philosophes, la nécessité du travail semble elle aussi imputable à la nature : il est impossible de survivre si l’on se contente d’être passif. Hegel oppose d’emblée cette idée à Rousseau : « c’est une idée fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples et où il n’utiliserait pour les satisfaire que les moyens qu’une nature contingente lui procure » . Le travail apparaît alors comme s’il ne pouvait y avoir de travail que d’un élément naturel.<br /><br />Le travail semble bien consister en une transformation ou une assimilation de la nature. On en veut pour preuve la façon dont on a pris l’habitude de classer les différents types de travaux dans une économie donnée : le secteur du travail sera « primaire », « secondaire » ou « tertiaire ». Certes, la cueillette est un rapport plus direct, plus immédiat et moins riche avec la nature que celui qui est en jeu dans une raffinerie de pétrole, mais il n’y a entre ces deux activités qu’une différence de degré. A chaque fois, le travail peut être définit comme une médiation avec la nature. C’est d’ailleurs bien comme cela que Hegel comprend et définit le travail : « la médiation qui prépare et obtient pour le besoin particularisé un moyen également particularisé, c’est le travail » .<br /><br />Cette idée de médiation définit le travail comme libération de l’homme par rapport à la nature. Cette libération intervient sous la forme d’une ruse technique dont l’agriculture nous offre un exemple : le passage de la cueillette à l’agriculture, par la ruse technique de l’outil, me libère de la nature. Avant cette libération, je ne peux qu’être soumis et passif, dépendant des aléas ; la ruse technique inverse cette relation et fait travailler la nature pour moi pour un résultat beaucoup plus sûr : « Là, l’instinct se retire tout entier du travail. Il laisse la nature s’échiner à sa place, regarde tranquillement et ne dirige le tout qu’avec un effort minime : c’est la ruse. » .<br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. Travail et propriété.</span><br />L’une des premières formes qu’a prise l’organisation du travail est la suivantes : les forts se réservent les tâches qui leur plaisent et imposent les autres aux faibles. A l’époque barbare, la chasse et la guerre sont seules regardées comme dignes de l’homme. Avec le progrès de la culture, l’activité de l’esprit s’ajoute à ces occupations. Il s’établit alors un dualisme entre les activités intellectuelles capables de remplir et de développer la vie personnelle et le travail imposé par la force ou la nécessité et qui transforment la personne individuelle en simple moyen pour d’autres. Le travail manuel, considéré comme indigne d’un homme libre, l’idée commune à toute l’Antiquité que la propriété peut s’étendre à la personne humaine, voilà ce qui amène l’institution de l’esclavage. Dans nos sociétés, si la division entre maître et esclave a disparu, elle s’est réincarnée dans l’opposition de ceux qui possèdent et ceux qui ne sont que des travailleurs.<br /><br />Pour Rousseau, qui s’oppose à Hegel, l’origine du travail doit être recherchée du côté de la nature, mais avec une différence fondamentale : c’est la propriété qui a raréfié les moyens de subsistance et a obligé les hommes à travailler. Selon Rousseau, le travail est le résultat indésirable d’un principe injuste : la propriété. « […] ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n’est à personne » .<br /><br />Pourtant, la propriété peut être comprise dans un rapport différent avec le travail. Ne peut-on imaginer que l’imposteur qu’évoque Rousseau travaillait sur le terrain qu’il a enclos, et proposer l’idée selon laquelle le fait de son travaille lui confère un droit de propriété ? Locke (John Locke, philosophe anglais, 1632-1704) examine ce seuil avec l’exemple de la cueillette. Puisqu’elle est de fait une appropriation, où est le seuil de la propriété ? « Je me demande donc : quand est-ce que les choses commencent à lui appartenir en propre ? Lorsqu’il les digère, lorsqu’il les mange, ou lorsqu’il les cuit, ou lorsqu’il les porte chez lui, lorsqu’il les cueille ? » Le seuil en question est en réalité un critère, et ce critère n’est autre que le travail : « il est visible qu’il n’y a rien qui puisse les rendre siennes, que le soin et la peine qu’il prend de les cueillir et de les amasser. Son travail distingue et sépare alors ces fruits des autres biens qui sont communs ; il y ajoute quelque chose de plus que la nature, la mère commune de tous, n’y a mis » . Ainsi ma propriété n’est-elle non plus la cause injuste du travail, mais au contraire son juste résultat. <br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. Technique, travail et liberté.<br />A. Le progrès technique est-il libérateur ?</span><br />La thèse de la neutralité affirme que la technique n’est qu’un moyen à notre disposition. D’après cette thèse, la technique en elle-même n’est ni bonne ni mauvaise et ne peut être jugée : ce qui peut être jugé, c’est ce que nous en faisons, c’est la finalité que nous lui donnons. Après tout, ce n’est pas le pistolet qui est jugé au tribunal, mais l’homme qui a choisi d’appuyer sur la détente.<br /><br />Selon cette thèse, on peut donc séparer jugement moral et jugement technique : on peut remarquer la qualité technique d’une arme meurtrière tout en la jugeant très sévèrement d’un point de vue moral. Aristote (Aristote, philosophe grec, 384-322) a posé le principe d’une telle disjonction : « dans le domaine de l’art, l’homme qui se trompe volontairement est préférable à celui qui se trompe involontairement, tandis que dans le domaine de la prudence, c’est l’inverse qui a lieu, tout comme dans le domaine des vertus également » . Ce que l’homme qui agit mal volontairement a de supérieur, en tous cas techniquement, c’est qu’il maîtrise un processus technique, il a trouvé le meilleur moyen pour sa fin. Techniquement, le tueur à gages est un meilleur assassin que le chauffard occasionnel, alors que moralement, le cas de ce dernier, qui peut se prévaloir de son absence d’intention de tuer, est un peu moins grave que celui du tueur à gages. De même, techniquement, il n’y a pas meilleur empoisonneur qu’un médecin, parce qu’il est le plus qualifié pour cela : c’est moralement que le médecin choisit d’utiliser son savoir pour guérir. Le tout est donc de savoir utiliser la technique à bon escient, en vue d’une bonne fin : or un tel savoir semble extérieur à la technique elle-même : la raison technique n’est pas d’emblée morale, comme le souligne Epictète (Epictète, philosophe grec, 50-125/130) : « si tu écris à un ami, le fait que tu dois choisir ces lettres-ci, la grammaire te le dira. Quant à savoir s’il faut oui ou non écrire à cet ami, la grammaire ne te le dira pas » .<br />Il se pourrait pourtant que la neutralité morale de la technique puisse être contestée. En effet, installer des distributeurs de préservatifs dans un lycée n’est pas la même chose que la libre diffusion de fusils d’assauts dans les supermarchés. Il paraît donc douteux que les finalités techniques ne viennent pas de la technique elle-même. Ainsi « si l’on parle à propos de technique de « moyens », il faut reconnaître qu’il s’agit de moyens très particuliers, lesquels ne sont plus au service d’aucune fin différente mais constituent eux-mêmes la « fin » » . Il faudrait alors penser que les finalités ne sont pas imposées à la technique de l’extérieur et après coup, mais au contraire qu’elles sont intrinsèques à l’objet technique lui-même.<br /><br />La notion de progrès technique recèle donc une ambivalence majeure. Comme augmentation quantitative des performances et des possibilités, le progrès contemporain est incontestable. Mais la surenchère des performances est devenue une fin en soi. Nous avons à faire à un progrès essentiellement auto-justificateur, à des « procédés de plus en plus efficaces et sophistiqués, dont le développement toutefois ne connaît d’autre simulation ni d’autre loi que lui-même et se produit ainsi comme un auto-développement » . Comme fuite en avant des performances, le progrès technique court-circuite de cette façon notre liberté.<br /><br />C’est, en même temps que la liberté humaine, une certaine idée de l’homme qui est en jeu. En effet, le fait technique a pris de telles proportions qu’il jette une lumière nouvelle sur la définition de l’homme. Faut-il continuer à définir classiquement l’homme comme homo sapiens, comme être pensant, ou doit-on désormais aller jusqu’à définir l’homme par sa capacité technique, c’est-à-dire le définir comme un fabricateur, comme homo faber ? Pour Bergson (Henri Bergson, philosophe français, 1859-1941), seul l’orgueil humain nous a jusqu’ici empêché de reconnaître le fait technique comme majeur et constitutif de l’homme : l’homme est bien un homo faber. La technologie ne serait alors que la constitution de la technique en valeur propre et autonome.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Le travail exploité et le travail comme auto-production.</span><br />On doit à Marx d’avoir découvert dans Le Capital que le salaire n’est pas le prix du travail mais le prix de la force de travail. La force de travail est une marchandise qui vaut comme toute autre : sa valeur est déterminée par le temps de travail nécessaire à la production des moyens de subsistance dont l’ouvrier a besoin pour l’entretien et le renouvellement de celle-ci. Le profit résulte de ce que la quantité de travail qui fournit la force de travail est toujours supérieure à celle qui est nécessaire à sa production. La plue-value ou profit résulte donc de la différence entre la valeur d’usage de la force de travail (c’est-à-dire le travail qu’elle fournit qui peut se mesurer en quantité de produits) et sa valeur d’échange (c’est-à-dire le travail qu’elle coûte). Le travail est donc expliqué. <br /><br />L’aliénation du travailleur se traduit par la rupture entre le savoir technique et l’exercice des conditions d’utilisation. « Les travailleurs parcellaires, dit Marx, ne produisent pas de marchandises. Ce n’est que leur produit collectif qui devient marchandise. » De plus, le travail devient monotone : « La facilité du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l’ouvrier du travail, mais dépouille le travail de son intérêt. » L’ouvrier est donc dépossédé des moyens de production, du produit de son travail et de son travail lui-même. Certes, le capitalisme est un mode de production révolutionnaire ; il a bouleversé les conditions techniques et sociales de la production. Il a libéré l’humanité de l’esclavage, il a contribué à l’élévation du niveau de vie des masses. Mais son but n’a jamais été d’émanciper le travailleur ni d’alléger le labeur. Son seul but est de maintenir le taux de profit.<br /><br />Cependant, la notion de travail recèle elle aussi sa dimension libératrice, humanisante, et en même temps les conditions de leur compromission. Cette notion est complémentaire de l’analyse hégélienne : en rendant conscients les besoins et en faisant intervenir les moyens techniques pour les satisfaire, l’homme se distingue de la nature et conquiert par là non seulement sa liberté, mais son être même.<br /><br />Le travail peut donc être défini comme auto-production, comme production de l’homme par lui-même : la conscience affronte cet autre qu’est la nature et s’y réifie (réifier = devenir chose). Le travail n’est plus seulement libérateur : il est littéralement la production de l’homme par lui-même.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. Les conditions de la liberté.</span><br />L’analyse de Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) est contemporaine des débuts de l’organisation de la productivité dans la grande industrie. L’humanité que donne au travail son caractère d’autoproduction peut être remise en cause si on comprend le travail comme englué dans une certaine réalité, celle de son organisation. Tel est le problème de Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) : il faut montrer comment le travail, proprement humain en lui-même, peut perdre cette humanité dans l’organisation capitaliste du travail. Le « travail social » est le travail considéré par Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883) dans le cadre de cette organisation. Ce à quoi renvoie l’expression, c’est la division du travail, à savoir la répartition des tâches telle que l’organise une économie avancée. Ce contexte social explique que le travail, de concret, devienne abstrait, et, de libérateur, devienne aliénant.<br /><br />Si le travail peut être aliénant, il le sera d’autant plus à proportion qu’il devait (et qu’il devrait) être libérateur et humanisant : « l’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme : car celui-ci ne se double pas lui-même d’une façon seulement intellectuelle, comme c’est le cas dans la conscience, mais activement, réellement, et il se contemple donc lui-même dans un monde qu’il a créé. Donc tandis que le travail aliéné arrache à l’homme sa production, il lui arrache sa vie générique, sa véritable objectivité générique, et il transforme l’avantage que l’homme a sur l’animal en ce désavantage que son corps non organique, la nature, lui est dérobé » .<br /><br />Ce n’est pas le travail en lui-même qui est aliénant, mais son mode d’organisation capitaliste. A quelles conditions alors le travail peut-il rester humain et humanisant ? Le passage de l’outil à la machine est ici en cause, en tant qu’il renverse la relation de dépendance entre l’homme et ce sur quoi il travaille, relation originellement renversée et emportée par l’homme contre la nature. De moyen de ruser avec la nature pour se libérer, la technique devient ici un facteur d’aliénation, de perte de liberté. Dans le passage des métiers, des ateliers, du compagnonnage et des confréries au machinisme industriel, le travailleur perd la maîtrise de l’ensemble du processus et de l’ensemble des moyens techniques : devenu parcellaire, son travaille ne maîtrise plus la machine mais se trouve au contraire maîtrisé par elle : « Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique il sert la machine », ajoute Marx (Karl Marx, philosophe allemand, 1818-1883).<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. Travail, technique et bonheur.<br />A. Nature, confort et bonheur.</span><br />La nature écologique contemporaine prétend incarner la prise de conscience d’un nécessaire souci de la nature. Ainsi, les perturbations induites par l’activité humaine dans la chaîne alimentaire (par la transformation des bovidés en animaux carnivores et cannibales), ou dans la composition de l’atmosphère terrestre (par la déforestation amazonienne) sont désignées par l’humanité comme un danger. Le tout est de savoir pour qui ou pour quoi il s’agit d’un danger, et au nom de quoi il faudrait le conjurer. Est-ce le risque de difficulté dans la consommation de viande bovine ou même le risque des inondations résultant des fontes des glaces polaires qui sont principalement en cause ? Si tel était le cas, alors ce ne serait jamais qu’au nom de notre confort que cette question serait soulevée. En ce sens, il n’y aurait plus entre protestation écologique et industrialisation qu’une différence de degré, puisqu’il ne s’agirait plus que de distinguer deux conceptions opposées d’un même bien : notre confort.<br /><br />Ce stade ne fait-il alors que révéler ce que les succès de l’industrialisation avaient autrefois dissimulé : le malentendu selon lequel la maîtrise de la nature n’aurait jamais permis le bonheur ? C’est à partir d’une telle hypothèse que l’on peut concevoir le maîtrise technique comme une malédiction. C’est par exemple la thèse d’Erasme (philosophe hollandais, 1467-1536), qui part de l’idée que puisqu’il n’y a rien de malheureux à être ce que l’on est, il a bien fallu un ennemi du genre humain pour laisser croire à l’homme que l’utilisation des sciences était un privilège plutôt qu’une damnation. Ainsi Erasme (philosophe hollandais, 1467-1536) peut-il conclure que les sciences sont « si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien que l’on attend de chacune d’elles » .<br /><br />Cette thèse trouve naturellement son écho le plus amplifié chez Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778). Pour lui en effet, la technique est irrémédiablement synonyme d’état social, et donc de propriété et d’injustice, alors même que l’état naturel de la nature exprime un bonheur originel toujours déjà perdu. Ainsi, tant que les hommes « ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, et qu’à des arts qui n’avaient pas besoin du concours de plusieurs mains, ils vécurent libres, sains, bons et heureux autant qu’ils pouvaient l’être par nature » . L’exercice des arts (au sens aristotélicien de technique) n’a donc fait que corrompre nos mœurs et déguiser notre bonheur.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">B. Le syndrome des apprentis-sorciers.</span><br />Hegel (Hegel, philosophe allemand, 1770-1831) disait que la nature n’a pas d’histoire. Cette conception repose sur l’idée de l’immuabilité des lois régissant la nature. La nature évolue, mais elle n’a pas d’histoire si l’on entend par là ce qui résulte de la libre intervention de l’homme. Or justement la limite de la maîtrise a quelque chose à voir avec ce seuil de l’intervention humaine : si l’on considère que ce sont nos actions qui font de l’histoire ce qu’elle est, alors en un sens nous sommes en train de faire de la nature ce qu’elle devient, pour y avoir libéré ce que Merleau-Ponty (Maurice Merleau-Ponty, philosophe français, 1908-1961) appelle des forces qui ne sont plus dans le cadre du monde. Hannah Arendt (Hannah Arendt, philosophe d’origine juive-allemande, naturalisée américaine, 1906-1975) peut donc dire que « nous savons aujourd’hui que bien que nous ne puissions faire la nature au sens de la création, nous sommes tout à fait capables de déclencher de nouveaux processus naturels, et qu’en un sens par conséquent nous faisons la nature, dans la même mesure que nous faisons l’histoire » . Nous avons donc donné à la nature une histoire, nous avons commencé notre histoire de la nature. Ce commencement est moins une date de départ chronologique qu’une origine logique qui correspond au seuil qui marque la limite de la maîtrise de la nature.<br /><br />Dorénavant le destin de la nature est inséparable du nôtre, et il est le nôtre, parce que la distinction entre ce qui est humain et ce qui est naturel est devenue rigoureusement inassignable : « la différence de l’artificiel et du naturel a disparu, la naturel a été englouti par la sphère de l’artificiel » . Le monde est un univers qui « porte les marques visibles du travail conscient, et il est, en fait, impossible d’y distinguer ce qui relève de la nature brute, inconsciente, et ce qui procède de la praxis sociale » . La limite de notre maîtrise se pose donc comme dissolution de son objet même, la nature, qui n’est plus repérable. Ainsi n’avons-nous plus à maîtriser que notre propre maîtrise.<br /><br />Contrairement à ce qui avait été cru, on ne peut plus tenir l’idée selon laquelle « les interventions de l’homme dans la nature, tel que lui-même les voyait, étaient essentiellement de nature superficielle et sans pouvoir d’en perturber l’équilibre arrêté » . Par voie de conséquence, « la nature en tant qu’objet de la responsabilité humaine est certainement une nouveauté à laquelle la théorie éthique doit réfléchir ». Il ne s’agit pas seulement du futur prochain, qui relève encore de la sphère de notre responsabilité directe, mais aussi du futur lointain. Comme disait Saint-Exupéry (écrivain français, 1900-1944), nous n’héritons pas de la terre de nos parents, mais nous l’empruntons à nos enfants.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">C. La technique nous a-t-elle libérés du travail ?</span><br />Au rêve pré-industriel des machines libérant les hommes du besoin de travailler a succédé le cauchemar du remplacement des ouvriers par des robots. Y avons-nous gagné en loisirs ce que nous avons perdu en contrainte laborieuse ?<br />Le travail a toujours pu être conçu comme étant lui-même un moyen en vue des loisirs, comme le moyen de ne plus travailler. Reléguant les passions qui rendent l’homme industrieux et prévoyant du côté de la société, Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778) leur oppose le fait que l’homme est naturellement paresseux : « Ne rien faire est la première et la plus forte passion de l’homme après celle de se conserver. Si l’on y regardait bien, l’on verrait que même parmi nous c’est pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux. » Mais on peut aussi dire que les loisirs et le repos nous aident à affronter le travail, puisque c’est en prévision d’avoir à travailler que nous nous reposons. Le raisonnement est-il réversible : le repos peut-il être le moyen du travail, qui deviendrait alors la norme de lui-même comme celle du repos ? <br /><br />Cette direction est révélatrice de l’invasion du temps du loisir par la logique du travail. Baudrillard (philosophe français, 1959-) attribue cette extension à l’interdiction de perdre son temps, interdiction issue du travail et qui aliène le loisir en le vidant du farniente Il est vrai que de nombreuses formes de loisirs se caractérisent par la segmentation productive et utilitariste de l’emploi du temps (le voyage organisé), ou par l’idée de la production d’une œuvre (le bricolage, la peinture, la cuisine) ou par la recherche de l’entretien d’une capacité et d’une auto-production (la musculation, la gymnastique).<br /><br />Un besoin de travailler se glisserait donc ainsi jusque dans les loisirs, à moins même que ce ne soit dans les loisirs qu’il puisse s’exprimer de la façon la plus humaine. Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900) montre ainsi que le travail ne peut se justifier longtemps par le besoin matériel, puisque l’apaisement du besoin fait naître un besoin adventice et nouveau, le besoin de travailler. Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900) soupçonne donc le besoin d’être d’un résultat : l’habitude du travail produit le besoin du travail, qui répond don à un besoin culturel (« nouveau », « adventice ») et non plus naturel. C’est culturellement que nous avons besoin de travailler, besoin qui envahit même ce qui n’est pas le travail. L’exemple du jeu, ce travail sans travail, est bien significatif : il n’y a finalement rien de plus sérieux qu’un jeu aux règles duquel nous sommes souvent plus attachés qu’aux lois elles-mêmes. Bref, le travail social exporte son « esprit de sérieux », à moins que ce ne soit que dans le jeu que les enjeux humains du travail ne se mettent vraiment à apparaître.<br /><br />Le travail présente manifestement une valeur décisive. Si l’idée d’un droit au travail (qui forme l’article 26 de la deuxième section de la Déclaration des Droits de l’Homme) figure bien, et plus encore depuis la massification du phénomène du chômage, une dimension essentielle de la dignité humaine, ce n’est pas qu’à titre social, mais aussi à titre tout simplement humain. Le travail est bien acheminement vers soi-même : c’est par mon travail sur moi-même, avec ou sans la médiation de la nature et des acteurs sociaux, que je deviens ce que je suis. Si le travail peut être une fin en soi, si l’on peut travailler pour travailler, le travail peut-il être porteur d’une valeur intrinsèque ? On peut certes être heureux de son travail, s’y épanouir et s’y réaliser : c’est la thématique hégélienne et marxiste du choc en retour, mais celle-ce semble encore devoir quelque chose à la notion de réussite, dans l’activité qui ne produit rien comme dans celle qui produit quelque chose. L’idée qui manque peut-être ici pour donner au travail toute son humanité et rétablir toute sa difficulté à la fois est sans doute l’idée d’effort ou de fatigue. Le mot travail appliqué à des choses est révélateur de ce sens profond, comme on dit que le bois travaille par exemple, ou que le vin qui fermente travaille.Unknownnoreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-67246367434047789692008-12-08T15:36:00.000-08:002008-12-08T15:38:53.192-08:00La société et les échanges<span style="font-weight:bold;">Définition, problématisation.</span><br />La notion de société doit d’abord retenir notre attention. Doit-on la comprendre comme identique, ou même prolongement de la meute animale ? Cet appel au registre de la nature rendrait compte de la société par une disposition naturelle de l’homme à s’associer. Transposé en politique, ce principe devient celui de la sociabilité naturelle de l’homme. Mais on peut opposer à cette vision la prise en compte des contradictions et des tensions qui agitent toute société, ce qui revient alors au contraire à expliquer la société par la prééminence des besoins, de l’intérêt ou de la force. Ce facteur rendrait alors nécessaire le dépassement d’une disposition naturelle qui, par elle seule, ne pousserait pas les hommes à s’associer. A partir duquel de ces deux points de départ faut-il penser la société ? L’homme est-il ou non naturellement sociable ?<br />Question : La société est-elle quelque chose de naturel ou bien n’est-elle qu’une convention ?<br /><br />En ce qui concerne la notion d’échange, c’est d’abord son emploi au pluriel qui est important. Au pluriel, « les échanges » renvoient à la fois à la pluralité des types d’échanges (l’échange économique et celui qui ne l’est pas), et à la multiplicité des échanges (qu’il faut arriver à ordonner et à unifier par une même définition). Qu’y a-t-il de commun entre une transaction commerciale, un dialogue et ce que l’on appelle un échange au tennis ? D’abord une réciprocité voulue et admise, contrairement au don qui ne va que dans un seul sens : c’est la libre mutualité (une mutualité est un système de solidarité entre les membres d’un groupe à base d’entraide mutuelle) qui fait l’échange. Mais entre le sens économique et celui qui ne l’est pas, lequel est le modèle de l’autre ? Quel est le sens propre de la notion et quel est le sens figuré ?<br />Question : L’échange est-il quelque chose d’essentiellement économique, ou bien ne l’est-il qu’accidentellement ?<br /><br />Dans la première hypothèse, le pluriel des échanges renverrait donc à un ensemble d’échanges, à une sphère ou à un système qu’il faut penser, et qui nous renvoie à la problématique de la cohérence de la société. Ainsi, dans « les échanges », l’adjectif « économique » serait plus ou moins sous-entendu, et cela nous invite à penser l’économie toute entière à partir de la notion d’échange. Or, les échanges économiques se présentent d’abord sous le visage de la contingence, tout pouvant toujours être autrement : j’aurais toujours pu ne pas acheter ou ne pas vendre. Ceci laisse présager des difficultés au moment de penser l’ensemble des échanges : cet ensemble se régule-t-il tout seul, se donne-t-il sa propre loi, ou bien au contraire ne trouve-t-il d’ordre que du fait d’une intervention qui doit lui être extérieure ? Y a-t-il un ordre économique spontané ou ne peut-il être que construit ?<br />Question : Peut-on attendre de la sphère économique qu’elle produise par elle seule de la nécessité ou n’est-elle que le règne de la contingence ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">1. La société.</span><br />La question de la sociabilité nous renvoie tout d’abord à l’examen d’un postulat anthropologique dont cette question dépend : l’homme est-il ou non naturellement sociable ?<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) La sociabilité naturelle.</span><br />La sociabilité naturelle, comme présupposé incontestable, a pour conséquence immédiate la définition d’Aristote (philosophe grec, 384-322) de l’homme comme animal politique. Son cheminement vers la société n’est alors rien d’autre que l’aboutissement d’une prédisposition naturelle. Outre le besoin qui lie les hommes les uns aux autres, ne faut-il pas admettre un sens naturel du lien social ? Qui, en effet, refuserait d’indiquer la bonne route à un conducteur égaré ? Ou de venir en aide à quelqu’un en train de se noyer ? Lorsqu’autrui est dans une situation de faiblesse, nous sommes naturellement portés à l’aider, comme si autrui était tout à coup un autre nous-mêmes. C’est ce sentiment de bienveillance pour tous les hommes qui nous fait éprouver « l’horreur » des hommes qui – contre nature – se mettent en dehors de la communauté des hommes. Ainsi Aristote considère qui le sentiment de bienveillance est le premier ciment du lien social : les hommes sont par nature des êtres sociaux que rapprochent des liens d’affection.<br /><br />D’une part, « l’homme est un être qui aime son prochain ». D’autre part, « l’homme est un être qui vit en société ». Et l’on peut supposer que ce qui est de l’ordre du principe – l’homme aime son prochain – explique de fait l’évidence : la vie de l’homme en société. Ce principe ne relève pas directement de l’observation, même si de nombreux faits le confirment. Il a cependant valeur d’explication quant à la sociabilité humaine. On retrouve l’adage fameux d’Aristote : l’homme est un animal politique – où le terme d’animal indique le caractère naturel de la socialité politique.<br /><br />La coopération des hommes, afin de subvenir à la multiplicité de leurs besoins, est une nécessité. Comme le souligne Platon (philosophe grec, 427-347) dans La République, l’échange utilitaire fait le lien social : « Ce qui donne naissance à une cité…, c’est… l’impuissance où se trouve chaque individu de se suffire à lui-même, et le besoin qu’il éprouve d’une foule de choses. » Coopération et division du travail permettent aux hommes de transformer le milieu naturel et de satisfaire leurs besoins.<br />L’analyse platonicienne repose sur le postulat de l’existence de la famille à titre d’individualité et de la propriété individuelle perçue comme un obstacle à l’unité de l’Etat. La solution est donc la mise en place d’un communisme des biens, abolissant la famille privée pour lui substituer une grande famille publique : l’Etat. Il ne s’agit pas pour autant de confondre ce communisme avec celui du XXe siècle : il n’est jamais question de socialisation des biens de production, seuls les produits sont mis en commun. C’est donc l’autonomie de la famille, plus encore que celle de l’économie, qui est visée : ainsi la femme doit-elle contribuer au bien de l’Etat plutôt qu’à celui de la famille, l’Etat sélectionnant alors les reproducteurs de chaque sexe et arrachant les enfants à leurs parents.<br /><br />A l’opposé, Machiavel (philosophe italien, 1469-1527) formule le postulat, radicalement opposé à celui antique, que les hommes sont naturellement méchants et ne peuvent être conduits à faire le bien que par nécessité. Il répète à plusieurs reprises dans le Discours sur la première décade de Tite-Live qu’il serait vain d’espérer comprendre quoi que ce soit à la politique, si l’on ne réfléchit pas préalablement à la marche des affaires humaines. C’est par exemple cette méchanceté qui justifie pour le Prince la nécessité de la ruse : « et si les hommes étaient tous bons, ce précepte ne serait pas bon ; mais comme ils sont tous méchants et ne te l’observeraient pas à toi, toi non plus tu n’as pas à l’observer avec eux » <br /><br />La politique est un art de gouverner et ce qui compte avant tout pour le pouvoir, c’est la réussite de ses entreprises, l’efficacité dans la recherche du bien public. Cette visée pragmatique amène Machiavel a combattre les valeurs morales traditionnelles. En effet, lorsque ces vertus morales inspirent la politique, elles conduisent le plus souvent à l’échec. Le bon Prince (républicain ou monarchie) « doit apprendre à pouvoir n’être pas bon ». Comme il y a deux manières de gouverner – l’une par les lois, qui est proprement humaine ; l’autre par la force ou la ruse, qui est propre aux bêtes – il est nécessaire au Prince de gouverner en utilisant avec intelligence tous les instruments du pouvoir.<br />Mais si Machiavel admet que la politique et les règles du gouvernement sont plus affaire de technique et d’habileté que de morale, il ne fait pas pour autant l’apologie de la violence. Les hommes d’Etat ne doivent pas être des destructeurs ou des tueurs cyniques, mais faire preuve de souplesse et de modération, ne jamais oublier leur but : la recherche du bien public.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) La sociabilité conventionnelle.</span><br />A partir d’un présupposé de ce type, la société ne va donc plus de soi et le législateur doit la constituer à nouveau. Il s’agit donc de constituer la société à partir de la conscience que l’état naturel de l’homme n’est pas l’état social. La construction de la fiction méthodologique d’un état de nature vise ainsi à essayer de comprendre ce qu’est l’homme quand on le pense en dehors d’une société – et non « avant » la société : la notion d’état de nature n’a rien d’une reconstitution historique – pour mieux penser cette société. Pour Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679), l’égalité des aptitudes entraîne l’égalité des hommes dans l’espoir d’atteindre leurs fins, donc la crainte de la dépossession, donc la guerre : « la cause de la crainte mutuelle dépend en partie de l’égalité naturelle de tous les hommes, en partie de la réciproque volonté qu’ils ont de nuire » . En revanche, chez Locke (philosophe anglais, 1632-1704), cette égalité en dignité fait la paix et l’égalité des chances, grâce à la loi de la raison : « la raison, qui est cette loi, enseigne à tous les hommes, s’ils veulent bien la consulter, qu’étant tous égaux et indépendants, nul ne doit nuire à un autre » .<br /><br />Non seulement la nature ne prédispose pas nécessairement les hommes à la vie en société, mais de plus cette vie peut être comprise de plusieurs façons. Le point d’union est l’impossibilité d’une société spontanée. Ainsi la notion de contrat s’impose-t-elle comme échange mutuel et écrit de droits. Par ce contrat, dans l’analyse de Hobbes, les hommes échangent avec l’Etat ainsi créé leur liberté contre leur sécurité. Il s’agit là encore d’un trait commun à toutes les analyses contractualistes. Le contrat intervient là où il apporte des aménagements à une situation devenue intenable : « je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature, l’emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état » .<br /><br />Ne peut-on alors déboucher sur l’idée selon laquelle la nature, ne faisant rien en vain, entend provoquer la socialisation des hommes en rendant insupportables les inconvénients qu’il y a à se contenter de l’état de nature ? Les hommes deviendraient ainsi sociables à force d’être insociables. C’est la thèse kantienne dans l’Idée d’une histoire universelle : la discorde naturelle ne serait autre qu’une ruse de la nature comme moment de l’acheminement vers la paix civile. « L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux que lui ce qui est bon pour son espèce : elle veut la discorde. » Selon Kant, deux forces s’opposent en l’homme : la sociabilité qui le pousse à rechercher ses semblables, et l’insociabilité qui le porte à résister aux autres et menace sans cesse de dissoudre la société. Cette insociabilité résulte des inclinations sensibles et des passions égoïstes. Mais si elle est moralement condamnable, elle est toutefois à l’origine du développement des dispositions de la société humaine.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) La société civile.</span><br />Le mouvement de privatisation de l’individu est ce qui explique que la notion de société ait pu progressivement prendre ses distances avec l’Etat et la conception publique de la communauté. Ce mouvement constitue le passage, pour la société, d’un modèle originel public (la belle totalité éthique que constitue l’Etat grec) à l’attraction du modèle privé. Ce détachement se concrétise définitivement lorsque Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) emploie l’expression de société civile : « La personne concrète qui est à soi-même une fin particulière comme ensemble de besoins et comme mélange de nécessité naturelle et de volonté arbitraire est le premier principe de la société civile. » Hegel définit cette société civile, ou société non politique et non réductible à l’Etat, comme système des besoins : comme telle, elle ne saurait au mieux (par exemple dans l’organisation de l’économie et des échanges) que satisfaire les besoins naturels des hommes, sans pour autant arriver à réaliser leur essence. L’Etat reste porteur d’une idée morale, et la société civile ne se suffit pas à elle-même.<br /><br />Mais on peut voir en la société civile une expression plus concrète, vivante et diverse de la communauté, par opposition à l’Etat, que sa recherche de l’intérêt général emmène toujours plus loin dans l’abstraction et le poids administratif. Les forces de la société civile, qu’il s’agisse de syndicats, d’associations, d’organisations non gouvernementales, ne sont pas davantage réductibles au privé qu’au public. Dans sa diversité vivante, la société ne relève essentiellement ni du privé, ni du public : la communauté se présente comme une réalité distincte de l’Etat, et peut alors se comprendre à partir des nécessités et de l’organisation des échanges.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">2. L’échange et l’économie.</span><br />Si la société se fonde sur l’échange, ce n’est pas uniquement sur l’échange économique. Il s’agit donc d’élucider la notion d’échange pour pouvoir tenter de l’articuler avec celle de société.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) Les déplacements de sens de la notion.</span><br />La notion d’échange ne s’emploie pas que dans le domaine économique : on parle aussi de l’échange sanguin, de l’échange verbal, de l’échange scolaire. Quel est le point commun de tous ces sens, et où est le sens propre ? Les sens non économiques de la notion ne sont-ils que des métaphores de son sens économique ?<br />On parlera d’échange à partir du moment où sera établie la réciprocité, la mutualité de ce qui est cédé ou transmis. C’est bien la réciprocité qui fait le critère de l’échange (comme l’on peut dire d’un joueur de tennis qui serait attaquant plutôt que joueur de fond de court, qu’il refuse l’échange ou cherche à l’abréger). La cession est mutuelle, ce qui fait que l’échange ne peut être réduit au don, qui suppose la non-réciprocité. L’échange vise ainsi l’intérêt mutuel, et il peut alors être rangé dans le champ de la communication : les règles de la communication, basées sur les idéaux de transmission et de réciprocité, se retrouvent en effet dans l’échange. Dire que tout peut s’échanger mais pas s’acheter, c’est ménager la possibilité et le sens qui ne serait pas forcément économique.<br />Pourquoi alors l’échange économique fait-il figure de modèle de l’échange ? C’est que l’échange économique présente une systématisation de la notion qui la rend plus facilement pensable. Le modèle économique ne signifie pas que tout échange devrait ressembler à l’échange économique, mais que la structure économique de l’échange est éclairante, jusqu’à un certain point, pour penser l’échange : il s’agit d’un modèle d’intelligibilité et non d’un modèle normatif. La question se reporte alors sur la recherche de la définition de la limite entre l’aspect économique et l’aspect non économique de l’échange : déterminer cette limite est la condition pour que l’échange non économique garde la possibilité de faire sens. Faute de cela, on pourra dire que l’échange économique et le prototype de tout échange, et que même un échange amoureux est un échange économique qui ne dit pas son nom.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) Le seuil de l’économique.</span><br />Le statut archaïque de l’échange permet d’éclairer ce seuil d’une première manière. Mauss (1872-1950, ethnographe français, neveu de Durkheim) a étudié les formes primitives de l’échange à partir de deux tribus du nord-ouest américain, pour montrer que c’est la mutualité de l’obligation et non la valeur de ce qui est échangé qui constitue le sens de l’échange. On n’a pas affaire à un simple échange « de biens, de richesses et de produits au cours d’un marché passé entre les individus » . C’est au contraire la valeur ostentatoire qui prime dans le rite de l’échange. Cette mise au second plan de l’utilité économique se confirme dans l’objet de l’échange : « ce qu’ils échangent, ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rires, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments. » <br /><br />La dimension économique n’est donc qu’une des dimensions de l’échange qui se caractérise en premier lieu par un jeu de surenchères sur la réciprocité. Mauss a donné le nom de « potlatch » à cette forme de l’échange définie comme prestation totale. Le troc n’est en effet encore que proto-économique, non parce que la valeur économique n’y apparaît pas encore, mais parce qu’elle demeure secondaire : le seuil du passage vers l’économique n’est pas encore manifesté. Dans cette réciprocité, la recherche d’un avantage est de l’ordre du secondaire et de l’accidentel. Mais la mise au premier plan de l’économique inversera cette hiérarchie pour mettre au premier plan la recherche de l’intérêt dans l’échange, et reléguer au second plan celle de la réciprocité et de la mutualité.<br /><br />Platon (philosophe grec, 427-347) met en exergue ce trait décisif de l’échange dans son analyse de la constitution de la cité : c’est la multiplicité des besoins qui rassemble les hommes. Cette cohabitation induit l’échange. « Or, dans un échange, qu’on donne à quelqu’un d’autre, quand on le fait, ou qu’on reçoive, c’est parce qu’on croit que ce sera meilleur pour soi-même ? » , demande Socrate à Adimante. Le seuil de l’économie est ici caractérisé : c’est l’intérêt, l’avantage qu’on pense pouvoir en retirer. L’idéal de la bonne affaire se substitue ici à l’intérêt mutuel comme norme de l’échange devenu économique. L’échange ne doit pas simplement reposer sur l’égalité de ce qui s’échange, mais produire l’augmentation de la valeur de son objet.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) L’économie : du besoin à l’intérêt.</span><br />Etymologiquement, l’économie renvoie à l’économie domestique, et donc au besoin. Aristote (philosophe grec, 384-322) montre qu’il existe cet art naturel d’acquérir dont la fonction n’est autre que d’assurer les besoins. Mais une difficulté pratique se présente pour accomplir effectivement cet échange lié au besoin : si l’on doit considérer l’usage propre de chaque chose, c’est-à-dire sa valeur d’usage, cette valeur doit pouvoir être comparée à la valeur d’usage du bien avec lequel on l’échange. Comment rendre commensurables (comparables, de quantité égale) les valeurs d’usage ? C’est l’introduction de la monnaie qui permet de résoudre cette difficulté : « toutes les choses faisant l’objet de transactions doivent être de façon quelconque commensurables entre elles. C’est à cette fin que la monnaie a été introduite, devenant une sorte de moyen terme, car elle mesure l’excès et le défaut, par exemple combien de chaussures équivalent à une maison ou à une telle quantité de nourriture » . L’étalon de l’échange reste le besoin, et la monnaie devient « une sorte de substitut du besoin » conventionnelle.<br />Mais la monnaie une fois devenue conventionnelle peut-elle se mettre à devenir la fin de l’échange plutôt que son moyen ? Le risque existe depuis que la monnaie n’est plus seulement un objet d’utilité, comme elle l’était d’abord : sa valeur lui venait de son poids en métal. Comme monnaie frappée, la monnaie rend invisible le lien entre le travail et la marchandise et change fondamentalement la nature de l’échange. Cette révolution maligne n’échappe pas à Aristote, qui veut montrer que la monnaie est à la fois le moyen de l’échange naturel, mais qu’elle tend à en sortir pour devenir fin en soi. C’est ce qu’il appelle « la forme élargie de l’usage », celle qui ne s’en tient plus au besoin. L’utilisation du moyen (la monnaie) se désolidarise de la recherche de la fin pour devenir fin en soi.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">d) La mesure de la valeur économique.</span><br />Alors qu’Aristote restreignait l’échange au besoin domestique, le XIXe siècle voit au contraire une disposition naturelle de l’être humain à commercer et à échanger. C’est pour cela que les économistes politiques ont tenté de codifier l’échange économique en recherchant le critère de la mesure de la valeur d’une marchandise. La réponse de Smith (économiste anglais, 1723-1790) est célèbre : « le travail est donc la mesure réelle de la valeur échangeable de toute marchandise. Le prix réel de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui veut se la procurer, c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir. » Ainsi la mesure de la valeur d’un produit est la quantité de travail qu’il contient. Comment alors mesurer cette quantité ? On peut d’abord se fonder sur sa durée, et considérer que ce dont la production a pris deux fois plus de temps doit coûter deux fois plus. Mais il faut aussi tenir compte de l’intensité et de la difficulté du travail, de sa qualification. L’enchaînement de tous ces critères implique peut être que la mesure de la valeur n’est pas uniquement basée sur le travail.<br /><br />C’est que le mot valeur s’entend lui-même de deux façons, comme valeur d’usage et comme valeur d’échange. Dans le premier cas, c’est l’utilité réelle qui fait la valeur, alors que dans le second, c’est le nombre de bien contre lesquels on peut l’échanger. Or ces deux valeurs paraissent inversement proportionnelles, si bien que plus un bien a de valeur d’usage, moins il a de valeur d’échange (l’oxygène de l’air par exemple) ; et moins un objet a de valeur d’usage, plus il a de valeur d’échange (une œuvre d’art). C’est ici la rareté qui fait la valeur, ainsi que Ricardo (économiste anglais, 1772-1823) l’indique en complétant la thèse de Smith : « les marchandises tirent leur valeur d’échange de deux sources : leur rareté et la quantité de travail nécessaire pour les obtenir » .<br /><br />Le travail devient alors cette « substance sociale » (Marx, économiste et philosophe allemand, 1818-1883) qui rend commensurable tous les biens, ce qui justifie alors que les biens qui sont disponibles sans travail humain soient gratuits malgré leur grande valeur d’usage. Mais dès lors qu’il est commensurable, le travail devient substituable (le remplacement de l’homme par les machines dans les usines), et ne peut plus être le critère de la valeur travail : le sens du travail est alors un sens déshumanisé de la notion de travail.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">3. Le fonctionnement des échanges.</span><br />Il ne s’agit donc plus de constater simplement l’existence des échanges et de leur fonctionnement de fait, mais aussi d’essayer de leur trouver une juste norme : la simple existence de fait des échanges ne garantit en effet en rien la justice dans la société.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">a) La propriété.</span><br />La propriété, par le capitaliste, des moyens de production et de la matière première à transformer constitue une des sources de l’aliénation que dénonce Marx : il semble donc que l’institution de la propriété soit de nature à vicier l’échange. Toute la question est alors de savoir si la propriété est un droit initial inaliénable, ou si au contraire elle peut être contestée. Pour l’analyse libérale, la propriété est un fait incontestable. La distribution initiale des propriétés peut certes paraître inégale, mais pas forcément injuste. C’est l’analyse de Hayek (économiste anglais, 1899-1992) : il faudrait que cette injustice ait été voulue par quelqu’un pour qu’elle soit réellement injuste. Il n’existe alors qu’une distribution initiale sur laquelle il faudrait revenir, puisqu’il n’y a pas eu de distributeur initial.<br /><br />L’Etat libéral tel que nous l’avons défini dans le chapitre sur l’Etat (rappel : l’Etat libéral considère que les finalités possibles de l’existence comme la richesse, le bonheur, la vertu ou la paix relèvent strictement du choix individuel. Il renonce ainsi à s’occuper du bonheur individuel, pour ne se charger que de garantir les conditions de possibilité de l’épanouissement de la liberté individuelle.) se donne donc pour mission de protéger la propriété privée comme condition de possibilité de l’exercice de la liberté individuelle. En revanche, l’Etat dirigiste peut, dans sa forme la plus radicale, envisager une redistribution de la propriété, à partir de l’idée marxiste d’une redistribution des moyens de production. Sans aller jusque-là, Rawls (philosophe américain, 1923- ) remarque en effet que l’état de fait de la propriété est de l’ordre de la contingence, c’est-à-dire une loterie génétique et sociale : l’Etat peut donc être amené à changer le donné s’il apparaît injuste, notamment si le fonctionnement des échanges lui apparaît dès lors comme ne pouvant produire que des injustices.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">b) L’efficacité de la liberté.</span><br /> Encore s’agit-il de savoir si les échanges sont faits pour être réglementés : est-ce que les échanges doivent être réglementés ou est-ce qu’au contraire leur fonctionnement ne s’équilibre qu’en l’absence de toute réglementation ?<br />Le courant libéral considère que les égoïsmes s’équilibrent en un libre jeu, dont la seule justice qu’on peut attendre vient du libre exercice des règles de concurrence. Il s’agit de se fonder sur son propre égoïsme, plutôt que de compter sur l’altruisme de l’autre. « Ce n’est pas la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de nos besoins que nous leur parlons […] » Ainsi le libéralisme repose-t-il sur l’idée d’une main invisible qui constitue l’équilibre théoriquement spontané des besoins et des intérêts. Mais cela revient à en confier la stabilité à la continuité de l’égoïsme : « bien entendu, le fait qu’une situation soit un équilibre, et même un équilibre stable, ne signifie pas qu’elle soit juste ou correcte. Cela signifie seulement que, étant donné l’évaluation que les hommes font de leur position, ils agissent efficacement pour la préserver. Il est clair qu’un équilibre fondé sur la haine ou l’hostilité peut être stable. » , remarque ainsi Rawls.<br /><br />En définissant le marché comme ordre spontané, le libéralisme considère qu’il n’a aucun objectif particulier puisqu’il ne résulte nullement d’une intention ou d’une fabrication. Rejetant l’idéal social de justice sociale, le libéralisme voit ainsi comme ordre spontané le fait que les membres de la société ne puissent tirer avantage les uns des autres que du fait de la variété et de l’incompatibilité de leurs objectifs : non seulement les hommes peuvent vivre ensemble sans se mettre d’accord sur des fins communes, mais encore cette diversité paraît même être la condition de possibilité de la société. Considérant ainsi que le marché produit spontanément de l’ordre, le libéralisme s’en remet, pour normer l’échange, à l’efficacité de la liberté.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">c) La nécessité de justice.</span><br />On peut considérer au contraire que même si les inégalités n’ont été voulues par aucun distributeur initial, il faut néanmoins travailler, dans la société, à en tempérer l’effet au nom de l’égalité. Le souci de l’égalité existe certes dans l’argumentation libérale, mais comme égalité des chances, condition de la loyauté de la concurrence. Or il n’est pas évident que le marché produise par lui-même les conditions de la concurrence. Au contraire, on voit l’apparition de monopoles, qu’il faut essayer de conjurer par la réglementation. L’existence des lois anti-trust est sans doute l’indice que cet ordre spontané du marché réclame des aménagements : on ne peut pas attendre de la contingence qu’elle produise à elle seule de la nécessité.<br /><br />L’idée qu’il faille laisser s’exercer le plus librement possible les échanges marchands repose sur la foi en la pérennité de l’intérêt. Or ce supposé n’est pas nécessairement viable et pérenne. Durkheim (sociologue français, 1858-1917) note à cet égard que « si l’intérêt rapproche les hommes ce n’est jamais que pour quelques instants ; il ne peut créer entre eux qu’un lien extérieur » . L’harmonie des intérêts privés antagonistes devrait alors être dénoncée comme une illusion : « l’intérêt est, en effet, ce qu’il y a de moins constant dans le monde. Aujourd’hui, il m’est utile de m’unir à vous ; demain, la même raison fera de moi votre ennemi. » <br /><br />Même si cette anthropologie de l’intérêt était pérenne, elle ne serait pas morale, et il faudrait retourner, pour le comprendre, aux sens les moins économiques de la notion d’échange. Tout dialogue peut, en effet, soit être compris comme une confrontation de deux intérêts en vue de la victoire de l’un et de la défaite de l’autre, soit comme un échange véritable où chacun aime être instruit par l’autre, même s’il faut pour cela être réfuté. Cela suppose une révision de l’anthropologie égoïste de l’intérêt, au sens où tout échange peut aussi être défini comme reconnaissance de l’autre comme ayant une dignité.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-66102955660378444152008-11-30T15:25:00.000-08:002008-11-30T15:31:03.923-08:00Sisters in Law<a onblur="try {parent.deselectBloggerImageGracefully();} catch(e) {}" href="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh0IdTQr_ZCwE7Dpd-ZNZ2hfsgTBustk5m_W5GMTSd7VV3QEZ_N8vuAHX-2wr1n3FZ8Kxk7pgT8ho4g-Cg9I6BhB_rwibBa7U7XE0wenwuYIbuxEJcihYr7JE3sEpBT4bNw9pJYK37yDqw1/s1600-h/Sisters.In.Law.bmp"><img style="display:block; margin:0px auto 10px; text-align:center;cursor:pointer; cursor:hand;width: 292px; height: 394px;" src="https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEh0IdTQr_ZCwE7Dpd-ZNZ2hfsgTBustk5m_W5GMTSd7VV3QEZ_N8vuAHX-2wr1n3FZ8Kxk7pgT8ho4g-Cg9I6BhB_rwibBa7U7XE0wenwuYIbuxEJcihYr7JE3sEpBT4bNw9pJYK37yDqw1/s400/Sisters.In.Law.bmp" border="0" alt=""id="BLOGGER_PHOTO_ID_5274597168073684786" /></a><br /><span style="font-weight:bold;">Comment le droit peut-il être juste avec les femmes si l’impensé de nos représentations de la justice est l’inégalité de nature entre les hommes et les femmes ?</span><br /><br />Comment rendre justice aux femmes si le présupposé de toute société est l’inégalité intangible entre le genre féminin et le genre masculin ?<br />Comment peut-il y avoir justice effective si l’on ne remet pas en questions la domination masculine qui est inscrite dans toute société ?<br /><br /><br />Auteurs / réalisateurs : Kim Longinotto, Florence Ayisi<br />Durée : 1H44<br />2005 – Royaume-Uni<br /> <br /><br />Synopsis : Kumba, une petite ville au sud-ouest du Cameroun.<br />Manka, six ans, a fui sa maison et sa tante abusive.<br />Sonita accuse avec courage son voisin de viol.<br />Amina a décidé de mettre fin à son mariage avec un homme brutal en le traînant devant le tribunal.<br />Vera Ngassa, la conseillère d'État, et Beatrice Ntuba, la Présidente de la Cour, mènent un véritable combat : apporter leur aide à ces femmes déterminées à mettre un terme à des existences par trop malmenées.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">I le droit ne peut prétendre dire ce qui est juste si la femme n’est pas l’égale de l’homme.</span><br /><span style="font-weight:bold;">Le droit et la justice : le droit est-il juste ?</span><br />Le problème que nous rencontrons dans toute réflexion sur la justice est celui de son articulation avec le droit.<br />Ainsi le terme grec Dikè désigne indifféremment l’idée de justice et le droit, la justice pourrait alors être juridique en son essence et ce qui est juste serait ce que dit le droit. Etre juste ce serait alors uniquement respecter les lois. Mais en réduisant l’essence du juste au juridique ne peut-on se demander s’il n’y a pas des situations où le droit est injuste ?<br />Situations qui aboutiraient à une opposition entre des formes diverses du droit<br /><br /><span style="font-weight:bold;">L’opposition entre le droit coutumier et le droit civil au nom d’une universalité des droits.</span><br />C’est bien ainsi que se présente tout au long du documentaire le combat courageux d’Amina et de Ladi, toutes deux<br />victimes de violences conjugales, contre le droit coutumier (dont la charia est une des formes possibles). Ce droit ne semble pas reconnaître comme injuste ce qu’elles subissent de la part de leur mari.<br />Ce combat s’appuie sur une autre forme du droit, le droit civil, lequel oppose au droit coutumier que ce que subissent ces femmes est bien une injustice au regard d’une universalité des droits (cf. la notion des droits de l’homme liée à celle de droit naturel) qui accorde aux femmes une égalité avec les hommes en matière de droits, ce que la loi islamique ne permet pas comme le fait remarquer le mari de Ladi au juge : une femme doit demander à son mari l’autorisation de sortir.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le désir de justice comme revendication de l’égalité entre l’homme et la femme.</span><br />Nous sentons alors que ce qui travaille sourdement cette confrontation des droits est la revendication d’une égalité de droit fondée sur une égalité d’essence ou de nature entre les femmes et les hommes. Car dire que l’égalité est une composante de toute idée de la justice n’implique pas que tous les hommes entrent dans cette égalité : dans la cité grecque il est juste de considérer un citoyen comme un égal mais les femmes et les esclaves ne peuvent pas être des égaux car ils ne peuvent accéder à la citoyenneté en raison d’une inégalité de nature. De ce point de vue il n’est pas injuste de les maintenir en dehors de l’égalité.<br />Ainsi ce qui fait la force de cette revendication d’une égalité de nature entre les femmes et les hommes (soutenue et exprimée dans l’universalité de la loi civile) c’est qu’elle vient bouleverser et rejeter toute une conception du droit et de la justice fondée sur le présupposé qu’il y a une inégalité de nature entre l’homme et la femme et que ce qui est juste c’est le respect de cette dernière dans l’obéissance à son expression juridique. Cette inégalité aurait pour fonction d’assurer l’ordre harmonieux de la communauté. La justice serait alors l’inscription dans le droit de la domination masculine comme principe constitutif de la société juste c’est-à-dire “bien ordonnée”. Nous aurions tort de nier la force de cette représentation de la justice comme ordre puisque c’est ainsi que la conçoit Platon dans la République, ce qui a pour conséquence de faire des femmes le bien commun des hommes. Dans la cité il n’est pas injuste d’inscrire dans la loi la communauté des femmes.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Comment remettre en cause le “tabou” de la domination masculine ?</span><br />Nous pouvons alors interpréter la lutte d’Amina et de Ladi pour la justice, au nom de cette égalité d’essence entre l’homme et la femme, comme la remise en question symbolique de cette collusion entre domination masculine et représentation de la justice comme ordre légitimant et traduisant cette domination. Cette collusion traduirait un des fondements sinon le fondement anthropologique à toute société, qui réside dans l’idée que la domination du genre masculin sur le genre féminin est ce qui assure la cohésion et la survie de la communauté humaine, et que la justice est le respect de cet ordre de l’inégalité et de la soumission.<br />Il apparaît alors que la demande de justice de ces femmes exerce une violence symbolique inouïe en venant toucher à l’intouchable : en ce sens le mot de “tabou”, employé par la policière pour dire à Amina qu’il est très inhabituel de voir une femme de la communauté musulmane traîner son mari en justice pour violence conjugale, est approprié. Le tabou est ici la remise en question de cette figure particulière de la domination masculine, laquelle est autant sacrée que terrorisante (il suffit de voir les visages de ces femmes pour le comprendre), un tabou qui traverse toute société.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le problème : la femme est le premier “objet” d’échange entre toute société, comment penser cela comme une “injustice” ?</span><br />Pour bien faire comprendre à nos élèves en quoi il y a violence symbolique et atteinte à un “tabou” dans cette remise en question de la domination masculine, il est bon de s’attarder sur la toute première situation d’injustice du film afin de montrer que celle-ci ne va pas du tout de soi. On voit l’avocate Vera Ngassa reprocher à un père d’avoir marié sa fille contre son gré en l’échangeant contre “80000 F et un cochon”. Le ton est outré et moralisateur et nous sommes tentés d‘acquiescer d’emblée au caractère évident de ce scandale. En nous disant que la femme ne peut pas être “objet” d’échange entre des hommes.<br />Pourtant, d’un point de vue anthropologique cet échange n’est pas nécessairement reconnaissable comme “injustice”. En effet nous nous opposons à ce qui semble être un des fondements de toute société. Ainsi un anthropologue comme Claude Lévi-Strauss a montré, notamment dans Les structures élémentaires de la parenté que, par la prohibition de l’inceste, les hommes, en s’interdisant l’accès sexuel à leurs filles et à leurs sœurs, vont se donner un pouvoir sur ces dernières qui va se traduire précisément par un échange des femmes de leur groupe avec les filles et sœurs d’un autre groupe (voir texte 1).<br /><br /><span style="font-style:italic;">Texte 1 : Renoncer aux femmes de son groupe pour se donner un droit sur les femmes d’un autre groupe.<br /><br />La prohibition de l’usage sexuel de la fille ou de la sœur contraint à donner en mariage la fille ou la sœur à un autre homme et, en même temps, elle crée un droit sur la fille ou la sœur d’un autre homme. Ainsi, toutes les stipulations négatives de la prohibition ont-elles une contrepartie positive. La défense équivaut à une obligation ; et la renonciation ouvre la voie à une revendication. (…)La prohibition de l’inceste n’est pas seulement une interdiction : en même temps qu’elle défend, elle ordonne. La prohibition de l’inceste, comme l’exogamie qui est son expression sociale élargie, est une règle de réciprocité.<br />La femme qu’on se refuse et qu’on vous refuse, est par cela même offerte. A qui est-elle offerte ? Tantôt à un groupe défini par les institutions, tantôt à cette collectivité indéterminée et toujours ouverte, limitée seulement par l’exclusion des proches, comme c’est le cas dans notre société.<br /><br />C.Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, p.60, Ed Mouton.</span><br /><br />Ce qui signifie ceci : la femme est “l’objet” d’échange par excellence dans la mesure où cet échange garantit la survie et la cohésion de la société en l’ouvrant à d’autres groupes humains et en étant l’élément même de l’alliance entre les groupes. Ce qui veut aussi dire que le principe constitutif de toute société semble avoir été la domination du sexe féminin par le sexe masculin et l’inscription d’une inégalité de fait entre les deux se donnant dans la réduction de la femme à un “objet” d’échange.<br />Dire, comme le fait Véra Ngassa, que la femme n’est pas un objet d’échange entre les hommes est donc un jugement lourd de conséquence d’un point de vue anthropologique puisque pour pouvoir être reconnu comme “injuste” il faut être capable de penser l’égalité entre le genre masculin et le féminin comme allant de soi ; et par conséquent rompre avec ce qui semble être le fondement naturel de la domination masculine : la femme est quant à sa différence sexuelle soumise au pouvoir de l’homme et se voit renvoyée à une inégalité de nature, laquelle impliquerait une continuité de la nature à la culture justifiant par là même l’inégalité subie par la femme dans toute société.<br />Il devient alors nécessaire d’interroger ce présupposé d’une continuité de la nature à la culture.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">L’enjeu : déconstruire “l’illusion naturaliste” de l’inégalité entre la femme et l’homme.</span><br />Ce travail de déconstruction nous pouvons le mener avec nos élèves en soulignant que c’est une critique d’une “illusion naturaliste” laquelle vise à trouver dans les corps et dans les sexes une justification à l’inégalité socialement constatée et qu’il serait donc vain de vouloir nier.<br /><br /><span style="font-style:italic;">Texte 2 : Origine naturelle ou culturelle de l’inégalité ?<br /><br />Si je me suis étendu si longtemps sur la supposition de cette condition primitive, c’est qu’ayant d’anciennes erreurs et des préjugés invétérés à détruire, j’ai cru devoir creuser jusqu’à la racine, et montrer, dans le tableau du véritable état de nature, combien l’inégalité, même naturelle, est loin d’avoir dans cet état autant de réalité et d’influence que le prétendent nos écrivains. En effet, il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent en société. Ainsi un tempérament robuste et délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la manière douce ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu’un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu’ils feront l’un et l’autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l’on compare la diversité prodigieuse d’éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l’état civil avec la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on comprendra aisément combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution.<br /><br />Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754. Première partie, pp.218-219, Ed GF.</span><br /><br /> Il est possible ici de s’appuyer sur la distinction que fait Rousseau dans le second Discours entre une inégalité naturelle et une inégalité instituée (c’est-à-dire culturelle), distinction qui repose précisément sur le refus d’une continuité de la nature à la culture qui viendrait justifier l’une par l’autre.<br />Ce qui permet alors de réfuter la justification des injustices faites aux femmes en société au nom d’une prétendue inégalité naturelle entre les sexes (et ce qui permet aussi de réfléchir avec eux au caractère ambigu de la notion de nature humaine : dire qu’il y a une nature féminine n’est-ce pas prétendre inscrire en elle les inégalités de statuts, de fonctions et de droits qu’elles subissent en société ?).<br />Mais du même coup en déplaçant l’analyse de la lutte des femmes pour la justice du côté de la critique de cette “illusion naturaliste” nous émettons l’hypothèse que, puisqu’il n’y a pas de continuité causale de la nature à la culture, c’est dans la société qu’il faut rechercher l’origine des injustices.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">II Fonder un contre-modèle à la domination masculine afin de rendre effective la justice.<br />Les structures culturelles déterminent l’inégalité entre les genres.</span><br />Ce sont les structures culturelles, les catégories de pensée, qui conditionnent non pas la différence entre les genres masculin et féminin mais la détermination des traits caractéristiques à chaque genre et par conséquent des fonctions que l’on attribue aux membres de l’un et de l’autre. Il faut alors effectuer une analyse critique du préjugé tenace qu’il y a une nature féminine avec ses traits caractéristiques conduisant nécessairement à des fonctions sociales différentes dont l’inégalité de statut et de valeur est inscrite en dernier ressort dans le genre. On peut ici s’appuyer sur toutes les scènes du film qui montrent les femmes cantonnées à des tâches maternelles et domestiques.<br /><br /><span style="font-style:italic;">Texte 3 : La détermination culturelle des traits de caractère du genre féminin et masculin.<br /><br />Il nous est maintenant permis d’affirmer que les traits de caractère que nous qualifions de masculins ou de féminins sont pour un grand nombre d’entre eux, sinon en totalité, déterminés par le sexe d’une façon aussi superficielle que sont les vêtements, les manières, ou la coiffure qu’une époque assigne à l’un ou l’autre sexe. Quand nous opposons le comportement typique de l’homme ou de la femme arapesh à celui, non moins typique, de l’homme ou de la femme mundugumor, l’un et l’autre apparaissent, de toute évidence, être le résultat d’un conditionnement social. Comment expliquer autrement que les enfants arapesh deviennent presque uniformément des adultes paisibles, passifs et confiants, alors que les jeunes mundugumor, d’une façon tout aussi caractéristique, se transforment en êtres violents, agressifs et inquiets ?<br />Seule la société, pesant de tout son poids sur l’enfant, peut être l’artisan de tels contrastes. Il ne saurait y avoir d’autre explication - que l’on invoque la race, l’alimentation ou la sélection naturelle. Nous sommes obligés de conclure que la nature humaine est éminemment malléable, obéit fidèlement aux impulsions que lui communique le corps social. Si deux individus, appartenant chacun à une civilisation différente, ne sont pas semblables (et le raisonnement s’applique aussi bien aux membres d’une même société) c’est, avant tout, qu’ils ont été conditionnés de façon différente : or c’est la société qui décide de la nature de ce conditionnement. La formation de la personnalité de chaque sexe n’échappe pas à cette règle : elle est le fait d’une société qui veille à ce que chaque génération, masculine ou féminine, se plie au type qu’elle a imposé.<br /><br />Margareth Mead, Mœurs et sexualité en Océanie (1928 et 1935), Plon, pp. 252sq. [Sociétés étudiées par Margareth Mead en Nouvelle Guinée, île de l’ouest de l’océan Pacifique, située au nord de l’Australie.]</span><br /><br />Pour mener à bien cette analyse il est possible d’utiliser le travail effectué par l’anthropologue Margaret Mead, dans<br />Mœurs et sexualité en Océanie, afin de suggérer que les traits de caractères de ce que nous qualifions de masculin et de féminin ne doivent pas grand chose à une prétendue détermination sexuelle mais principalement à un conditionnement culturel de la petite fille et du petit garçon dès l’enfance. Ce qui est une autre façon de venir briser la continuité illusoire qui irait de la différence sexuelle à l’inégalité entre les femmes et les hommes tout en reconduisant cette dernière à ses origines sociales et culturelles, c’est-à-dire aussi à la structure symbolique qui en détermine la légitimité aux yeux des membres de la société.<br /><br />Penser le renversement de cette détermination culturelle : le rôle de l’éducation.<br />Or, admettre cette genèse de l’inégalité, afin d’en dénoncer les effets du point de vue de l’exigence de justice envers les femmes, c’est aussi permettre de penser que ce dont souffrent les femmes ne tient et ne vient pas tant de la nature que de la structure symbolique culturelle qui a inscrite, dans leur corps et leur sexe, une infériorité qui se traduit par de l’injustice. Mais c’est aussi corrélativement se donner les moyens de penser le renversement de cette structure symbolique par la construction d’un contre modèle qui viendrait s’opposer à celui de “la domination masculine“.<br />Tel est le rôle central dévolu à l’éducation dans Sisters in law. Une éducation qui aurait pour fonction de déraciner ce qui dans l’ordre social fonctionne, selon les mots de Bourdieu, comme une “immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine“.<br /><br /><span style="font-style:italic;">Texte 4 : L’éducation comme contre “machine symbolique“ ?<br /><br />L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifier la domination masculine sur laquelle il est fondé : c’est la division sexuelle du travail, distribution très stricte des activités imparties à chacun des deux sexes, de leur lieu, leur moment, leurs instruments ; c’est la structure de l’espace, avec l’opposition entre le lieu d’assemblée ou le marché, réservés aux hommes, et la maison, réservée aux femmes, ou, à l’intérieur de celle-ci, entre la partie masculine, avec le foyer, et la partie féminine, avec l’étable, l’eau et les végétaux ; c’est la structure du temps, journée, année agraire, ou cycle de vie, avec les moments de rupture, masculins, et les longues périodes de gestation, féminines. Le monde social construit le corps comme réalité sexuée et comme dépositaire de principe de vision et de division sexuants. Ce programme social de perception incorporé s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique : c’est lui qui construit la différence entre les sexes biologiques conformément aux principes d’une vision mythique du monde enracinée dans la relation arbitraire de domination des hommes sur les femmes, elle-même inscrite, avec la division du travail, dans la réalité de l’ordre social. La différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculins et féminins, et, tout particulièrement la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres, et en particulier de la division sexuelles du travail.<br /><br />Pierre Bourdieu, La domination masculine, pp.22-25, Ed Points / Seuil.</span><br /><br />En effet, il ne suffit pas de s’en remettre à l’abstraction universelle de la loi pour que celle-ci vienne remettre en question la structure symbolique de la domination masculine qui est inscrite dans “les têtes” : il faut inscrire ce contre modèle dans les têtes afin de déraciner l’ancien ! C’est ce qu’ont bien compris toutes ces femmes humiliées et violentées : seule l’éducation des enfants est l’espoir d’une justice enfin refondée sur une égalité d’essence entre l’homme et la femme dans la mesure où elle aura supplanté sur le plan des idées l’ancien modèle. Il s’agit de prendre au sérieux le fait que l’éducation proposée par les parents est l’intériorisation de toute conduite sexuée, comme le souligne Françoise Héritier :<br /><br />“Par leurs offres et leurs sollicitations, les parents encouragent les attitudes et comportements qu’ils jugent appropriés au sexe de leur nourrisson. L’enfant répond dans le sens souhaité. Et il apprend à se positionner de façon interactive en tant que personne qui participe à sa propre élaboration. Comment s’étonner alors de l’intériorisation des conduites sexuées ”.<br />Hommes, femmes, la construction de la différence. Introduction, pp. 31-32, Ed Le Pommier.<br /><br />Nous fondons cette analyse sur l’étude de la scène de liesse qui suit les victoires juridiques d’Amina et de Ladi, qui ont fait condamner leurs époux pour violences conjugales, et où nous voyons se libérer la parole de leurs amies qui à travers leur joie nouvelle expriment aussi toute la souffrance vécue en silence depuis des années. Or, ce qui doit retenir notre attention c’est que ce silence brisé est lié immédiatement à l’espoir que l’éducation de leurs enfants, et plus particulièrement de leurs filles, viendra définitivement interdire la perpétuation de la domination masculine. Ces femmes, en rejetant leur ignorance comme cause de leur soumission (elle se sont mariées sans “savoir “, parce que toutes les jeunes filles sont mariées tôt sans pouvoir en décider) et de leur participation passive au modèle dominant, manifestent alors de façon émouvante que seule l’éducation de leurs filles permettra de rompre avec l’intériorisation dans l’ordre symbolique de conduites sexuées qui ont pour finalité la perpétuation de la domination masculine et par conséquent la légitimation des injustices faites aux femmes.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le droit à disposer de son corps véritable levier de l’émancipation.</span><br />Cet espoir placé dans l’éducation, conçue comme levier de l’émancipation par renversement de la domination symbolique du masculin, nous pouvons en accentuer la puissance subversive à travers ce qu’elle offre comme droit nouveau et proprement révolutionnaire : le droit à disposer de son corps et de sa sexualité. S’il est vrai que cela n’apparaît pas comme tel dans le film il est frappant de constater que la reconnaissance des droits de la femme, de l’épouse est aussi négation du droit des hommes à exercer un pouvoir sexuel sur la femme par le biais de la procréation.<br />Ainsi la première scène du film voit l’avocate, Vera Ngassa, reprocher aux hommes de “semer “ des enfants partout sans considération pour le droit de leurs femmes à en décider librement. Or l’éducation des femmes peut aussi être le moyen grâce auquel elles se donnent, enfin, une autorité sur leur corps et sur la procréation. Il est alors nécessaire de réfléchir avec nos élèves à la rupture qu’instaure dans l’ordre de la domination masculine le droit à la contraception. En effet ce droit donne à la femme, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité et du rapport entre les sexes, la liberté de disposer enfin de son corps, de sa sexualité en se soustrayant par là même à la dépendance symbolique qu’exerçait sur elle le droit de l’homme sur le destin maternel de la femme. Avec la contraception il n’y a plus de destin puisque la femme se pose comme libre de décider du devenir de son corps. Nous pourrions alors y voir une atteinte au cœur même de ce qui constitue le modèle archaïque dominant en toute société.<br /><br />C’est sur le terrain des idées que se gagne le combat pour la justice envers les femmes.<br /><br /><span style="font-style:italic;">Texte 5 : Remettre en question la construction inégalitaire de l’identité sexuée.<br /><br />Les autres, le regard des autres, leur jugement, leurs discours : c’est par eux que nous sommes façonnés et que nous façonnons à notre tour. Certes la liberté réflexive qu’a tout un chacun d’adhérer ou non aux stéréotypes de sa culture et de son temps, lorsque ceux-ci sont consciemment perçus comme tels, permet révoltes, actions, résolutions. Mais la vérité est qu’ils agissent aussi en deçà du niveau d’analyse et de conscience, y compris chez les plus grands esprits, ce qui les rends difficiles à éliminer. Tâche difficile, mais non impossible. C’est ce que je m’efforce de montrer dans le dernier chapitre. Il apparaît en tout cas que l’inégalité entre les sexes n’est inscrite ni dans l’évolution de la sexuation, ni dans nos gènes, ni dans la différenciation sexuée intra-utérine, ni dans le fonctionnement cérébral. Des différences fonctionnelles sont là, une asymétrie biologique dans la reproduction est constatée, mais elles n’emportent pas non plus avec elles les raisons d’être de l’inégalité. Celle-ci est construite exclusivement dans le monde des idées, ces structures mentales développées par nos ancêtres pour donner du sens aux faits bruts qu’ils observaient, transmises sans difficulté de génération en génération et qui imprègnent l’ensemble de nos représentations. On commence à les comprendre et à les dénouer.<br />Les théories nouvelles dont nous avons fait état jouent un rôle important dans cette prise de conscience collective que la construction de l’identité sexuée sur une base inégalitaire est idéologique, et dans l’élaboration d’actions politiques nécessaires.<br />Il le faut pour qu’advienne un temps où un rapport de sexe égal au sein des couples intègre des processus au long<br />cours d’écoute mutuelle et de séduction qui signifieront la fin d’un paradigme jusqu’ici fondé ni sur l’une ni sur l’autre.<br /><br />Françoise Héritier, Hommes, femmes, la construction de la différence. Ed Le pommier, pp.32-34.</span><br /><br />Mais c’est dans la dernière scène de Sisters in law que vient s’incarner de façon manifeste l’idée qu’il est possible de rompre avec la domination masculine. Une scène qui vient nous signifier que le combat pour la justice se gagne bien sur le terrain des représentations, des idées grâce au lent et long travail de l’éducation. En montrant bien que la loi dans l’universalité de sa prescription est insuffisante tant les bastions les plus redoutables à la reconnaissance des droits des femmes sont mentaux et pas juridiques.<br />Il est possible de soutenir l’analyse de cette scène, paradigmatique du sens symbolique de ce renversement de la domination masculine, en s’appuyant sur l’espoir formulé par Françoise Héritier que la compréhension des ressorts de la domination masculine sera l’occasion d’une refondation des rapports entre hommes et femmes dans le dépassement des conditions archaïques de cette domination. Comme elle le souligne :<br /><br />“Un nouveau modèle doit faire prendre conscience, par l’éducation donnée à tous les acteurs, de l’iniquité de l’atteinte portée aux droits symétriques de l’humain féminin que nous constatons .“ Françoise Héritier, “Construction d’un autre modèle du rapport des sexes. Peut-on le fonder sur l’absence de hiérarchie ?” <br />Hommes, femmes, la construction de la différence. Ed Le pommier, p 180.<br /><br /><span style="font-weight:bold;">Le sourire sous le voile, la justice n’est-elle pas incarnée par une femme ?</span><br />La lente construction de ce nouveau modèle nous pouvons en voir le déploiement souriant, et modestement triomphant, lorsque Vera Ngassa prend la parole dans une salle de classe afin d’exalter le caractère exemplaire parce qu’éducatif du combat courageux d’Amina et de Ladi contre l’injustice des violences conjugales.<br />Ce sourire elle l’exhibe tout en étant voilée comme pour opposer à la soumission apparente de la femme à la coutume, au droit coutumier et ici à la loi islamique, la lente production par le biais de la loi civile (il a fallu attendre 17 ans pour qu’une telle condamnation aboutisse enfin au Cameroun !) et de l’éducation d’un contre modèle où la femme est reconnue comme l’égale de l’homme devant toute loi : qu’elle soit divine ou civile.<br />C’est pourquoi s’il est possible de voir dans le fait qu’elle porte le voile dans une salle de classe un reste de la soumission symbolique du civil au divin, nous proposerons plutôt d’y voir le travail de subversion interne de la loi civile venant briser et refonder de l’intérieur la structure de la domination masculine : celle-ci ayant son visage le plus puissant dans la figure du “Père des pères”, Dieu lui-même.<br />Nous pouvons alors contempler les visages heureux et rayonnant d’Amina et Ladi, là assises au premier rang à une table d’écolier, comme le signe que cette révolution de l’ordre symbolique est possible même si au Cameroun la première victoire est récente et qu’ailleurs, malgré la force du droit et les progrès de l’éducation, la domination masculine est encore ce qui structure qu’on en est conscience ou pas nombre des inégalités dans la société.<br />Nous terminerons cette interprétation de Sisters in law par la dernière leçon que ce documentaire nous donne : en incarnant la justice sous les traits de la femme il nous demande de bien regarder notre représentation elle aussi symbolique de la justice : c’est une femme qui tient les yeux bandés (condition de son équité) les deux plateaux de la balance. Et de poser cette question : que la justice soit représentée sous les traits d’une femme n’est-il pas le signe que c’est par le féminin que la justice peut devenir effectivement juste ?<br />Ce qui permettrait de comprendre pourquoi homme ou femme, du Cameroun ou d’ailleurs, on se reconnaît si aisément dans cette incarnation féminine de l’idée de justice…Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-23618711843303275292008-11-23T05:53:00.000-08:002008-11-23T05:54:31.526-08:00Correction du texte de Merleau-Ponty1. Il y a un objet culturel qui va jouer un rôle essentiel dans la perception d'autrui : c'est le langage. Dans l'expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu'un seul tissu, mes propos et ceux de l'interlocuteur sont appelés par l'état de la discussion, ils s'insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n'est le créateur. [...] <br />2. Nous sommes l'un pour l'autre collaborateur dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l'une dans l'autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d'autrui sont bien des pensées siennes, ce n'est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l'objection que me fait l'interlocuteur m'arrache des pensées que je ne savais posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour.<br /><br />Maurice MERLEAU-PONTY<br /><br /><br />1. Découper le texte.<br />2. Résumer chacune de ces parties en une phrase afin d’obtenir le plan général du texte. <br /> Dialoguer avec autrui, ce n'est pas simplement faire alterner des discours, le dialogue peut être analysé comme la cocréation d'un espace qui fait émerger deux personnes.<br /> Dans le partage (de la parole, de l'espace), il y a constitution d'un même monde engageant la réciprocité grâce au dialogue qui confirme l'appartenance à une culture commune.<br />3. Résumer l’ensemble du texte en une seule phrase synthétique qui pourrait servir de titre : la réciprocité du dialogue constitue une occasion de percevoir autrui.<br />4. Chercher à quel(s) thème(s) philosophique(s) se rapporte cette thèse : le langage et autrui.<br /><br />L'introduction<br /><br />1. Doxa (opinion commune) : Si l'on distingue, au moins en français, l'autre d'autrui, c'est que le deuxième mot offre sans doute une résonance particulière, et qu' « autrui » a plus de sens que le simple « autre ».<br />2. Une phrase d’introduction au texte : Le texte de Merleau-Ponty est donc paradoxal puisqu’il nous invite à dépasser le fait qu'autrui soit un autre, il lui ajoute une autre dimension. <br />3. Une phrase justifiant brièvement la thèse du texte, ou soulignant la nécessité d’examiner de plus près le problème posé : Autrui n'est pas seulement un autre corps occupant un autre espace et par rapport auquel je puis être indifférent, il m'importe au contraire parce qu'il me propose une collaboration profonde basée sur un échange commun.<br />4. L’annonce du plan de l’explication : une phrase pour présenter chaque partie du texte. Par exemple :<br />o « Nous analyserons d’abord le premier temps du texte, le dialogue comme cocréation.<br />o « Dans un second temps, nous verrons comment le dialogue permet de constituer un même monde.<br />o Et dans un dernier temps, nous appréhenderons autrui à l'aune de la réciprocité dans le dialogue. Le fait de percevoir autrui à travers le prisme du langage confirme l'appartenance à une culture commune et le refus de la violence.<br /><br />La conclusion<br /><br />1. Limites de la réflexion : Le dialogue authentique n'est pas une situation exceptionnelle. Et s'il est vrai qu'il me permet d'accueillir autrui comme m'autorisant à mieux être, il est clair qu'il ne peut être, moralement parlant, qu'encouragé.<br />2. Rappeler les mérites du texte : Même si cette relation entre deux personnes peut sembler peu capable de régler des problèmes collectifs ou sociaux, au moins peut-elle fonder l'espoir que l'homme puisse vivre pacifiquement, pourvu qu'il se mette en situation de dialoguer.<br />3. Ouverture : Le dialogue existe alors non seulement avec ses proches immédiats, mais avec tout autre interlocuteur.Unknownnoreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7999964971769360817.post-22642545965642070592008-11-23T05:52:00.000-08:002008-11-23T05:53:38.562-08:00Correction : texte de Descartes sur le langage (Lettre à Newcastle).<span style="font-weight:bold;">Découpage du texte</span><br /> 1ère partie : « Il n'y a aucune de nos actions extérieures, qui puissent assurer ceux qui les examinent, que notre corps n'est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu'il y a aussi une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. »<br /> 2e partie : « Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d'être à propos des sujets qui se présentent, bien qu'il ne suive pas la raison ; »<br /> 3e partie : « et j'ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu'elle la voit arriver, ce ne peut être qu'en faisant que la production de cette parole devienne le mouvement de quelqu'une de ses passions ; à savoir ce sera un mouvement de l'espérence qu'elle a de manger, si l'on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu'elle l'a dit ; et ainsi toutes les choses que l'on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu'ils les peuvent faire sans aucune pensée. »<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Résumé de chaque partie du texte</span><br /> 1ère partie : l'existence d'une pensée est révélée par des paroles.<br /> 2e partie : la parole doit être définie en relation à un contexte.<br /> 3e partie : la parole n'est pas produite par les passions mais par les pensées.<br /> thèse de l'auteur (c'est la problématique du texte) : la parole serait le signe infaillible de l'existence d'une pensée extérieure à la mienne.<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Plan du texte</span><br />1. le problème de la reconnaissance d'autrui et sa solution<br />2. les paroles sont des signes faits « à propos des sujets qui se présentent »<br />3. la parole n'est pas l'effet des passions<br /><br /><br /><span style="font-weight:bold;">Erreurs à éviter</span><br /> paraphraser le texte<br /> ne pas définir des notions importantes comme les passions<br /> ne pas expliquer les expressions qui ne vont pas de soi (comme « une machine qui se remue de soi-même »)Unknownnoreply@blogger.com0