mardi 24 mars 2009

Cours : la vérité

Repère conceptuel
Objectif / Subjectif

Ce couple concerne la valeur de nos idées, de nos représentations ou de notre connaissance. Est objectif ce qui est vrai, universel, indépendant du sujet connaissant. Les sciences prétendent à l’objectivité (le terme d’objectivité est pour les scientifiques synonyme de vérité). Est subjectif ce qui est relatif au sujet, particulier (exemple : le jugement « le son du violon est agréable » est subjectif).

Définition, problématisation.
La notion de vérité semble être d’emblée marquée par une tension entre son unicité et la diversité de ses visages. C’est qu’il existe manifestement, non seulement diverses sortes d’accès à la vérité (la raison, les sens, l’intuition…), mais aussi diverses sortes d’énoncés vrais. Une vérité de fait (« il pleut ») diffère d’une vérité conventionnelle, telle que peut l’être une vérité mathématique comme « 7 + 5 = 12 ». Dans chaque cas, la vérité peut être comprise comme conformité d’un énoncé à un réel donné dans le premier cas, conformité d’un énoncé à ses propres lois formelles et construites dans le second. La même alternative se retrouve lorsque l’on creuse la première hypothèse : même la perception, qui constate la vérité comme réalité, n’est peut-être pas que donnée, mais aussi pour partie construite.
Question : La vérité est-elle quelque chose de donné ou de construit ?

La notion de vérité est également marquée par son unicité. Autant l’expression « les croyances » ne choquerait personne, chacun admettant aisément la pluralité et la diversité des croyances, autant en revanche la notion de vérité s’accommode mal du pluriel et du relativisme : si chacun a sa vérité, il n’y a plus de vérité du tout. La notion de vérité ne paraît en effet avoir de sens que dans la mesure où elle est unique et universelle. Or ce sens se heurte à une double menace, à deux périls : celui des changements du réel et celui de l’arbitraire des conventions formelles. Si je dis « il pleut », ce ne sera pas toujours vrai, et si je dis « 5 + 7 = 12 », le résultat peut être différent en cas de changement de base arithmétique. Comment concilier l’idéal d’unicité stable de la vérité avec les changements de ce qui se donne pour vrai ?
Question : N’y a-t-il de vrai que ce qui est stable et fixe, ou bien y a-t-il aussi une vérité du mouvant et du changeant ?


1. Comment distinguer le vrai du faux ?
a) L’insuffisance du constat.


Pour garantir la distinction du vrai du faux, nous avons besoin d’un critère. Quels sont les critères de vérité possibles ?
En son sens le plus courant, la vérité s’offre à nous comme réalité. Le critère le plus simple qui s’offre à la recherche de cette vérité est d’ordre empirique : c’est le constat. La présence de ce terme dans le vocabulaire des assureurs ou des huissiers nous indique qu’il s’agit, dans le constat, d’établir des faits. Constater, c’est établir un fait par le témoignage de nos sens. Pour vérifier qu’il fait beau, je n’ai qu’à sortir la tête par la fenêtre et regarder le ciel. Mais même si en apparence le constat établit un fait, il n’est pas si facile de s’entendre sur un constat, comme le montre le problème du constat d’assurance. La bonne foi du témoin, ou la fiabilité des sens constituent des problèmes immédiats. L’opinion reprend volontiers à son compte la maxime de saint Thomas qui voulait voir pour croire. Mais on n’en a jamais fini de vérifier les données des sens (saint Thomas le premier a non seulement voulu voir pour croire, mais ensuite toucher pour croire ce qu’il voyait) : les sens doivent se garantir les uns des autres.

Mais il y a plus : beaucoup de vérités qui nous intéressent ne sont pas susceptibles d’être vérifiées empiriquement. Où en serait l’astronomie si on ne connaissait que ce qui est directement perceptible ? Et la psychologie ? Il est donc manifeste qu’en réduisant la gamme des vérités possibles à la gamme de ce qui peut être perçu, on limite d’avance la connaissance à ce qui nous entoure immédiatement, et que cette réduction est drastique. « Ainsi, le retour aux seules données sensibles, bornées, comme le remarque Hegel, à un « maintenant » et à un « ici », m’abandonnerait en un monde où l’être se réduirait au seul objet de la perception immédiate, où la vérité ne se distinguerait plus de ce que m’offrirait l’instant. » Le sensible ne se suffit pourtant pas à lui-même, et Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) montre justement que ce qui est ici et maintenant ne trouve sa vérité que dans l’universel, par un effort d’abstraction et de négation de l’immédiat. Ainsi, si j’écris maintenant, parce que c’est vrai en ce moment, et que ce maintenant est la nuit, je me heurte à un paradoxe : « revoyons maintenant à midi cette vérité écrite, nous devons dire alors qu’elle s’est éventée » . Même le singulier et l’immédiat ne peuvent donc trouver leur vérité que dans l’universel.

Lorsqu’Aristote (philosophe grec, 384-322) se demandait si l’on pouvait dire d’un homme qu’il est heureux, ou s’il ne fallait pas attendre qu’il soit mort pour pouvoir dire qu’il a été heureux, il exprimait cette idée très grecque selon laquelle la vision qui dit l’essentiel de la chose est une vision rétrospective. Tant que l’homme dont nous parlons reste en vie, il reste soumis aux aléas de la vie, à la contingence de l’existence, et la vérité du moment n’est pas celle du lendemain.

b) De la preuve à l’évidence.

Un autre critère s’impose donc pour remédier à cela. Faute d’avoir été témoin du fait, on peut l’inférer, c’est-à-dire établir qu’il est un effet nécessaire d’une cause (c’est la déduction), ou bien la cause nécessaire d’un effet (c’est l’induction). La croyance entretient avec ce critère de vérité un rapport plus distant, comme si nous avions parfois du mal à croire ce que l’on nous prouve. Le facteur qui explique cet écart semble résider dans la notion de valeur. La valeur de la vérité semble bien souvent inversement proportionnelle au nombre de preuves dont on dispose pour l’établir. Il va par exemple de soi qu’un mari rentrant tard et donnant à sa femme une liste de justificatifs sur ses activités du jour provoquera davantage de suspicion que d’adhésion, et qu’inversement les faits que de nombreuses preuves établissent nous intéressent d’autant moins, l’opinion les cataloguant alors comme des évidences, au sens commun du terme, c’est-à-dire au sens de ce qui va de soi et ne présente donc pas d’intérêt. Dans les deux cas, la preuve semble fonctionner à l’envers non seulement parce qu’elle ne donne pas envie de croire à ce qu’elle établit, mais surtout parce qu’elle donne envie de croire le contraire de ce qu’elle dit.

Si tout ce qui a besoin d’être prouvé ne vaut pas grand-chose comme le pensait Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900), c’est au contraire dans l’évidence que l’esprit retrouve ce qui aiguise sa curiosité, c’est-à-dire l’absence de preuves. Comment décrire cette tension qui ne peut compter sur la garantie ni des sens ni des preuves ? Le recours que fait Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) à la notion d’évidence ne laisse pas l’esprit de côté puisque l’évidence n’est au contraire accessible qu’à une enquête de la raison seule. Etymologiquement, l’évidence est vision, mais c’est une vision qui se fait par l’esprit : je vois l’évidence par les yeux de mon âme. En même temps qu’elle est indéniable, l’évidence est improbable, au sens propre du terme : elle n’aurait plus son caractère d’évidence si elle admettait des preuves. En ce sens, toute évidence est une énigme qui ne s’appuie que sur elle-même. L’énigme est que l’évidence ne laisse pas de prise à l’examen rationnel, comme dans la foi religieuse ou dans l’amour : les choses sont comme elles sont parce que « c’est comme ça », comme dit le langage courant. Mais pour en faire la beauté et la valeur, ce trait prête aussi au doute ou au sarcasme de celui qui y reste extérieur et qui ne baigne pas dans la lumière. Ainsi peut-on entreprendre de s’attaquer à la légitimité de l’évidence en imputant le degré d’attachement de la croyance, non plus au mérite de son objet, mais à une disposition du sujet.

Si l’évidence ne résultait que de l’entêtement à croire, elle serait marque de légèreté d’esprit. La certitude n’est plus le triomphe de la croyance mais au contraire son pire visage, celui d’une ennemie de la diversité et de la tolérance qui se présente alors comme un obstacle dans la recherche de la vérité. Nietzsche considère ainsi que « les convictions sont des ennemies de la vérité, plus dangereuses que les mensonges » . Ainsi, la certitude n’exprime pas nécessairement la force de la croyance, puisqu’elle peut aussi en exprimer la lâcheté.

c) La vraisemblance.

Le jugement quotidien se fonde sur un critère médian : la vraisemblance. Mais la vraisemblance peut-elle réellement prétendre au rang de critère de vérité ? Leibniz (philosophe et mathématicien allemand, 1646-1716) semble le penser, qui considère que « l’opinion, fondée dans le vraisemblable, mérite peut-être aussi le nom de connaissance » . Faute de pouvoir décider autrement de la question, la vraisemblance permet de « juger raisonnablement quel parti est le plus apparent » . Leibniz en appelle à l’autorité d’un homme comme garantie de vraisemblance, faisant valoir que la position d’un Copernic (chanoine, médecin et astronome polonais, 1473-1543) est toujours plus vraisemblable, même s’il est le seul de son avis, que celle de tout autre.
La solitude de Copernic vient en effet de ce que précisément ses contemporains n’ont pas trouvé sa position vraisemblable. C’est donc que cette notion s’entend en deux sens : est vraisemblable ce qui n’est pas invraisemblable, c’est-à-dire pas impossible, pas logiquement contradictoire. Mais en un second sens, ce qui est vraisemblable est ce qui s’accorde à l’habitude et aux expériences les plus communes.

La vraisemblance est donc suspecte de par la confusion qu’elle est capable d’induire, si bien qu’il s’agirait presque, si l’on range la vraisemblance du côté de l’habitude commune, de la considérer comme un contre-critère. C’est de cette façon que Niels Bohr (physicien danois, 1885-1962), le découvreur de l’atome, avait écarté une supposition d’un de ses étudiants, qu’il avait jugée intéressante mais pas assez invraisemblable. Or c’est justement parce que la position de Copernic n’était pas vraisemblable que la vraisemblance n’est pas le signe du vrai. S’il en est ainsi, c’est ce qui paraît le moins probable au plus grand nombre qui a le plus de chance d’être vrai ; un peu de modestie doit alors nous faire penser que nous ne serons pas toujours au rang des plus lucides, si bien que tout semble conduire à faire douter de soi. Même si, comme le dit Kant (philosophe allemand, 1724-1804), il n’est pas superflu que d’autres partagent nos idées, la vraisemblance ne peut fonctionner valablement ni comme critère ni comme contre-critère de vérité.


2. La vérité du point de vue scientifique.
a) Il n’y a de vérités que positives.


Dans l’Antiquité grecque, la philosophie avait comme objectif la connaissance de la totalité des choses et englobait toutes les sciences. Aujourd’hui, la philosophie s’est dissociée des sciences. Dans notre « civilisation scientifique », l’idée de vérité appelle aussitôt celle d’objectivité, de communicabilité, d’unité. Elle est aussi inséparable des idées de démonstration, de vérification, d’expérimentation. Le mot vérité a changé de valeur. Il n’évoque plus l’Etre – qui signifiait le tout de la nature, le Cosmos – il se définit pas l’objectivité. Les sciences physiques et les sciences biologiques nous donnent une vue plus précise et plus exacte du monde naturel que ne l’était la vision des Grecs. Mais en matière de religion, de métaphysique ou de morale, plus personne ne croit en une vérité incontestable. On ne parle plus de philosophie vraie, mais d’une grande philosophie. Les philosophie ne sont plus que des interprétations du réel. On affirme alors qu’il n’y a de vérités que positives, c’est-à-dire dans le domaine des mathématiques ou des sciences physiques. C’est oublier que la recherche de la vérité reste pour un philosophe une exigence même si celle-ci est inaccessible.

b) La vérité scientifique s’oppose à l’opinion.

Il n’en reste pas moins que la vérité se définit toujours en opposition avec l’opinion, avec ce que l’on croit savoir. Dans La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Bachelard (philosophe français, 1884-1962) s’applique à montrer comment « en revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel ». Cela signifie d’abord que la connaissance scientifique ne se fait pas ex nihilo. Elle se fait toujours « contre une connaissance antérieure », c’est-à-dire par la destruction « des connaissances mal faites ». L’esprit scientifique ne peut donc se former que par une rupture radicale avec les préjugés et plus généralement avec tout ce que l’on croyait savoir. En effet, on ne détruit pas les erreurs une à une facilement. L’erreur n’est pas une simple privation ou manque, elle est une forme de connaissance. L’esprit scientifique ne peut « se former qu’en se réformant », c’est-à-dire qu’en détruisant l’esprit non-scientifique.
D’emblée, l’esprit scientifique est contraire à l’opinion, c’est-à-dire à la connaissance commune. Fondée sur notre perception immédiate des choses ou sur le oui-dire , liée à notre tendance à ne retenir des choses que ce qui est utile à la vie, l’opinion est incertaine. Elle ne peut donc qu’entraver la recherche de la vérité et le scientifique ne doit pas se contenter de la rectifier sur des points particuliers, il doit la détruire. Or, ce qui caractérise avant tout l’esprit scientifique, c’est le sens du problème. Même une connaissance acquise par un effort scientifique n’est pas définitive et doit être questionnée. Des manières de poser les questions, des habitudes intellectuelles qui ont été utiles et saines à une époque, à un moment de l’évolution de l’esprit scientifique, peuvent à la longue, entraver la recherche. L’acquis ou ce qu’on croit acquis peut être un facteur d’inertie pour l’esprit.

En effet, les crises de croissance de la pensée impliquent une refonte totale du système de savoir. Il suffit pour s’en convaincre de ne citer qu’un exemple : le passage de la théorie mécanique de Newton (philosophe, mathématicien, physicien et astronome anglais, 1643-1727) à la théorie de la relativité d’Einstein (physicien allemand, apatride puis suisse-américain, 1879-1955) qui remet tout en cause et qui suscite des questions qu’on ne pouvait même pas imaginer auparavant. La théorie de Newton était un système bien homogène qui avait permis d’unifier les lois planétaires de Képler (astronome allemand, 1571-1630) et la loi de la chute des corps de Galilée (physicien et astronome italien, 1564-1642) en expliquant le trajet elliptique des planètes autour du soleil comme une chute indéfiniment retardée. Cette théorie rendait compte de phénomènes divers comme la variation de la pesanteur selon la latitude ou encore le mouvement des marées. Or c’est précisément ce pouvoir d’unification et d’explication qui peut séduire le savant et arrêter son questionnement. L’esprit scientifique exige donc le doute, l’anxiété, le refus de toute certitude.
En astronomie, les lois de Kepler décrivent les propriétés principales du mouvement des planètes autour du Soleil, sans les expliquer. Elles ont été découvertes par Johannes Kepler à partir des observations et mesures de la position des planètes faites par Tycho Brahé (astronome danois, 1546-1601), mesures qui étaient très précises pour l'époque. Copernic avait soutenu en 1543 que les planètes tournaient autour du Soleil, mais il les laissaient sur les trajectoires circulaires du vieux système de Ptolémée (astronome et astrologue grec, 90-168) hérité de l'antiquité grecque. Les deux premières lois de Kepler furent publiées en 1609 et la troisième en 1618. Les orbites elliptiques, telles qu'énoncées dans ses deux premières lois, permettent d'expliquer la complexité du mouvement apparent des planètes dans le ciel sans recourir aux épicycliques du modèle ptoléméen. Peu après, Isaac Newton découvrit en 1687 la loi de l'attraction gravitationnelle (ou gravitation), induisant celle-ci grâce au calcul des trois lois de Kepler.

c) La vérité scientifique n’est pas absolue.

La science est une élaboration humaine, une activité de l’intelligence humaine. Les mathématiques, convention humaine, deviennent le langage des sciences et le mode d’être de toute vérité scientifique. Il suffit de prendre en compte l’histoire des sciences pour comprendre que la vérité scientifique n’est pas absolue. Comme le souligne Bertrand Russel dans Science et religion, les vieilles théories scientifiques restent utilisables quand il s’agit d’approximation grossières, mais ne suffisent plus quand une observation minutieuse devient possible.

La connaissance cesse donc d’être un miroir mental de l’univers, pour devenir un simple instrument à manipuler la matière. Pas plus qu’il n’y a de philosophie vraie – il n’existe pas aujourd’hui de conception du monde qui puisse s’imposer – il n’y a de science qui puisse atteindre une objectivité forte. Par définition, il n’y a plus de savoir global possible et les sciences sont inachevées. Mais la recherche de la vérité reste un idéal aussi bien pour le savant que pour le philosophe. De même que le scientifique cherche tout ce qui pourrait contredire sa théorie, le philosophe contemporain recherche des opposants. Il faut penser contre soi-même, se combattre soi-même pour aller quelque part vers la vérité.

3. Le vrai vaut-il mieux que le faux ?
a) L’illusion ou la préférence du faux.


L’habitude est par exemple de nature à nous faire prendre nos croyances pour autant de vérités. Leibniz remarque en ce sens qu’il arrive souvent que les hommes finissent par croire ce qu’ils voudraient être la vérité, ayant accoutumé leur esprit à considérer avec le plus d’attention les choses qu’ils aiment. Dans un tel propos, l’habitude recouvre en réalité le désir. Le rôle moteur du désir dans la croyance affleure ici au désavantage de celle-ci : si en effet le désir détermine la croyance, alors le risque existe d’une réduction de la croyance au désir, et donc à l’illusion.
L’illusion se démarque nettement de l’erreur : entre deux énoncés faux tels que : 4 + 4 = 9, et « je suis immortel », c’est le second qui relève caractéristiquement de l’illusion, parce que le faux ne peut être imputable à l’illusion qu’à partir du moment où il est gratifiant. C’est ainsi que Spinoza (philosophe hollandais, 1632-1677) mettait en cause le caractère illusoire de l’idée de libre arbitre, dans la mesure où elle nous permet de nous considérer comme auteur de nos actes et donc de nous attribuer à nous-mêmes le mérite de nos actions et de revendiquer pour nous nos résultats. S’il est plus difficile de se défaire d’une illusion que de corriger son erreur, c’est que le contenu de l’illusion n’est jamais neutre pour nous. Nous tenons à nos illusions et en avons besoin.
C’est aussi à partir de cela qu’on peut comprendre que l’illusion soit notre propre production. Le langage courant n’en dit pas moins puisque nous disons de quelqu’un qu’il se fait des illusions, comme si la production d’une illusion était une affaire qui se jouait essentiellement entre moi et moi. Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) définit donc l’illusion comme produit du désir : « nous appelons donc une croyance illusion lorsque, dans sa motivation, l’accomplissement du souhait vient au premier plan, et nous faisons là abstraction de son rapport à la réalité effective, tout comme l’illusion elle-même renonce à être accréditée » . Toute croyance n’est pas illusion, mais aucune croyance n’est exempte de ce risque, puisque toutes reposent sur l’intensité d’une adhésion. C’est au-delà d’un certain degré que cette intensité produit l’illusion. Mais cela démontre qu’à la vérité qui dérange, nous pouvons préférer l’illusion qui réconforte.

b) Dire la vérité, devoir ou ruse ?

Même quand l’illusion est préférable, la vérité demeure un devoir : il faut dire la vérité. Telle est par exemple, par opposition avec l’idée qu’on ne doit la vérité qu’à ceux qui la méritent, la thèse de Kant (philosophe allemand, 1724-1804). Selon lui, le devoir de véracité est absolu et inconditionnel. Tout mensonge (comme le secret d’Etat, contracté au nom de la pérennité de l’Etat réputée menacée par la révélation d’une telle vérité) repose en effet sur un calcul : on ment lorsqu’on en attend à court terme un bénéfice supérieur à celui de la véracité. Or ce calcul est toujours aléatoire : quand le mensonge est utile, il ne l’est que d’une façon qui est donc plus accidentelle que systématique, et qui reste imprévisible. Même utile, le mensonge est toujours injuste parce que toujours manipulateur : en faisant de l’autre un moyen, je romps l’universalité du contrat commun qui nous lie. Donc, aucune bonne intention ne saurait justifier le mensonge, et le devoir de vérité s’impose.
Encore y a-t-il moyen de dire la vérité autrement que pour remplir son devoir : il peut aussi s’agir de l’instrumentaliser, de s’en servir d’alibi (comme le fait le caractériel agressif), ou bien de la dire comme on ment, ou plutôt pour mentir, c’est-à-dire en la faisant passer pour incroyable. Freud raconte à cet égard l’histoire du voyageur qui, rencontrant dans un train un ami qui lui dit aller à Cracovie, lui répond : « Vois quel menteur tu fais ! Tu dis que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg. Mais je sais bien que tu vas à Cracovie. Alors pourquoi mentir ? » Il s’agit là, quand une telle intention existe effectivement dans l’esprit de celui qui parle, de la forme la plus fine du mensonge, qui fait apparaître la vérité elle-même comme fausse parce qu’impossible à croire. C’est ce Koyré (philosophe français, 1882-1964) appelle « la vieille technique machiavélique du mensonge au deuxième degré », qui a ceci de spécialement pervers pour la victime que « la vérité elle-même devient un pur et simple instrument de déception » . Bien entendu, cette technique doit son efficacité au fait que l’on est conduit à confondre mensonge au premier degré et mensonge au second degré.

c) L’humanité du mensonge.

Le mensonge n’est pas toujours aussi cynique. Pourquoi peut-on dire que toute vérité n’est pas bonne à dire ? C’est d’abord parce que nous serions bien capables de la croire. Ainsi, s’agirait-il de profiter que nous ayons assez d’autorité pour être cru pour mentir quand il est plus juste et plus humain de mentir. Le mensonge ainsi conçu perd sa charge d’immoralité, au point qu’on juge en général beaucoup moins sévèrement le mensonge des parents qui parlent à leurs enfants du Père Noël que la cruauté de l’enfant qui révèle un jour le pot aux roses. Si dire la vérité est être moral, alors ce mensonge-là n’en est plus un : « mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité » .
Encore faut-il pour cela que les policiers allemands nous croient, qu’ils ne devinent pas que notre non dissimule un oui, encore faut-il avoir autorité sur celui à qui l’on ment. C’est ce dont doute Kant, dont on s’est beaucoup moqué d’avoir tenu que le mensonge est inacceptable, même dans le cas extrême où un agresseur vient nous demander, pour les tuer, si les nôtres sont dans la maison. En fait, le réponse de l’opinion commune, qui justifierait dans ce cas le mensonge pour le bien des nôtres, repose sur la crédulité douteuse de l’assassin, qui ne s’est sans doute pas donné tout ce mal pour repartir sagement si nous lui assurons qu’il n’y a personne à tuer. Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) n’en était pas dupe, lorsqu’il dénonce, à la racine même de cette première inégalité qu’est la propriété, un mensonge qui a trouvé preneur : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile » . Ce n’est pas finalement sans raison que le sens commun veut nous garder de croire tout ce qu’on nous raconte.

1 commentaire:

Freund a dit…

Des passages entiers de mon livre "Philobac" pour les nuls" paru chez First ont été recopiés. La justice va être saisie