mardi 24 mars 2009

Cours : le bonheur

Définition, problématisation.
Le bonheur se présente plutôt comme une fin. Le bonheur est même la fin universelle : le bonheur est ce que tout le monde veut (« tous les hommes recherchent d’être heureux ; cela est sans exception ; quelques différents moyens qu’ils y emploient, ils tendent tous à ce but » ). Sans être jamais le moyen d’une autre fin, il est l’enjeu apparent ou caché de toutes les autres fins. Mais cette fin universelle est-elle accessible ? Puisqu’il semble souvent que non, que la vraie vie est ailleurs, il faut savoir ce qui est en cause : si c’est le bonheur qui est difficile d’accès (aucun de nos efforts ne suffisant à s’en approcher), alors nous devons redoubler d’efforts pour construire notre bonheur. Mais c’est peut-être l’homme qui est inaccessible au bonheur : là où nous cherchons à construire le bonheur, il suffirait au contraire de s’y montrer accessible, toute circonstance de la vie donnant une chance de bonheur à qui saura le vivre.
Question : Le bonheur est-il quelque chose de donné ou de construit ?

Il semble bien difficile de donner au bonheur un contenu identifiable : cela tient d’abord à ce qu’il semble que pour chacun de nous, le bonheur appelle des représentations différentes, comme si chacun avait le sien et que les bonheurs ne communiquaient pas : le bonheur est menacé par le relativisme. Mais cela tient aussi à ce que nous ne sommes pas nécessairement capables de reconnaître notre bonheur autrement qu’après coup : je peux parfois dire que j’ignorais mon bonheur. Comment le reconnaître et l’identifier ? Le bonheur n’est-il qu’une idée fugace ou bien y a-t-il des signes, des critères du bonheur ?
Question : Sommes-nous parfois heureux, ou n’avons-nous jamais à faire qu’à l’idée du bonheur ?

Le bonheur est parfois frivole : devrions-nous avoir honte d’être heureux ? Le souci du devoir fonctionne-t-il comme obstacle à le recherche du bonheur ? Ce qui nous procure du bonheur est-il inversement proportionnel à ce qui est vertueux ? Du point de vue du devoir, le souci du bonheur peut paraître frivole, ce qui laisse supposer que le devoir entraîne nécessairement une dose de déplaisir alors que le bonheur se caractériserait par le plaisir. Mais c’est oublier que le devoir peut être source de satisfaction, et que les divers déplacements de sens des deux termes permettent de penser leur articulation en bien des sens. L’accomplissement du devoir suppose-t-il la mise à l’écart de la question du bonheur, ou au contraire la recherche du bonheur est-elle le premier devoir et donc la condition de l’accomplissement des autres ?
Question : Pour le devoir, le bonheur est-il un obstacle ou une chance ?


1. Bonheur et malheur.
L’opinion commune nous dirait ici qu’il faut présenter cette articulation comme une disjonction : nous sommes heureux ou malheureux. L’existence serait donc destinée à être dominée par l’un ou l’autre de ces termes. Lequel est la règle, lequel l’exception ?


a) Le bonheur comme exception.
Une première définition possible du bonheur serait ici une définition négative, et définirait le bonheur par l’absence de son contraire. Ici, on appelle bonheur les trêves et les rémissions de nos malheurs ; le malheur est le fil directeur de l’existence, mais ça et là le ciel se dégage et nous sommes fugacement heureux. Ainsi Montaigne (penseur et homme politique français, 1533-1592) dit-il que « notre bien-être, ce n’est que la privation d’être mal » . Ce qui fait le malheur continu de l’homme dans la vision qu’en a Pascal (mathématicien, physicien, théologien et philosophe français, 1623-1662), c’est l’ennui : non seulement les soucis dont toute l’existence est traversée, mais l’ennui existentiel qui est le propre de la condition humaine : « l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui, par l’état propre de sa complexion » . Cet ennui ne peut être interrompu que par l’action qu’il entreprend pour s’en détourner, s’en divertir : il faut se détourner de l’ennui par l’action, s’en remettre à « la plongée dans le tourbillon des affaires en vue de l’affairement même » .

Tel est le sens de ce que l’on nomme le divertissement pascalien, qui fait du bonheur une exception au malheur. Le malheur est la règle, le bonheur un répit bref et incertain, tant nous ne pouvons nous réfugier de l’ennui que dans le divertissement au sens pascalien, c’est-à-dire fuir l’absurdité de la vie par l’affairement et le tourment. Le devoir, non au sens strictement moral, mais au sens étendu des obligations, devient alors une figure à la fois de ce malheur et de ce divertissement : comme souci et comme affairement, le devoir hypothèque notre bonheur. Nos pensées sont affairées, nous avons toujours plus urgent à faire que de savourer notre bonheur et autre chose à penser. Nous construisons des obligations et des soucis qui nous éloignent du bonheur donné. Blasés par les occupations, nous ne savons plus nous étonner.

Cette thèse repose sur l’idée pessimiste, ou en tout cas l’esprit de sérieux selon lesquels sa nature prédispose davantage l’homme au malheur qu’au bonheur : « ou l’on pense aux misères que l’on a ou à celles qui nous menacent. Et quand on se verrait même assez à l’abri de toutes parts, l’ennui, de son autorité privée, ne laisserait pas de sortir du fond du cœur, où il a des racines naturelles, et de remplir l’esprit de son venin » . Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) affiche une position analogue lorsqu’il montre que le premier horizon humain est celui de la souffrance, qui relègue celui du bonheur au second plan : « on s’estime déjà heureux de s’être sauvé du malheur, d’avoir échappé à la souffrance […] De façon tout à fait générale, la tâche de l’évitement de la souffrance repousse à l’arrière-plan celle du gain du plaisir. » Le bonheur ne se présente donc pas comme une réalité positive : il n’est que le nom que nous donnons à l’interruption de son contraire, le malheur, qui, lui, existe positivement comme horizon inévitable de l’existence humaine.

b) Bonheur et conscience.
On peut imputer cet état de choses à l’existence de la conscience : ce serait la conscience elle-même qui ferait notre malheur, comme conscience de la mort. Merleau-Ponty (philosophe français, 1908-1961) disait ainsi que « toute conscience est donc malheureuse, puisqu’elle se sait vie seconde, et regrette l’innocence d’où elle se sent issue » . La distinction de Merleau-Ponty est entre exister et vivre : exister est bien moins que vivre, puisqu’il nous faut toujours nous mettre en quête d’un sens qui reste absent : comme le bonheur, la « vraie vie » est toujours ailleurs, plus loin et plus tard. Le bonheur serait réservé à celui qui est à l’extrême limite de la conscience, comme le nouveau-né, qui ne se rend pas encore compte de ce qui l’attend : le bonheur est insouciance mais la conscience est souci. Au lieu d’être là où je suis et quand je suis, je suis toujours au-delà : je ne suis jamais à ce que je fais, jamais à mon bonheur.

Ce qui fait de l’expression « conscience malheureuse » une sorte de pléonasme nous est expliqué par Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) dans la construction de l’identité. C’est comme non-coïncidence à soi que la conscience est fondamentalement malheureuse : « La conscience malheureuse est la conscience de soi, comme essence doublée et encore seulement empêtrée dans la contradiction. » C’est en tant qu’elle est scindée que la conscience est malheureuse, comme « essence doublée » qui cherche à refaire son unité. Tout se passe donc comme si la conscience interdisait structurellement le bonheur, en tout cas à l’homme ; mais d’un autre côté, n’y a-t-il pas de bonheur qu’humain ?

c) Bonheur et conscience du bonheur.
Devant les inconvénients de la conscience, on peut toujours rechercher un moyen pour la fuir : les paradis artificiels détournent, abolissent ou désinhibent la conscience en vue du bonheur. Le plaisir pur veut abolir la conscience, mais la conscience n’aura de l’orgie que de mauvais souvenirs : « on hésite entre un plaisir qui est pur à la seule condition de rester inconscient et une conscience du plaisir qui a presque nécessairement un goût très amer » . Mais devra-t-on appeler bonheur un moment dont je ne me suis pas aperçu ? Pourra-t-on dire d’un bonheur dont je n’ai pas eu conscience que c’était un bonheur ? Faut-il alors conclure que le bonheur n’est qu’une illusion rétrospective, comme lorsque l’on dit après coup : j’ignorais mon bonheur ? Mais alors nous nous heurtons à un autre obstacle : un bonheur dont nous ne nous apercevons pas n’en est pas vraiment un, sinon il faudrait envier le bonheur des objets, qui ne se rendent compte de rien. Il n’y aurait donc pas plus de bonheur sans conscience que de conscience heureuse : l’aporie du bonheur consiste donc en ceci que la conscience est la condition du bonheur (pour être heureux il faut que je le sache) et qu’en même temps elle l’interdit (il n’y a pas de conscience heureuse).

Canguilhem (philosophe et épistémologue français, 1904-1995) dresse ainsi une analogie entre le bien moral et la santé, pour leur trouver ceci de commun que « nul n’est sain se sachant tel » . Il en serait de même pour le bonheur : « on n’est jamais si heureux ni si malheureux qu’on se l’imagine » , on exagère toujours nos malheurs comme nos bonheurs. La mesure de mon bonheur m’échappe dans le présent : Jankélévitch (philosophe et musicologue français, 1903-1985) nous montre ainsi que « le bonheur […] n’a pas de présent, mais seulement un passé et un futur » . Ce n’est que quand je perds mon bonheur que je sais a posteriori que j’aurais dû m’en estimer heureux : ce serait le signe que justement le bonheur ne se signale pas comme tel, que rien ne manifeste sa présence de façon perceptible : le bonheur n’est donc ni un objet de la perception, ni un objet de la raison, mais de l’imagination. Comme tel, il paraît devoir échapper à tout stratégie visant à l’obtenir, puisqu’au fond, on ne sait pas, autrement qu’en rêve, ce que c’est que le bonheur : « il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action » .

2. La conquête du bonheur.
Quelle stratégie est de nature à nous rapprocher du bonheur : faut-il se mettre en quête du bonheur ou le laisser venir ?

a) Le bonheur comme promesse.
Le bonheur a quelque chose à voir avec la question du désir. Comment le désir sera-t-il heureux ? Un double péril le menace : mourir en tant que désir, c’est-à-dire être satisfait ; et en même temps, mourir de désir, c’est-à-dire n’avoir jamais été satisfait. Toute stratégie savante du désir se méfie de la jouissance, et, Rousseau (philosophe suisse, 1712-1778) montre par exemple qu’on et paradoxalement heureux qu’avant de l’être. Ainsi le désir n’entrevoit-il le bonheur que dans l’imminence de sa satisfaction, quand il échappe au malheur de la frustration sans avoir encore perdu ses rêves. Ce n’est pas par hasard que tous les couples considèrent le début de leur amour comme leur moment magique, comme l’élan que tout ce qui suit cherchera à entretenir : le bonheur n’existe alors que comme promesse de lui-même, de même que Stendhal (écrivain français, 1783-1842) définit l’amour comme une promesse de bonheur plutôt que comme bonheur. C’est l’instant de bonheur, qui le fait surgir comme interruption du temps, comme éternité d’un moment.

Kant (philosophe allemand, 1724-1804) a donné une figure de ce bonheur du juste-avant : c’est l’enthousiasme, comme capacité de déceler des signes du règne des fins, dans la philosophie de l’histoire ; ou comme mode de présentation de l’idée, dans celle du jugement de goût. »L’Idée du bien accompagnée d’émotion se nomme enthousiasme. Cet état d’âme semble à ce point sublime que l’on prétend communément que sans lui on ne peut rien faire de grand. » L’enthousiasme décèle là où il n’y a rien encore à voir, voit le bonheur de la fin et de la satisfaction avant que nous ne le gâchions en le vivant. Il est alors prudent de s’en tenir à ce juste-avant, comme dans les contes de fées, qui ne s’intéressent qu’au règlement des obstacles qui empêchent le prince et la princesse de se retrouver, la suite étant renvoyée, par une ellipse temporelle, à l’après-récit : ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants.

b) La chasse et la prise.
Même si on le suppose acquis, le bonheur est rare et fragile : il a toujours à craindre l’arrivée inopinée et toujours possible du malheur, au point qu’on peut se demander, comme Epicure (philosophe grec, 342-270) ou Aristote (philosophe grec, 384-322), si l’on ne peut dire d’un homme qu’il a été heureux qu’une fois qu’il est mort, tant la vie qui me reste peut encore me réserver quelque catastrophe. Même la recherche active du bonheur semble rendre le bonheur indéfini, le repoussant plus loin à mesure qu’elle le cherche. C’est la critique que fait Scheler (philosophe allemand, 1874-1928) de la stratégie hédoniste, celle dont le comportement peu se définir par « la fuite devant la souffrance, la tentative pour atteindre, par la force de la volonté, un surcroît de plaisir » .

C’est que ce calcul est toujours déçu, parce que la recherche du bonheur a le pouvoir paradoxal de la faire fuir : « il t a des choses qui, précisément, ne s’obtiennent pas quand elles sont devenues le but conscient de l’activité ; et des choses qui arrivent d’autant plus sûrement qu’on avait voulu les éviter. Il en est ainsi du bonheur et de la souffrance. Le bonheur fuit le chasseur dans des régions de plus e plus lointaines ; et la souffrance se rapproche d’autant plus du fuyard qu’il la fuit avec plus de crainte. » Il en va du bonheur comme des objets que nous cherchons, ou des mots que nous avons sur le bout de la langue : il semble que nous soyons destinés à ne les trouver que précisément lorsque nous renonçons à les chercher. Le bonheur trouve ici sa figuration la plus fine dans le mythe d’Orphée, qui ne peut regarder Eurydice sans la condamner, et qui doit donc y renoncer pour ne pas la perdre. Jankélévitch y revient avec Scheler puis Proust (écrivain français, 1871-1922) : « si la souffrance poursuit le fuyard, dit Max Scheler, le bonheur fuit le chasseur ; Proust lui aussi parle de « l’impuissance où on est de trouver du plaisir quand on se contente de la chercher ». Disons à notre tour : la conscience l’éloigne en prétendant le retenir, ou le manque en voulant le forcer » .

c) Le bonheur comme étonnement.
La chasse vaut donc peut-être mieux que la prise, mais elle sera malheureuse de prendre et de ne pas avoir pris : c’est peut-être que la chasse elle-même se méprend sur la nature même du bonheur. Un plaisir programmé n’est plus un plaisir : le bonheur est peut-être alors de l’ordre du donné, et non de ce qu’il faut construire. Admettons que le bonheur soit dans l’amour : l’amour se trouve mais ne se cherche pas, la rencontre ne signifie rien si elle est organisée. Comme la rencontre, le bonheur est d’une absolue contingence, rien ne le détermine ni ne le prévoit. Le bonheur nous étonne et nous prend par surprise, et il suppose donc, pour être et pour être vécu, la capacité à être étonné, la disponibilité pour notre propre étonnement. Or la façon dont nous vivons, toute faite de gestion d’un temps balisé d’avance par les projets, les ambitions et les habitudes, semble s’y opposer : nous ne sommes pas faits pour le bonheur parce que nous ne savons pas le mériter. Nous avons rarement du temps pour le bonheur, parce que le temps planifié est celui où l’étonnement n’a plus de place.
Nous courons et capitalisons, et l’acquisition forcenée nous empêche de découvrir : « Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoins » . Notre être social est tourné vers l’avoir, car « nous sommes pleins de choses qui nous jettent au-dehors. Notre instinct nous fait sentir qu’il faut chercher notre bonheur hors de nous » . Mais il y a maintes façons d’être au monde, et l’étonnement qualifie l’être, ce que nous sommes, et non l’avoir, tant les objets de nos désirs finiront par nous lasser. L’étonnement, c’est excès de l’être sur l’avoir : voilà pourquoi l’époque est à la redécouverte de petits bonheurs, des premières gorgées de bières ou d’autres euphories miniatures : il n’est point besoin des grandes ou des très grandes choses pour être heureux.

3. Bonheur et devoir.
a) Le bonheur comme horizon nécessaire du devoir.

Si le bonheur est une fin universelle, ne sommes-nous moraux qu’en vue du bonheur ? La recherche de la bonne conscience, par exemple, ne figure-t-elle pas cet état d’une conscience heureuse (soulagée) et morale ? L’impératif de santé permet peut-être d’articuler les notions de devoir et de bonheur, se trouvant du côté du bien-être et du bonheur comme dans la santé physique, et du côté du devoir, comme dans la santé morale. Ainsi peut-on se demander si au fond devoir et bonheur, loin d’être seulement articulables, ne seraient pas les noms de deux métaphores de la même chose.
A cet égard, il faut prendre en compte la position des sagesses antiques, et de la valeurs que stoïciens (On peut résumer cette doctrine à l'idée qu'il faut vivre en accord avec la nature et la raison pour atteindre la sagesse et le bonheur.) et épicuriens (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axée sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère dont le but ultime est l'atteinte de l'ataraxie. C'est une doctrine matérialiste et atomiste. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffrance il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.) ont mise au premier plan de leur exigence : l’ataraxie, l’absence de troubles. L’ataraxie est-elle la fin du devoir ou la fin du bonheur ? La morale stoïcienne met le bien et la vertu au premier rang, les distinguant du bonheur en vue duquel les actes vertueux sont pratiqués : l’ataraxie est la fin, le bonheur est ce qui l’accompagne. Dans la morale épicurienne, au contraire, c’est le plaisir qui est recherché, l’ataraxie venant se subordonner à cette fin. Ainsi le bonheur accompagne le primat du devoir (chez Epictète) et le devoir accompagne le primat du bonheur (chez Epicure).
La façon dont la théorie kantienne de la morale fonde le devoir n’admet que des motifs du devoir rationnels. Cette théorie se définit donc comme autonomie : la raison commande directement à la volonté, comme faculté supérieure de désirer. Le sentiment de plaisir et de peine, qui se préoccupe du bonheur, relève de la faculté intérieure de désirer. Or la morale ne peut se fonder sur des principes empiriques, mais seulement sur des principes rationnels. Il s’agit donc de procéder à une distinction entre devoir et bonheur, distinction fondée sur le fait que la doctrine du bonheur « est toute entière fondée sur des principes empiriques qui ne forment même pas la plus petite partie » de la doctrine du devoir. Ecarter la recherche est donc un préalable absolu à toute définition du devoir, et en cela au moins, dans cette étape initiale, le bonheur doit être mis de côté, ce qui ne signifie pas que la raison pratique ne s’en préoccupera plus : « cette distinction du principe du bonheur et du principe de la moralité n’est pas pour cela une opposition, et la raison pure pratique ne veut pas qu’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement, qu’aussitôt qu’il s’agit de devoir, on ne le prenne pas du tout en considération » . C’est finalement l’attitude vis-à-vis d’une fin qui distingue le plus nettement ces deux impératifs. L’impératif moral n’est le moyen d’aucune fin, il se porte inconditionnellement sur ce qui est moral, c’est-à-dire universalisable. L’impératif du bonheur vise une fin alors que l’impératif du devoir ne se laisse pas détourner par la considération d’une fin.

b) Le devoir responsable du bonheur.
Faut-il que le bonheur, chassé de l’impératif moral au moment de sa formulation et de son application, doive nécessairement venir l’accompagner ? Kant examine, pour le réfuter, cette articulation analytique (pour Kant, le jugement analytique ne fait qu’expliciter ce que contient un concept) des concepts de devoir et de bonheur, pour réfuter les épicuriens et les stoïciens. La formulation épicurienne de cette articulation est pour Kant la suivante : le devoir est subordonné au bonheur, c’est le bonheur qui est la cause de la moralité, et la moralité n’est qu’un effet, comme si « celui qui cherche son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant ainsi » . La formulation stoïcienne serait alors la suivante : le bonheur ne fait qu’accompagner le devoir tout en lui restant subordonné, le devoir est la cause et le bonheur n’est qu’un effet, « comme si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto par la conscience d’une telle conduite » .
La première affirmation doit être pour Kant écartée, le désir du bonheur ne peut constituer le mobile de la morale, faute de quoi nous serions placés en situation d’hétéronomie (L’hétéronomie, contraire de l’autonomie, se conçoit mieux en regard des concepts typiquement marxiens de valeur d'usage et de valeur d'échange. Aux comportements sociaux d’autonomie et d’hétéronomie correspondent les caractères psychologiques d’introversion et d’extraversion d’origine psychanalytique de Jung.). La seconde n’est pas absolument fausse, mais elle reste indéterminable : la maxime de la vertu n’est pas toujours la seule cause efficiente du bonheur, aucun enchaînement de ce type n’existant nécessairement dans le monde. Le facteur déterminant qui empêche de tenir compte du bonheur dans la définition du devoir paraît donc être son caractère indéterminable : « par malheur, le concept du bonheur est un concept si indéterminé que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut » . Le bonheur ne peut être l’effet prévisible d’aucune attitude s’il n’est pas déterminable en lui-même.
Si la liaison ne peut être analytique, elle sera, pour Kant, synthétique (pour Kant, le jugement synthétique dit quelque chose sur le monde). Incompatible avec la formulation du devoir du fait de son caractère empirique, impossible à assigner comme effet nécessaire du devoir du fait de son caractère indéterminable, le bonheur ne peut être qu’espéré. Mais en même temps, la prise en compte du désir du bonheur, même si elle ne peut en garantir la satisfaction, est néanmoins une des responsabilités de la raison. Kant présente cette charge de la raison comme un tribut qu’il faut consentir à notre animalité : « l’homme est un être de besoins, en étant qu’il appartient au monde sensible et, sous ce rapport, sa raison a certainement une charge qu’elle ne peut décliner en vue du bonheur de cette vie » . Notre condition rend inévitable une synthèse des deux concepts qui, du strict point de vue analytique, ne peut pour Kant être accordés.


c) Un devoir de bonheur ?
Cette responsabilité de la raison peut-elle être elle-même qualifiée de devoir ? La prise en compte nécessaire du bonheur, même sur le compte de la condition, peut-elle finalement faire figure de partie intégrante du devoir ? Cela reviendrait à parler d’un devoir que nous aurions vis-à-vis de notre propre bonheur, ce que même Kant ne nie pas tout à fait : « assurer son propre bonheur est un devoir (au moins indirect) ; car le fait de ne pas être content de son état, de vivre pressé par de nombreux soucis et au milieu de besoins non satisfaits pourrait devenir aisément une grande tentation d’enfreindre les devoirs » . Voilà le bonheur qui accède au rang de devoir, non pas immédiatement, mais de façon médiate (qui suppose un processus ayant impliqué un intermédiaire). La Critique de la Raison pratique relève elle aussi cet argument selon lequel il ne faudrait pas que le malheur ne déchaîne l’immoralité, tout en ajoutant une idée différente : « ce peut être même à certains égards, un devoir de prendre soin de son bonheur : d’une part parce que le bonheur (auxquels se rapportent l’habileté, la santé et la richesse) fournit des moyens de remplir son devoir » .
Si le bonheur peut bien contribuer à alimenter la morale, c’est aussi qu’il vaut mieux, à choisir, que ce soit le bonheur qui nous rende moraux plutôt que le malheur. Il s’agit en effet de veiller à ce que le malheur ne devienne pas le mobile inavoué de la moralité : la moralité ne peut être réductible à l’aigreur, ce qui impose de ménager au bonheur une place dans la morale. Faute de cela, toute théorie de la morale et du devoir prêterait le flanc aux démystifications cyniques, promptes à n’y voir qu’un déguisement de la convoitise ou de la jalousie.

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