mardi 24 mars 2009

Cours : le désir

Introduction.

Etymologiquement, le mot « désir », de « désirer », provient du latin desiderare qui signifie « regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose ». Le désir se distingue du besoin, simple incitation physiologique. Je peux, par exemple, éprouver des crampes d’estomac sans savoir que ma douleur tient au manque de nourriture. Le désir est la tendance devenue consciente de son objet. Je prends conscience que j’ai faim et mon désir va alors se rapporter à un objet précis : telle ou telle nourriture.

Repère conceptuel : besoin/désir.

On oppose le caractère naturel du besoin au caractère artificiel du désir. Manger, boire, dormir seraient des besoins naturels, d’origine corporelle, tandis que manger un met raffiné serait un désir artificiel d’origine psychique (trouvant sa source dans la pensée ou l’imagination).
Le besoin se traduirait par un manque dont la satisfaction est nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme. En revanche, le désir serait contingent, autrement dit, on pourrait choisir entre le satisfaire ou non. Ne pas satisfaire un besoin fondamental entraîne une carence. Ne pas satisfaire un désir se traduit pas une frustration plus ou moins justifiée. C’est dire que le besoin serait un manque objectif, mesurable, tandis que le désir serait un manque subjectif lié à ce que le sujet éprouve indépendamment de ses besoins objectifs. Mais toutes ces distinctions sont ambiguës : il y a des besoins sociaux aussi nécessaires que les besoins organiques, comme le besoin d’un moyen de transport pour aller travailler. Quant au désir lui-même, n’apparaît-il pas comme une nécessité pour vivre ou tout au moins exister ? Chez les philosophes grecs, la distinction entre besoin et désir n’est pas problématisée. Pour Epicure (philosophe grec, 342-270), par exemple, manger et boire relèvent des désirs naturels tout comme les plaisirs de l’amitié ou de la discussion. Le problème est de distinguer les vrais plaisirs des faux désirs.

Définition, problématisation.

Le désir peut d’abord être saisi dans sa relation avec le besoin, même si l’apparente synonymie des deux termes rend la tâche difficile. Quelle différence entre avoir soif et désirer un verre d’eau ? Une première ligne de partage possible est celle de la nature et de la culture. Le besoin en effet se comprend comme nécessité naturelle, alors que le désir est culturel : j’ai soif, c’est-à-dire besoin de boire, mais le choix de la boisson et la façon de la boire sont libres et culturels. La question du critère se reporte alors sur celle de la frontière, de la limite : à partir de quoi, de quand, un besoin devient-il un désir ? Le désir est-il l’inévitable prolongement du besoin, son expression humaine si tant est qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables, ou bien le désir recèle-t-il une différence irréductible, comme dans la gourmandise, où le désir ne se fonde plus sur aucun besoin ?
Question : Entre besoin et désir, y a-t-il continuité ou discontinuité ?

Si l’objet du besoin est naturel, il est nécessaire ; si l’objet du désir est culturel, il est donc contingent. Alors pourquoi notre désir se porte-t-il sur tel objet plutôt que sur tel autre ? Qu’est-ce qui fait que je désire ceci plutôt que cela ? Deux pistes se présentent : mon désir peut être imputé au mérite de son objet. Cette femme est désirable, et m’inspire donc du désir. Mais je puis être indifférent à celle que mon voisin désire. Je ne désire donc pas tout le désirable, ni même que le désirable, puisque aussi bien l’interdit est l’objet du désir. L’autre voie consiste donc à dire que je suis un être désirant, qui investit tel ou tel objet comme un corrélat de son désir : je ne l’aime pas parce qu’elle est aimable, mais elle est aimable parce que je l’aime et que je suis aimant. Le désir relève-t-il de l’attractivité de l’objet ou d’une disposition du sujet ?
Question : L’objet du désir est-il donné ou construit ?

Le désir n’est pourtant pas seulement contingent : l’objet du désir peut importer davantage que celui du besoin ; j’aime, je n’en dors plus et je n’en mange plus. C’est la notion de passion qui articule ici besoin et désir, en cumulant la nécessité du besoin et l’apparent arbitraire de l’objet du désir. La passion exacerbe ma dépendance vis-à-vis de l’objet du désir, menaçant ma liberté, tout en nourrissant la surenchère du désir : il n’en faut pas plus pour justifier de la passion sa réputation ambiguë et sulfureuse. Une passion est-elle ce qui éclaire une vie ou ce qui la cache ? La question ici relève de la morale (Est-il bon d’être passionné ?), mais surtout de la sagesse.
Question : La passion est-elle ce qui fait notre malheur ou notre bonheur ?

1. Le désir n’est-il qu’un besoin ?
a) Besoin et nature.


Le besoin apparaît à première vue comme un fait de la nature. Le besoin se définit en effet par la nécessité physiologique : je dois boire, manger, dormir, etc. Encore faut-il savoir où s’arrête cette liste, c’est-à-dire s’il y a une limite au caractère naturel du besoin. Cette limite est déterminante dans la philosophie épicurienne, parce qu’elle a mis la compréhension de la nature en son centre. Ainsi la vie y est-elle définie comme un état d’équilibre naturel, entre douleur et plaisir. Tout homme en effet poursuit le plaisir et repousse la douleur : « Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? » ? L’épicurisme (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axé sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffranc,e il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.), contrairement à la caricature qu’on en popularise souvent, ne cultive pas sans distinctions besoins et désirs, mais s’efforce de distinguer le naturel de ce qui ne l’est pas, le besoin du désir.

Il suffirait donc en gros de s’en tenir au besoin naturel pour échapper à la tourmente du désir. Mais cela est-il seulement possible ? Puisque l’homme « qui ne voudrait que vivre vivrait heureux » (Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778), c’est vouloir avoir ce qui nous éloigne du bonheur. Il faudrait pour cela qu’existe un état de nature, fiction de méthode qui décrit un état dans lequel la malédiction de la surenchère des besoins ne s’est pas encore produite. Mais n’a-t-il pas toujours été trop tard ? Rousseau le dit bien implicitement, qui reconnaît « que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le moyen de la satisfaire » . Il y aurait donc non pas une rupture radicale, mais au contraire une certaine continuité entre les vrais besoins (ceux qu’il suffirait de satisfaire pour être heureux), et les faux, ceux qui nous engagent dans la surenchère. Ainsi le besoin est-il aliénant parce qu’il est insatiable, et qu’il nous contraint à la malédiction du travail (cf. le chapitre sur le travail, travail vient du latin tripallium qui signifie torture) : la décadence vers l’état civil est chez Rousseau le saut du travail et de la propriété.

Il paraît donc impossible, utopique, de confier son bonheur à la seule satisfaction des besoins, parce que la limite qui les sépare des désirs semble toujours déjà perdue ou franchie en nous. A quoi en moi pourrais-je faire confiance pour distinguer vrai et faux besoin ? Y a-t-il en nous quelque instinct capable de nous dire quels aliments sont nécessaires à notre équilibre nutritif, ou bien au contraire puis-je repousser un aliment qui est bon pour la santé et convoiter un champignon vénéneux ? Descartes (1596-1650, philosophe, mathématicien, et physicien français), qui veut montrer que le goût est trompeur, note bien par exemple que « nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu’ils désirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire » . Puisque le désir peut déborder le besoin (dans la gourmandise, je désire manger sans faim) ou le méconnaître (l’anorexique ne désire pas manger alors qu’il en a besoin), rien en nous ne semble nous indiquer la limite de nos besoins naturels.

b) Vrais et faux besoins.

La frontière entre vrais et faux besoins est aussi la frontière du luxe : on peut parler de luxe à partir du point où non seulement le superflu s’affirme au-delà du nécessaire (chez chacun, ou plutôt chez les uns au détriment des autres, très riches au détriment des très pauvres par exemple). On peut certes, comme Rousseau, dénoncer l’engrenage de la perfectibilité, qui raffine les besoins (et crée ces « fantaisies » qu’évoque l’Emile, ces désirs qui ne sont pas de vrais besoins) et les rend de plus en plus superflus à mesure qu’il les satisfait : mais il ne s’agit pas encore de luxe, tant celui-ci ne commence à proprement parler que là où le superflu remplace le nécessaire au lieu simplement de s’y surajouter. Ainsi ne peut-on, pour Bergson (philosophe français, 1859-1941), dénoncer un progrès technique coupable d’imposer aux hommes « des besoins de plus en plus artificiels » , car ce n’est pas la nouveauté du besoin qui est en cause, mais l’oubli des besoins anciens. Du progrès il faut donc conclure que « sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu » .

Si donc le nécessaire mène imparablement au superflu, le besoin ne peut mener qu’au désir. En s’arrachant à sa dépendance vis-à-vis de la nature par le travail, l’homme rentre dans la culture : le passage du besoin au désir est le prix de sa liberté. La nature n’est donc pas auto-suffisante, comme l’exprime la critique hégélienne de Rousseau : « c’est une opinion fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples » . La simplicité du besoin naturel n’est donc qu’illusoire : en réalité, tout besoin est complexe, composite, parce qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables (je ne peux séparer ma soif, besoin naturel, du mode de satisfaction que j’envisage, mettons un jus d’orange, un désir culturel). C’est d’ailleurs là ce qui fait pour Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) l’humanité de l’homme : l’homme ne peut en rester au besoin comme l’esprit ne peut rester engoncé dans la nature.

Le besoin est donc toujours déjà composite et complexe, le culturel y est inscrit d’avance. Aussi n’est-il pas rare de voir dans l’emploi du mot « besoin » une métaphore du désir : Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) par exemple explique la régression à l’infini de la notion de travail par une surenchère du besoin : « l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice : il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins » . Ce propos éclaire la continuité du besoin au désir : dès lors que la borne naturelle du besoin est introuvable, il n’y a plus de limites à la sécurité : quand est-on à l’abri du besoin ? Ainsi le besoin, en ce qu’il peut être second, créé, n’est-il qu’une métaphore du désir, ou, si l’on préfère, le signe de la continuité humaine du besoin au désir : seul l’animal n’aurait que des besoins, mais à proprement parler il n’en a pas, puisqu’il lui suffit de les satisfaire. Nos besoins à nous mènent au désir.

c) La surenchère du désir.

C’est la surenchère qui marque la différence de degré du désir sur le besoin : le besoin devient désir lorsque plus rien ne le limite. Jamais à l’abri du besoin, je le serai encore moins du désir : aucune richesse ne me suffira jamais, et le gagnant du Loto, que j’imagine comblé parce que je ne le suis pas encore, trouve rapidement qu’il peut rêver à plus. Michaux (écrivain et peintre belge rattaché au Surréalisme, 1899-1984) le disait : « le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins, on ne te privera pas, même indigent » . C’est que le désir renaît renforcé de sa propre satisfaction, comme dans l’analyse hégélienne, où c’est le caractère fini de son objet qui rend le désir infini par définition : « puisque la satisfaction ne peut se produire que dans ce qui est singulier, et que ce dernier est simplement passager, le désir s’engendre lui-même à nouveau dans sa propre satisfaction » . C’est la régression à l’infini du désir, et comme « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoirs » , le désir ne paraît promettre le bonheur qu’à condition de désirer toujours et encore.

Entre le désir qui poursuit sa satisfaction, et la satisfaction qui ranime le désir, un cercle vicieux s’esquisse : cette convoitise inextinguible, qu’elle soit besoin ou désir, est prise dans la dialectique du plaisir. C’est là le débat du Gorgias, sur les implications morales : Calliclès le sophiste y défend l’idée d’une vie exaltant tous les plaisirs, à partir de l’image socratique du tonneau. « La vie de plaisirs est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » : il faut donc pouvoir vider le tonneau pour pouvoir le remplir.
Au fond, la perspective de la satisfaction ne l’emporte pas sur celle du désir ultérieur, comme si tout désir était finalement désir de désirer. Cela ne va pas sans paradoxes, puisque je suis finalement conduit à condamner la jouissance en la retardant au nom d’un désir ultérieur qui entre-temps m’aura fui : ainsi Léopardi (philosophe, moraliste et poète italien, 1798-1837) note-t-il que « l’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir » . Il s’agit donc de se garder quelque chose à désirer, quitte à devoir spéculer en vain : la cigale prend le risque de la faim, mais la fourmi celui de l’ennui. Le bonheur de la chasse surpasse encore celui de la prise, tout n’est pas dans la satisfaction achevée mais dans la satisfaction imminente : Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) dit justement que « la félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir » .

2. Désirer toujours en vain ?
a) La médiation de l’autre.


C’est là d’abord le résultat de la médiation d’autrui : lorsque Sartre (écrivain et philosophe français, 1905-1975) dit que le désir est une « invite au désir » , c’est au désir de l’autre. Ainsi pouvons-nous comprendre le seuil du désir par rapport au besoin : c’est la médiation des autres hommes qui transforme le besoin en désir. Je désire avoir toujours plus, mais toujours plus que l’autre, être l’objet de son envie : c’est précisément en cela que le désir relève de la culture. Le caprice est de ce point de vue le prototype du désir, en ce qu’il relègue son objet au second plan : sitôt obtenu, l’objet du caprice est dédaigneusement rejeté, tant il s’agit plutôt, dans le caprice, de manifester ma volonté et d’imposer aux autre mon pouvoir d’obtenir. L’analyse kantienne fait valoir que « toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humains à humains et non vers les choses » . Je veux non pas avoir de plus en plus d’argent, mais en avoir plus que les autres et devenir l’objet de leur envie.

Le désir n’est donc rien d’autre que le désir du désir de l’autre. Proust (écrivain français, 1871-1922) a donné à cette idée, dans son analyse de la relation qui lie le narrateur à Albertine, toute son acuité. Lorsqu’Albertine enfin se donne à lui, le narrateur s’aperçoit que plus il la possède, et moins son désir est satisfait, parce que son désir finalement était qu’elle le désire, et non qu’elle se laisse faire. Le contrepoint est offert par les femmes des maisons closes : « si elles nous attirent si peu, ce n’est pas qu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sont toutes prêtes ; que ce qu’on veut précisément atteindre, elles nous l’offrent déjà ; c’est qu’elles ne sont pas des conquêtes » . Le désir veut conquérir, il veut, en termes hégéliens, être reconnu par ce qu’il reconnaît : c’est en cela que le désir est désir d’être désiré par ce qu’on désire.

b) Désir et bonheur.

Déçu et dépouillé quand il est satisfait, frustré quand il ne l’est pas, le désir peut-il prétendre au bonheur ? C’est bien en ces termes que Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de lois allemand, 1646-1716) définit le désir : « l’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir » . Mais c’est encore là une définition qui fait la part belle à l’idée de la satisfaction, que l’objet puisse ou non être atteint. La question : « le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l’inaccessibilité de l’objet ou sur l’incapacité du sujet à définir son propre désir ? » ouvre la seconde hypothèse, à un désir tragique. Dans ce cas en effet, « le désir lui-même ne renvoie à aucune satisfaction possible ni pensable » . Le désir est alors besoin de ce qui n’est pas, d’un objet qui n’est pas inaccessible, mais pire encore, introuvable. Et si le désir était par définition désir de ce qu’on ne peut avoir ? Comment désirer ce que l’on a , et qui ne nous manque donc pas ?
Telle est la contradiction inhérente au désir : il veut d’un côté jouir et de l’autre côté rester désir, et recherche ce contradictoire « amour réalisé du désir demeuré désir » qu’évoquait Char (poète surréaliste français, 1907-1988). En un sens, la jouissance est l’objet de méfiance parce qu’elle éteindra le désir, ou plutôt parce qu’elle en repoussera plus loin l’incertaine limite. C’est le lieu de se demander si un fantasme doit être ou non réalisé : si non, je risque frustration et névrose, mais si oui, que me restera-t-il à désirer ? Considérant que « l’illusion cesse là où commence la jouissance » , Rousseau exhibe finement la bonheur : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » Ainsi faut-il chérir le désir, et n’entrevoir de satisfaction que pour l’attiser. Mais le risque alors est que le bonheur ne soit qu’une promesse de bonheur, et que le désir soit conduit à se priver toujours pour rester désirant. Il y a donc une malédiction du désir, conduit à repousser toujours plus loin sa proie, comme la poursuite du bonheur éloigne toujours plus le bonheur.

c) L’homme comme être de désir(s).

Si l’important est que le désir demeure désir, alors peut-être faut-il aller jusqu’à voir dans cette notion de désir l’essence même de l’homme. Pour Spinoza (philosophe néerlandais, 1632-1677), l’appétit « n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation » . Voilà qui détache le désir de ses objets, comme si finalement tel et tel objet n’étaient que des étapes jalonnant la route du passionné. La Rochefoucauld (écrivain français, 1613-1680) a décrit ce continuum passionnel : « il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre » .
Il est donc de moins en moins évident que l’objet apparent du désir soit son objet réel. Ce ne serait pas le cas si c’était l’objet de mon désir qui éveillait mon désir, si l’objet du désir était le moteur du désir (dans ce cas, la séduction consiste pour moi à me faire désirer de l’autre en lui démontrant que je suis désirable). Mais on peut soupçonner ici au contraire que l’objet du désir n’en est pas le moteur, mais le prétexte. Spinoza l’affirme avec force : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ne le poursuivons et ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » . Lorsque je justifie mon désir auprès d’autres (en réponse à la question : mais que lui trouves-tu donc ?), j’invoque ce qui me fait désirer : mais ces causes que j’allègue ne sont jamais que des justifications après coup. Cela voudrait dire que le désir tient davantage à une disposition du sujet désirant qu’au mérite de l’objet désiré, que par exemple les qualités de l’être aimé ne sont pas données mais construites par l’amant. Ainsi Pascal (philosophe et mathématicien français, 1623-1662), se demandant ce que c’est d’être aimé, ne tarde pas à conclure que les qualités sont « périssables », non du fait du déclin du corps, mais du fait des intermittences du cœur de l’autre (elle disait que j’étais intelligent lorsqu’elle m’aimait, mais maintenant qu’elle ne m’aime plus elle dit que je suis bête). Ainsi, « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » .
C’est là le syllogisme (sophistique) du désir : je te désire, donc tu es désirable. Dans cette logique passionnelle, « c’est l’amour immotivé qui rend l’être aimé aimable, ce n’est pas l’aimable qui est le motif raisonnable et bienséant de l’amour » . Le désir reconstruit donc son objet, lui prêtant toutes ses qualités : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » . Mais les qualités qu’on prête ne viennent que de nous : « cette femme n’a fait que susciter, par des sortes d’appels magiques, mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblé » , constate le narrateur de La Recherche, surpris d’éprouver à présent pour une autre, après Albertine, un sentiment qu’il croyait « spécial à elle » . Ainsi le désir crée-t-il le désirable, en se polarisant arbitrairement sur un objet ; c’est cette polarisation même qui définit la notion de passion.

3. Passion et sagesse.

L’analyse combinée des notions de besoin et de désir aboutit logiquement à celle de passion : la passion en effet donne au désir le caractère du besoin : la nécessité.

a) L’idéal apathique.

Dans la passion, la logique du désir, déjà désignée comme objet de défiance par de nombreux courants moraux, est portée à l’absolu. Non seulement donc la passion est prise dans la surenchère du désir, mais sa polarisation vers son objet est de l’ordre du nécessaire et non plus du contingent, au point de dépasser le besoin lui-même : le passionné oublie le besoin au profit du désir, et peut mourir d’aimer. Il paraît donc encore plus difficile de lutter contre une passion que de réfréner un désir, mais dans le même temps encore plus souhaitable : quel équilibre, quel bonheur peut-on espérer d’une passion ? C’est tout l’enjeu de la notion de sagesse, telle qu’elle est mise en jeu dans la question qui est au centre du dernier tiers du Gorgias : quel genre de vie faut-il mener ? Calliclès défend l’idée du tout-passionnel : « si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer » . Cette position s’oppose à la position socratique : « au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre ; qui est contente de ce qu’elle a » . Le désir est au ban des accusés, lui qui dérègle la vie humaine en nous conduisant au toujours-plus. Se dessine ici une opposition qui structurera l’histoire de la morale classique, celle de la raison chargée, au nom de la sagesse, de la lutte contre les passions : « cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même » .
Comment dès lors s’attaquer à la passion ? D’abord par la critique du désir, accusé d’être un mode désinvolte de la volonté. C’est qu’en effet « le désir veut la fin sans les moyens qui la médiatisent, le résultat tout de suite et magiquement, sans la malédiction du travail, de la discussion et du devenir » . Implicitement, la passion désirante est ici jugée à l’aune de la volonté rationnelle, qui évalue des moyens en même temps qu’elle pose la fin. Voilà en quoi le désir n’est, en termes kantiens, qu’une modalité inférieure du vouloir, là où au contraire la raison « est une véritable faculté supérieure de désirer » . Voilà posée la grande alternative de la sagesse : quelle forme du vouloir est la plus sage ? Le désir et la passion, qui nous font prendre le risque de l’inquiétude, puisque jamais on ne saurait les satisfaire, ou la volonté rationnelle, qui nous gouvernera au risque de l’ennui ?
La position stoïcienne est typiquement celle qui la première a choisi la seconde alternative, et l’a thématisée. Puisque les choses extérieures ont sur nous, lorsque nous les désirons, l’effet d’une sujétion (dépendance, état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination), alors le seule liberté consiste à nous libérer du désir qui nous soumet, « car ce n’est pas par la satisfaction des désirs que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir » . Ainsi l’idéal stoïcien est-il apathique, son programme moral n’est rien d’autre que la libération vis-à-vis des affects de la lutte. C’est l’accent stoïcien qui resurgit chez Descartes : mieux vaut « changer ses désirs que l’ordre du monde » .

b) La transcendance du désir.

Il n’est pourtant pas dit que le désir soit irrémédiablement engoncé dans l’empirique, et qu’il ne puisse prétendre lui aussi à la transcendance (Pour la transcendance, outre notre monde, il existe une ou plusieurs entités « supérieures », dans le sens où elles peuvent nous voir et agir sur nous mais pas l'inverse.). Dans son analyse du Désir d’Eternité, Alquié (philosophe français, 1906-1985) critique certes la passion comme refus du temps, comme négation du devenir, mais n’est-ce pas là aussi en même temps le signe que la passion est ce par quoi une transcendance est possible ? Partant elle aussi de l’idée d’un désir d’immortalité, Diotime en déduit, dans le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348), l’escalade érotique par laquelle, par degrés, d’un beau corps à tous, « des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines jusqu’à cette connaissance qui constitue le terme » , l’Idée du Bien. Ainsi la passion peut-elle être comprise comme un moment d’un processus rationnel. Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) a célébré cette réconciliation : dans toute passion particulière, quelque chose contribue au concept de l’Esprit, selon un « désir inconscient » . La passion n’est ainsi rien d’autre qu’une ruse de la raison, qui choisit cette figure particulière pour mieux réaliser son universalité.

Pourtant, la logique du désir doit-elle être réduite au rationnel ? N’y a-t-il pas là une forme de prétention et de caricature de la raison, comme si un phénomène ne pouvait recevoir du sens que de sa réduction possible à la raison ? Hume (philosophe, historien et économiste anglais, 1711-1776) devait le soupçonner en protestant de ce que « si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner » . Raison et Passion sont donc strictement hétérogènes, si bien qu’il s’agit davantage d’essayer de comprendre nos affects que de les condamner. La sagesse doit-elle forcément se laisser enfermer dans une alternative du tout-passionnel ou du tout-rationnel ? Plutôt qu’une vaine maîtrise des passions, la sagesse ne consisterait-elle pas dans la compréhension des passions et dans leur équilibre ? Après tout, comme le disait Spinoza, la sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie : la sagesse peut être allègre et non austère, parce qu’elle mène à la joie.

2 commentaires:

Des philosophes a dit…

Ne peut-on distinguer plus simplement ainsi : le besoin est un manque naturel, le désir est un manque social ? Le désir se décline en séductions, artifices, efforts sociaux-économico-culturels… C’est précisément le passage entre besoins animaux et désirs qui nous sépare des animaux. Le désir est objectif, il est la force qui exige beaux habits, maquillage, parfums : un château est le résultat du désir d’un roi ; sa frustration engendre des violences terribles. On désire une voiture plutôt qu’un cheval pour aller à son travail ! Et pour Epicure, la notion de « social » n’existait pas. Sans désirs, sans sa surenchère, nous serions de bêtes. Don Juan finira en enfer.
DéfiTexte
defitexte.over-blog.fr

clovis simard a dit…

(fermaton.over-blog.com),No-1. - THÉORÈME LIBERTÉ. - LA LIBERTÉ VÉRITABLE ?