Lecture du texte
• Epicure s’en prend à ceux qui lisent mal ses textes et déforment sa pensée.
• Thème = le plaisir
• 2 thèses : celle d’Epicure et celle de ses mauvais lecteurs qui interprètent mal sa pensée. Il faut tenter de dégager la thèse d’Epicure de la fausse opinion que s’en font les mauvais lecteurs.
• Faire la distinction entre les plaisirs et le plaisir.
Problématique
L’enjeu principal est de pouvoir mieux vivre en suivant la méthode épicurienne, donnée comme méthode d’obtention du plaisir.
Plan
1. Une mauvaise compréhension de la doctrine épicurienne.
A. « Les plaisirs voluptueux… »
B. « Les plaisirs voluptueux et inquiets »
2. La doctrine des plaisirs expliquée par Epicure.
A. Deux sortes de plaisirs.
B. Le plaisir comme « raisonnement vigilant ».
C. Le plaisir comme conséquence.
dimanche 10 mai 2009
mercredi 6 mai 2009
L'histoire
L’histoire désigne à la fois la réalité historique, le devenir comme succession temporelle, et la discipline historique. Le mot recouvre donc l’objet d’étude et l’étude elle-même. L’histoire en tant que discipline n’est jamais que la connaissance que l’on peut avoir de la réalité passée. Cette connaissance prétend être scientifique : l’est-elle vraiment ? Si oui, en quel sens ?
Définition, problématisation
Il est possible d’envisager une première définition de l’histoire comme succession d’événements historiques, c’est-à-dire l’histoire qu’on fait, plutôt que l’étude de cette succession par des historiens. Ce principe de succession a son importance : s’agit-il d’une accumulation de faits sans direction ni sens, ou au contraire l’histoire est-elle une succession cyclique, organisée, répétitive ? La question est donc de savoir si l’histoire est dirigée par un principe d’ordre, ou si elle est laissée au chaos et à l’incertitude. Dans la première hypothèse, rien ne pourrait être autrement et l’histoire est donc nécessaire ; dans la seconde, tout pourrait toujours être autrement et l’histoire est donc contingente. L’histoire est-elle contingente ou nécessaire ?
L’histoire peut également se comprendre comme récit d’une suite d’événements : l’histoire est une discipline pratiquée par des historiens. Son objet doit donc attirer notre attention : tous les faits ne sont pas historiques, c’est l’historien qui en dégage les événements. Mais en quoi alors l’événement se distingue-t-il du fait ? Est-ce l’événement qui se signale à nous en tant que tel, ou bien au contraire est-ce l’observation humaine qui le désigne comme tel ? Cette seconde idée semble validée par le fait qu’on range dans la préhistoire les faits qui ne bénéficient pas d’un témoignage humain puisqu’antérieurs à la naissance de l’écriture. Mais alors, la question se pose : l’événement historique est-il quelques chose de donné ou de construit ?
Y a-t-il un sens de l’histoire, l’histoire tend-elle vers une fin et progresse-t-elle ? Vouloir penser un progrès de l’histoire, c’est ménager l’espoir que la temporalité humain est capable de leçons, et que le mal passé n’a pas été vain. Sans cela, l’histoire serait désespérante. Mais, si l’on regarde le monde avec lucidité, n’est-ce pas pourtant le constat qui s’impose ? Il faudrait donc dénoncer l’idéal du progrès humain comme autant d’utopies dangereuses, et se méfier du totalitarisme intellectuel que dissimule toute histoire universelle. C’est entre deux extrêmes qu’il s’agit de penser le progrès humain dans l’histoire. Le progrès dans l’histoire est-il une utopie dangereuse ou un espoir raisonnable ?
1. Le sens de l’histoire.
Dans la Grèce antique, le devenir est répétition, retour cyclique scandé par les fêtes, dominé par le rythme des saisons. Il n’est qu’à lire Platon (philosophe grec, 427-348) pour comprendre que le temps est désordre et chaos, qu’il n’est que l’image mobile, imparfaite de l’humanité. La sagesse humaine réside donc dans la subordination à l’ordre cosmique, dans la contemplation de l’immuabilité divine et non dans la liberté créatrice.
A. Histoire universelle et téléologie.
Si l’histoire a un sens, c’est qu’elle tend vers une certaine fin, que celle-ci soit définie ou indéfinie. Il y a donc une fin de l’histoire, fin à partir de laquelle son développement peut être compris. On appelle téléologique une théorie qui explique un processus par sa fin : il y a donc un lien entre l’idée de progrès et l’idée téléologique d’une histoire universelle qui explique chaque événement à partir d’un principe, ici une fin.
Les conceptions chrétiennes de l’histoire ont été de ce point de vue les premières histoires universelles, parce que les premières à considérer que l’histoire (de même que la politique et l’Etat chez les Grecs) tendrait vers un Bien, c’est-à-dire vers la rédemption. Bossuet (philosophe français, 1627-1704) dit que « l’histoire, c’est le retour des hommes à Dieu ». C’est là une conception déterministe et providentialiste de l’histoire, car la finalité de l’histoire est préalablement inscrite, même si le cheminement vers cette fin est chaotique.
La théologie chrétienne est donc la première qui a tenté de saisir le déroulement de l’histoire dans sa totalité et lui assigne une signification. En effet, l’humanité toute entière se trouve située dans une succession d’événements : la Création, le péché originel, la loi de Moïse, la Rédemption par la naissance et la mort du Christ, le Jugement dernier. Désormais, l’histoire a un début, une fin et un sens. Elle est interprétée comme le salut de l’humanité. Mais cette histoire n’est pas rationnelle puisqu’elle repose sur la foi en la Providence divine. Elle ne reconnaît pas l’homme comme un être historique capable d’autonomie. Dans sa forme comme dans son contenu, l’histoire est révélée. Le devenir n’est donc que l’accomplissement de ce qui était prévu. L’événement peut être prophétisé, espéré, mais dans tous les cas, il est déjà là. Et la référence au Christ, être transcendant l’histoire, annule toute historicité.
C’est aussi le sens de l’analyse d’un philosophe américain contemporain, Francis Fukuyama, qui fixe comme « fin » à l’histoire la réalisation d’une démocratie libérale : « ce résumé de l’histoire selon la doctrine chrétienne montre clairement qu’une « fin de l’histoire » est implicite dans l’idée même de l’écriture de toute histoire universelle. Les événements particuliers de cette histoire ne peuvent être signifiants que dans la perspective d’une finalité plus vaste et plus universelle, dont la réalisation apporte nécessairement avec elle la fin du processus historique. Cette fin de l’homme et de l’humanité est ce qui rend tous les événements particuliers potentiellement intelligibles. » (Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Champs-Flammarion, 1992, p. 28.)
Nous sommes alors confrontés au double sens du mot « fin » comme finalité et comme arrêt. Une fois la fin de l’histoire revenue à Dieu, n’est-il pas nécessaire qu’elle prenne fin ? Cette fin de l’histoire demeurant impensable, on peut substituer à la pure téléologie l’idée d’un progrès indéfini et asymptotique : le devenir historique est sous-tendu par une certaine valeur à laquelle chaque vie individuelle contribue. Ainsi Condorcet (philosophe français, 1734-1794) prend-il pour loi générale l’idée d’un « perfectionnement indéfini de notre espèce » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’Instruction publique, 17, Arago, 1847, p. 183.), de façon à ce que chaque homme se pense non pas comme « une existence passagère et isolée, destinée à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même » (Ibidem), mais comme « une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel » (Ibidem). Destinée à garantir l’espoir, l’idée de la loi du progrès ne peut donc entretenir l’homme qu’à condition d’être indéfinie. Ainsi Condorcet distinguera-t-il dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès humains dix palier successif par lesquels l’homme s’élève vers le savoir scientifique et la liberté politique.
Distinguer ainsi les époques suppose un travail de reconstitution des signes : il s’agit de repérer dans les faits passés les signes de l’acheminement progressif du devenir humain vers son but. C’est là ce que Kant (philosophe allemand, 1724-1804) appelait l’enthousiasme, cette faculté de déceler des signes dans les faits. Mais il faut cependant se garder de notre enthousiasme, car il peut nous amener à transformer tel fait en signe de ce que l’on voudra. Ainsi Paul Valéry (philosophe français, 1817-1946) stigmatise-t-il l’enivrement dangereux des théories de l’histoire, arguant de ce que « l’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout » (Valéry, Regards sur le monde actuel, « La Pléiade », tome 2, 1960, p. 935.).
Ce n’est donc qu’aux XVIIIe et XIXe siècles qu’apparaissent les premières interprétations rationnelles de l’histoire. Le mérite en revient en particulier à la philosophie de Hegel. Elle réconcilie l’historique et le rationnel en présentant l’histoire comme une totalité dont le sens est déchiffrable par la raison. Mais comment peut-on considérer l’histoire philosophiquement alors que, à l’inverse de la philosophie qui s’occupe des idées, l’histoire privilégie le réel ? Hegel répond à cette objection en affirmant que « la seule idée qu’apporte la philosophie est… l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement ».
B. Progrès et finalité.
L’idée de progrès suggère celle d’un état final. La fin de l’histoire, ce serait la fin des guerres, des violences. On constate qu’il y a eu des progrès indéniables dans la manière dont l’homme sait se rendre maître et possesseur de la nature, autrement dit des progrès engendrent aussi des maux : détérioration de l’environnement, armes de destruction massive… Il y a eu aussi des progrès du droit, de la liberté, mais ces progrès ne constituent pas un progrès d’ensemble et l’histoire manifeste un mixte de progrès et de non-progrès. A quoi il faut ajouter que tout peut être anéanti du jour au lendemain. Si en s’appuyant sur l’expérience, on ne peut pas prouver que l’histoire a un sens – celui du progrès moral de l’espèce humaine – on peut le penser comme possible et c’est même un devoir d’adopter cette idée. C’est seulement en se plaçant sous cette idée que les hommes pourront accomplir les pas nécessaires à la réalisation de la paix.
Mais toute théorie téléologique de l’histoire ne repose pas nécessairement sur le concept de progrès. Comme les théories finalistes, les théories du progrès sont basées sur une unification du devenir historique, en tant que celui-ci tire son sens de la seule idée de progrès. Mais cela implique alors l’idée d’une hiérarchisation des époques les unes par rapport aux autres, chaque époque prenant son sens d’après sa contribution à la marche d’ensemble du tout. C’est ce qui explique que pour Condorcet (philosophe, mathématicien et politologue français, 1743-1794), il n’y a pas de progrès historique sans démarche globalisante et unifiante.
Comment alors ne pas écraser le fait individuel, la spécificité d’une époque ou d’un peuple, dans la globalité du tout dans lequel ils sont censés s’inscrire ? C’est l’enjeu de la distinction qu’opère Foucault (philosophe français, 1926-1984) entre l’histoire globale, unifiante et centralisée, et l’histoire générale, articulation d’histoires générales spécifiques : « une description globale resserre tous les phénomènes autour d’une centre unique – principe, signification, esprit, vision du monde, forme d’ensemble ; une histoire générale déploierait au contraire l’espace d’une dispersion. » (Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 19.) Pour qu’il y ait progrès, il faut que les différentes spécificités constituent une unité, ou bien, en langage hégélien, que « les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 81.). Il s’agit que chaque peuple ne soit qu’une figure particulière de l’Esprit universel. On peut alors critiquer le progrès au nom d’une attention au particulier : chaque époque ne peut se réduire à un moyen, elle est à la fois moyen et fin.
C. Les différentes manières d’écrire l’histoire et la fin de l’histoire comme idée régulatrice.
Parmi les récits, il y a d’abord eu ce que Hegel appelle l’histoire originale : celle des historiens qui, comme Hérodote (historien grec, 484-425), ont décrit les actions, les événements, les situations qu’ils ont vécu et auxquels ils ont été personnellement attentifs. Cette forme d’histoire est vivante et n’exige de l’historien aucune réflexion propre. Au contraire, l’auteur doit laisser les individus et les peuples dire eux-mêmes ce qu’ils veulent, ce qu’ils croient vouloir. L’histoire originale permet donc de pénétrer la personnalité propre des individus et des peuples dans leur propre culture et leur propre conscience. Une autre caractéristique de ces histoires, est l’unité d’esprit, la communauté de culture qui existe entre l’écrivain et les actions qu’il raconte. De ce fait, la compréhension de l’historien ne dépasse pas l’événement. Elle participe donc des illusions et des préjugés de son temps.
Une autre manière d’envisager l’histoire est l’histoire pragmatique dont la pire forme, dit Hegel, est la « petite psychologie » qui croit trouver les « mobiles des personnages historiques, de leurs penchants et de leurs passions particulières ». L’écrivain introduit aussi parfois des réflexions morales et politiques, et cherche à tirer de l’histoire des enseignements. Or, dit Hegel, la seule leçon de l’histoire est qu’il n’y a pas de leçon de l’histoire : « On recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et les gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. » La raison en est que, à chaque époque, les peuples, les gouvernants se trouvent dans des conditions si particulières, que les leçons qu’on peut tirer du passé apparaissent abstraites et inefficaces. Hitler connaissait l’échec des campagnes napoléoniennes de 1812-1813 et l’analyse donnée par Clausewitz (officier et théoricien militaire prussien, 1780-1831) de cet échec dans De la guerre. Mais il n’en a tenu aucun compte, espérant réussir, grâce à la vitesse de ses engins blindés, là où Napoléon avait échoué.
Il serait alors impossible d’espérer sans l’idée de progrès. Le jugement qui s’attache à l’unité des faits historiques et au progrès de l’humanité n’a donc pas vocation à revendiquer un statut de connaissance positive : pour garder son innocuité, il doit être régulateur, être réflexion plutôt que connaissance. Bref, le progrès ne peut être normatif sous peine de devenir dangereux : « la fin de l’histoire n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d’arbitraire et de terreur » (Camus, L’Homme révolté, Gallimard, Folio, 1969, p. 277.).
Condition de l’espoir, l’idée de progrès n’endosse-t-elle pas de ce fait un statut religieux ? Cournot (philosophe français, 1801-1877) a ainsi démasqué l’idée de divin sous l’idée de progrès pour en dénoncer le présupposé : la fin justifierait les moyens, c’est-à-dire l’excellence du but (le progrès réalisé) justifierait les souffrances par lesquelles il a fallu en passer pour l’atteindre. Dans ce cas, le progrès n’est rien d’autre qu’une Providence laïcisée, et s’expose alors à différentes controverses : comment, par exemple, accepter la Providence devant le spectacle du mal ?
2. Le mal peut-il être un moment du bien ?
A. Le mal.
Comment le progrès saurait-il s’accommoder du mal ? Cette question naît à l’époque des Lumières (deuxième moitié du XVIIIe siècle), et Voltaire (philosophe français, 1694-1778) dans son Poème dur le Désastre de Lisbonne (1756) met en place ce rejet des idéologies qui justifient le mal sur l’autel de la Providence divine. Le mal ne peut être justifié par l’histoire : cela conduit au totalitarisme, ni expulsé de l’histoire : c’est alors une utopie.
Le mal est encombrant : il serait plus simple de l’expulser de l’histoire de le justifier. C’est la fonction de l’utopie, qui est l’horizon de toute conception progressiste de l’histoire. Même si la Cité idéale que décrit Socrate dans le livre V de la République n’a d’existence « que dans nos discours, puisque, aussi bien, je ne sache pas qu’elle existe en aucun endroit de la terre » (Platon, La République, IX, 592a, GF-Flammarion, 1966, p. 356.), elle est restée la référence (explicite ou non) des utopies les plus célèbres. L’eudémonisme (le bonheur définitif de la Cité idéale) dit que l’utopie est une suppression du temps : mais comment rend-on raison de l’histoire en supprimant le temps ?
Penser le progrès dans l’histoire, c’est chercher comment du mal peut sortir un bien. C’est le rôle que joue, dans l’analyse kantienne, la notion d’insociable sociabilité des hommes, « c’est-à-dire leur inclination à rentrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire » (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, GF-Flammarion, 1990, p. 74.). Kant (philosophe allemand, (1724-1804) entend en effet repérer dans « le jeu de la liberté du vouloir humain » (Ibidem, p. 69.) une régularité qui serait une ruse de la nature. En s’opposant les uns aux autres à la recherche de leurs intérêts privés, les hommes font le jeu de la nature. Le dessein naturel nous donne donc « un fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu’un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système » (Ibidem, p. 86.). Mais on ne peut espérer rendre raison à l’histoire et l’unifier par l’idée de progrès sans faire de la discorde un aiguillon de la concorde.
Dans les analyses d’Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) et de Marx (Philosophe allemand, 1818-1883), l’idée prévaut que le mal et la violence font partie intégrante de l’histoire. Chez Marx, chaque société est la mère d’une société nouvelle, et en accouche dans la douleur. C’est donc la violence qui est la sage-femme de l’histoire, au sens où les sociétés nouvelles voient le jour grâce à le violence des guerres et des révolutions (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture). Crise et progrès ne seraient alors pas conciliables.
La question se pose alors : faut-il réduire et effacer le mal, ne faire aucune différence entre les blessures, sous prétexte qu’elles auraient en quelque mesure contribué à un progrès ? On peut penser ce problème à partir de sa propre histoire, quand il s’agit de tirer quelque chose de ses propres malheurs.
B. La question de la théodicée.
Comment distinguer entre Dieu comme cause physique et cause morale du mal, sans paraître banaliser et esquiver le mal dans le meilleur des mondes possibles ? Comment l’optimisme évite-t-il la résignation béate, et comment éviter « que Dieu devienne blâmable lui-même pour éviter que l’homme ne le soit » ? (Leibniz, Essais de Théodicée, § 119 ; GF-Flammarion, 1969, p. 173.) Il faut arriver à penser que Dieu tolère les maux en vue de plus grands biens, que la suprême raison l’oblige à le tolérer.
Hegel également raisonne de cette manière : il nous invite à penser le caractère passager et éphémère du devenir. Plutôt que de souffrir du malheur, mieux vaut tenter de le comprendre. Ainsi « devons-nous nous réconcilier avec la caducité » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 91.). Le spectacle de la caducité aiguise notre douleur et notre compassion, mais la douleur ne saurait tenir lieu de pensée, puisqu’elle nous inclinerait au fatalisme. Il faut donc penser que les pires heures de l’histoire n’en sont que des moments.
C’est là refuser toute incidence possible de l’homme sur l’histoire autre qu’involontaire. S’il y a progrès, il ne peut être le résultat de la liberté humaine individuelle, parce que les hommes sont incapables de tirer les fruits du passé : « on recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire spécialement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 35.). Hegel exclue là l’homme du progrès de l’histoire. Tocqueville (philosophe français (1805-1859) le reprochait d’ailleurs à Hegel lorsqu’il dit : « je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain » (Tocqueville, Souvenirs, 1942, p. 72.) L’idée de progrès est-elle alors fondamentalement déshumanisante ?
C. Un plan caché de la nature.
Une tentative philosophique pour traiter l’histoire se différencie de la démarche empirique propre à l’historien. Cette dernière ne vise qu’à rapporter et à consigner la diversité des actions humaines, telles qu’elles se sont produites par le passé. La démarche philosophique, au contraire, cherche au-delà de l’agrégat des actions humaines, à se représenter un système qui seul pourrait rendre compte d’une manière ordonnée de l’infinie variété des actions. Car c’est le propre de la philosophie d’être un système.
Il n’est donc pas suffisant, pour tenter de comprendre ce cours absurde, de s’interroger sur l’homme. Le philosophe doit prendre en compte la situation de l’homme dans la nature. Et remarquer cette forte contradiction : d’une part, l’homme est la seule créature raisonnable dans la nature ; d’autre part, toute raisonnable qu’elle est, elle ne manque pas d’avoir une conduite insensée. C’est donc que la vérité dernière de l’homme doit être recherchée, non pas en lui, mais dans la nature elle-même. Puisqu’il est impossible au philosophe « de présupposer dans l’ensemble chez les hommes, et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l’on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature » (Kant)
Comme le souligne Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, ce plan secret qui se déroule quel que soit le désordre apparent des conduites humaines, ne saurait se réaliser à l’échelle d’un individu, d’une vie. Car alors « chaque homme devrait jouir d’une vie illimitée pour apprendre comment il devrait faire un complet usage de ses dispositions naturelles ». Et comme chaque homme, au contraire, ne dispose que d’une courte durée de vie, la nature « a besoin d’une lignée, peut-être interminable de générations où chacune transmet à la suivante ses lumières, pour amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu’au degré de développement pleinement conforme à ses desseins ». C’est donc l’homme en tant qu’espèce qui est concerné. L’homme, animal raisonnable mais contradictoire, qui par son « insociable sociabilité » a, à la fois un penchant à s’associer et un penchant à s’isoler.
Société également contradictoire, puisqu’elle doit à la fois assurer le maximum de libertés aux hommes qui la composent et imposer aussi le maximum de déterminations et de garanties pour limiter cette liberté, afin que la liberté de chacun soit compatible avec celle d’autrui. C’est une propriété naturelle des hommes de ne pouvoir coexister dans la contrainte et la domination de leurs semblables. Ils doivent être disciplinés en tant qu’animaux et régis par des commandements. C’est par l’esprit de communauté, et par lui seulement, qu’ils peuvent se servir de leur liberté ». Aussi ce n’est, dit Kant, que dans une telle société que la nature peut réaliser son dessein suprême. Mais si c’est seulement dans l’enclos de la société civile que l’humanité peut développer toutes ses dispositions, il ne sert à rien de travailler à une construction civile parfaite au sein d’une communauté, si la guerre règne dans les relations extérieures d’Etat à Etat. Se pose donc la question concrète des relations antagonistes entre les Etats.
D’où l’idée d’une Société des Nations « où chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa sécurité et de ses droits, non pas de sa propre puissance et de se propre appréciation de ses droits, mais uniquement […] d’une force unie et d’une décision prise en vertu des lois fondées sur l’accord des volontés ». Si chimérique que puisse paraître une telle idée, c’est selon Kant le seul moyen pour les hommes de sortir de la situation misérable où ils se mettent les uns les autres. Il s’agit de « forcer les Etats à adopter la résolution (même si cela leur coûte beaucoup) que l’homme sauvage avait accepté jadis tout aussi à contre cœur : résolution de renoncer à la liberté brutale pour chercher repos et sécurité dans une constitution conforme à des lois ». Et Kant va plus loin encore : « Un jour enfin, en partie par l’établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation commune, un état de choses s’établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate ». C’est là qu’aura lieu « l’unification politique totale dans l’espèce humaine », dans un Etat cosmopolite universel, qui réalisera enfin le plan caché de la nature. Cette idée sera reprise ultérieurement par Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795), dont l’humanité, pense-t-il, se rapprochera toujours davantage.
Kant de fait pas œuvre d’historien. Réfléchissant sur l’histoire des hommes, il affirme que la Raison pratique (la morale) commande absolument aux hommes de mettre fin aux guerres. Peu importe que cette idée puisse paraître chimérique. Le devoir nous impose d’agir et de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que le monde soit en accord avec ce que notre raison exige. C’est pourquoi Kant considère comme l’une des fins essentielles de l’humanité l’établissement de relations internationales régulières et la constitution d’une confédération des Etats qui protégerait, par la force commune de tous, les droits de chacun d’eux, même et surtout des plus faibles. On est encore loin aujourd’hui d’une communauté civile universelle. On peut cependant constater des débuts de réalisation avec la SDN créée en 1919, dont l’objectif était de garantir la paix et la sécurité internationale. Elle ne survécut pas à la Seconde Guerre mondiale, mais l’ONU la remplaça.
3. Se méfier du progrès ?
A. L’histoire comme science.
C’est à partir du XIXe siècle que les historiens rêvent de faire de l’histoire une science objective, en s’inspirant du modèle des sciences physiques. L’historien trouve des documents puis procède à leurs critiques externe (qui vise à déterminer l’authenticité du document et à le rétablir dans son état primitif) et interne (qui vise à déterminer la signification du document).
L’analyse fournit ainsi une masse de documents qui permettent d’établir des faits particuliers. Il s’agit ensuite de procéder à un travail de synthèse, c’est-à-dire de déterminer la place et l’importance relative de ces faits dans la chaîne des événements. C’est là un travail de reconstruction. La vérité se trouverait donc dans les documents. Il suffirait de l’extraire. Mais il s’agit là d’une vision naïve, car les documents ne parlent qu’à ceux qui les questionnent. L’élaboration historique présuppose donc une idée préconçue, une prise de parti sans laquelle l’historien est hors d’état de comprendre et de connaître.
Par ailleurs, l’historien a lui-même une mentalité, une expérience d’homme qui rend difficile la compréhension des mentalités de culture différente de la sienne. C’est probablement là que se situe l’argument le plus fort de ceux qui prétendent que l’histoire ne peut prétendre à la même objectivité que les sciences physiques. Comme le souligne le philosophe italien Benedetto Croce (écrivain, philosophe et homme politique italien, 1866-1952), « toute véritable histoire est histoire contemporaine, c’est-à-dire du présent ». Il est impossible de séparer l’histoire de l’historien. Voilà pourquoi, ) chaque génération, l’histoire est réécrite. Chaque époque reprend l’histoire à la lumière du lendemain auquel elle prétend. D’autant que chaque historien ne s’intéresse aux faits que dans la mesure où ils confirment ou infirment un système d’explication du monde, une philosophie de l’histoire, qui est la sienne.
Si l’histoire ne peut prétendre égaler le modèle des sciences physiques, c’est aussi parce que l’historien étudie des faits qui se caractérisent par leur singularité temporelle, qui ne se répètent jamais deux fois de la même manière. L’historien ne peut donc ni établir des lois établissant des rapports de causalité nécessaire, sinon des vues générales sur l’évolution des choses, ni prévoir l’avenir. Croire le contraire, ce serait nier la liberté des hommes. Il ne peut pas non plus avoir recours au contrôle expérimental rigoureux tel qu’il est pratiqué en physique. L’élaboration de l’histoire comporte toutefois quelque chose de proprement scientifique : d’abord au stade de l’étude de documents, l’historien a recours aux sciences auxiliaires de l’histoire (critique des documents écrits, paléontologie, archéologie, numismatique, psychologie, sociologie, économie…) et peut ainsi établir les faits de manière rigoureuse. Ensuite, au stade de la reconstruction du passé, l’historien vise le vrai et non le beau ou l’agréable, en cherchant à enchaîner les événements, en mettant à jour les causes singulières de leur succession, tout en sachant que ces causes ne se répèteront pas. L’histoire est une discipline originale qui s’attache au singulier, au successif, à ce qui a cessé d’être.
B. Progrès continu et discontinu : la part du hasard.
Pour Machiavel (philosophe italien 1469-1527), le culte du passé ne repose sur rien qui soit rationnel : « les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu pendant leur jeunesse » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Œuvres complètes, Livre II, Gallimard, 1952, p. 509.). Si le passé est inconnu tout en étant néanmoins pris comme modèle, il n’est qu’une norme abusive qui ne dit rien d’autre qu’une incapacité à vivre et à affronter le présent.
Finalement, ne s’agirait-il pas d’une simple insatisfaction du présent ? Comme ces voyageurs qui vantent leur pays natal tant qu’ils sont en voyages, et qui préfèrent les pays qu’ils ont visités lorsqu’ils rentrent chez eux.
L’histoire des sciences nous donne l’exemple d’un progrès discontinu : le progrès scientifique est discontinu et est progrès tout de même. La vérité scientifique serait ainsi une vérité corrigée, qui ne progresserait qu’en faisant constamment retour à ses propres commencements. Pour Lévi-Strauss, le progrès ne serait « ni nécessaire ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme le diraient les biologistes, par mutations » (Lévi-Strauss, Race et Histoire, Presse Pocket, Agora, 193, p. 46.).
La liberté est la condition du progrès, mais elle trouve mal sa place dans le déterminisme historique qui fait de l’histoire le développement d’une cause initiale et l’acheminement vers une cause finale.
La théorie du hasard que propose l’application que fait Cournot (philosophe français, 1801-1877) des mathématiques à l’histoire, nous conduirait à penser l’histoire en dehors de tout déterminisme. L’idée de hasard « donne un sens incontestable à ce que l’on a appelé la philosophie de l’histoire, à ce que nous aimerions mieux appeler l’étiologie historique, en entendant par là l’analyse et la discussion des causes ou des enchaînements de causes qui ont concouru à amener les événements dont l’histoire nous offre le tableau ; causes qu’il s’agit surtout d’étudier au point de vue de leur indépendance ou de leur solidarité ». Invoquer le hasard, ce n’est donc pas renoncer à trouver des causes en histoire, mais c’est respecter l’indépendance des causes entre elles. S’il y a progrès en histoire, il n’y a pas de loi, le progrès dans l’histoire n’est pas l’évolution dans la nature. C’est parce que l’histoire n’est pas la nature que nous y sommes libres.
C. La rationalité cachée de l’histoire.
L’histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle par laquelle l’Esprit parvient à sa vérité. La Raison divine, l’Absolu doit s’aliéner dans le monde que font et défont les passions pour s’accomplir.
Ainsi l’histoire du devenir des hommes coïncide avec l’histoire du devenir de Dieu. Etats, peuples, héros ou grands hommes, formes politiques et organisations économiques, arts et religions, passions et intérêts, figurent la réalité de l’Esprit et constituent la vie même de l’absolu : « L’Esprit se répand ainsi dans l’histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même. Mais son travail intensifie son activité et de nouveau il se consume. Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s’oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d’être œuvrée. Ce qui était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle.
Dans cette dialectique ou ce travail du négatif, l’Esprit, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, se dresse chaque fois plus fort et plus clair. Il se dresse contre lui-même, consume la forme qu’il s’était donné, pour s’élever à une forme nouvelle, plus élevée. Dès lors, ce n’est pas en vain que les individus et les peuples sont sacrifiés. On comprend aussi que les passions sont, sans le savoir, au service de ce qui les dépasse, de la fin de la dernière de l’histoire : la réalisation de l’Esprit ou de Dieu. Chaque homme, dans la vie, cherche à atteindre ses propres buts, cache sous des grands mots des actions égoïstes et cherche à tirer son épingle du jeu. Et la passion, ce n’est jamais que l’activité humaine commandée par des intérêts égoïstes et dans laquelle l’homme met toute l’énergie de son vouloir et de son caractère, en sacrifiant à ses fins particulières et actuelles toutes les autres fins qu’ils pourraient se donner.
Mais si les passions sont orientées vers des fins particulières, elles ne sont pas, pour autant, opposées à l’universel. Le tumulte des intérêts contradictoires, des passions se résout en une loi nécessaire et universelle. L’individu qui met son intelligence et son vouloir au service de ses passions sert, en fait, et malgré lui autrui, en contribuant à l’œuvre universelle. Telle est la ruse de la raison : les individus font ce que la Raison veut ; sans cesser de suivre leurs impulsions, leurs passions singulières, de même que grâce à la ruse de l’homme, la nature fait ce qu’elle veut sans cesser d’obéir à ses propres lois.
L’universel est donc présent dans les volontés individuelles et s’accomplit par elles et particulièrement par la médiation des grands hommes historiques. Ainsi, par exemple; Jules César ne croyait agir que pour son ambition personnelle en combattant les maîtres des provinces de l’empire romain. Or sa victoire sur eux fut en même temps une conquête de la totalité de l’empire : il devint ainsi, sans toucher à la forme de la constitution, le maître individuel de l’Etat. Et le pouvoir unique à Rome que lui conféra l’accomplissement de son but, de prime abord négatif, ouvrait une phase nécessaire dans l’histoire de Rome et dans l’histoire du monde.
Les grands hommes, les peuples avec leur esprit, leur constitution, leur art, leur religion, leur science ne maîtrisent pas le sens de ce qu’ils font. Ils ne sont que les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et s’accomplissent inconsciemment. Si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, c’est bien parce que les passions sont énergie, incandescente du vouloir, tension vers un but, mais aussi et surtout parce qu’elles ne sont que les moyens du génie de l’univers pour accomplir sa fin.
Définition, problématisation
Il est possible d’envisager une première définition de l’histoire comme succession d’événements historiques, c’est-à-dire l’histoire qu’on fait, plutôt que l’étude de cette succession par des historiens. Ce principe de succession a son importance : s’agit-il d’une accumulation de faits sans direction ni sens, ou au contraire l’histoire est-elle une succession cyclique, organisée, répétitive ? La question est donc de savoir si l’histoire est dirigée par un principe d’ordre, ou si elle est laissée au chaos et à l’incertitude. Dans la première hypothèse, rien ne pourrait être autrement et l’histoire est donc nécessaire ; dans la seconde, tout pourrait toujours être autrement et l’histoire est donc contingente. L’histoire est-elle contingente ou nécessaire ?
L’histoire peut également se comprendre comme récit d’une suite d’événements : l’histoire est une discipline pratiquée par des historiens. Son objet doit donc attirer notre attention : tous les faits ne sont pas historiques, c’est l’historien qui en dégage les événements. Mais en quoi alors l’événement se distingue-t-il du fait ? Est-ce l’événement qui se signale à nous en tant que tel, ou bien au contraire est-ce l’observation humaine qui le désigne comme tel ? Cette seconde idée semble validée par le fait qu’on range dans la préhistoire les faits qui ne bénéficient pas d’un témoignage humain puisqu’antérieurs à la naissance de l’écriture. Mais alors, la question se pose : l’événement historique est-il quelques chose de donné ou de construit ?
Y a-t-il un sens de l’histoire, l’histoire tend-elle vers une fin et progresse-t-elle ? Vouloir penser un progrès de l’histoire, c’est ménager l’espoir que la temporalité humain est capable de leçons, et que le mal passé n’a pas été vain. Sans cela, l’histoire serait désespérante. Mais, si l’on regarde le monde avec lucidité, n’est-ce pas pourtant le constat qui s’impose ? Il faudrait donc dénoncer l’idéal du progrès humain comme autant d’utopies dangereuses, et se méfier du totalitarisme intellectuel que dissimule toute histoire universelle. C’est entre deux extrêmes qu’il s’agit de penser le progrès humain dans l’histoire. Le progrès dans l’histoire est-il une utopie dangereuse ou un espoir raisonnable ?
1. Le sens de l’histoire.
Dans la Grèce antique, le devenir est répétition, retour cyclique scandé par les fêtes, dominé par le rythme des saisons. Il n’est qu’à lire Platon (philosophe grec, 427-348) pour comprendre que le temps est désordre et chaos, qu’il n’est que l’image mobile, imparfaite de l’humanité. La sagesse humaine réside donc dans la subordination à l’ordre cosmique, dans la contemplation de l’immuabilité divine et non dans la liberté créatrice.
A. Histoire universelle et téléologie.
Si l’histoire a un sens, c’est qu’elle tend vers une certaine fin, que celle-ci soit définie ou indéfinie. Il y a donc une fin de l’histoire, fin à partir de laquelle son développement peut être compris. On appelle téléologique une théorie qui explique un processus par sa fin : il y a donc un lien entre l’idée de progrès et l’idée téléologique d’une histoire universelle qui explique chaque événement à partir d’un principe, ici une fin.
Les conceptions chrétiennes de l’histoire ont été de ce point de vue les premières histoires universelles, parce que les premières à considérer que l’histoire (de même que la politique et l’Etat chez les Grecs) tendrait vers un Bien, c’est-à-dire vers la rédemption. Bossuet (philosophe français, 1627-1704) dit que « l’histoire, c’est le retour des hommes à Dieu ». C’est là une conception déterministe et providentialiste de l’histoire, car la finalité de l’histoire est préalablement inscrite, même si le cheminement vers cette fin est chaotique.
La théologie chrétienne est donc la première qui a tenté de saisir le déroulement de l’histoire dans sa totalité et lui assigne une signification. En effet, l’humanité toute entière se trouve située dans une succession d’événements : la Création, le péché originel, la loi de Moïse, la Rédemption par la naissance et la mort du Christ, le Jugement dernier. Désormais, l’histoire a un début, une fin et un sens. Elle est interprétée comme le salut de l’humanité. Mais cette histoire n’est pas rationnelle puisqu’elle repose sur la foi en la Providence divine. Elle ne reconnaît pas l’homme comme un être historique capable d’autonomie. Dans sa forme comme dans son contenu, l’histoire est révélée. Le devenir n’est donc que l’accomplissement de ce qui était prévu. L’événement peut être prophétisé, espéré, mais dans tous les cas, il est déjà là. Et la référence au Christ, être transcendant l’histoire, annule toute historicité.
C’est aussi le sens de l’analyse d’un philosophe américain contemporain, Francis Fukuyama, qui fixe comme « fin » à l’histoire la réalisation d’une démocratie libérale : « ce résumé de l’histoire selon la doctrine chrétienne montre clairement qu’une « fin de l’histoire » est implicite dans l’idée même de l’écriture de toute histoire universelle. Les événements particuliers de cette histoire ne peuvent être signifiants que dans la perspective d’une finalité plus vaste et plus universelle, dont la réalisation apporte nécessairement avec elle la fin du processus historique. Cette fin de l’homme et de l’humanité est ce qui rend tous les événements particuliers potentiellement intelligibles. » (Fukuyama Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Champs-Flammarion, 1992, p. 28.)
Nous sommes alors confrontés au double sens du mot « fin » comme finalité et comme arrêt. Une fois la fin de l’histoire revenue à Dieu, n’est-il pas nécessaire qu’elle prenne fin ? Cette fin de l’histoire demeurant impensable, on peut substituer à la pure téléologie l’idée d’un progrès indéfini et asymptotique : le devenir historique est sous-tendu par une certaine valeur à laquelle chaque vie individuelle contribue. Ainsi Condorcet (philosophe français, 1734-1794) prend-il pour loi générale l’idée d’un « perfectionnement indéfini de notre espèce » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’Instruction publique, 17, Arago, 1847, p. 183.), de façon à ce que chaque homme se pense non pas comme « une existence passagère et isolée, destinée à s’évanouir après une alternative de bonheur et de malheur pour lui-même » (Ibidem), mais comme « une partie active du grand tout et le coopérateur d’un ouvrage éternel » (Ibidem). Destinée à garantir l’espoir, l’idée de la loi du progrès ne peut donc entretenir l’homme qu’à condition d’être indéfinie. Ainsi Condorcet distinguera-t-il dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès humains dix palier successif par lesquels l’homme s’élève vers le savoir scientifique et la liberté politique.
Distinguer ainsi les époques suppose un travail de reconstitution des signes : il s’agit de repérer dans les faits passés les signes de l’acheminement progressif du devenir humain vers son but. C’est là ce que Kant (philosophe allemand, 1724-1804) appelait l’enthousiasme, cette faculté de déceler des signes dans les faits. Mais il faut cependant se garder de notre enthousiasme, car il peut nous amener à transformer tel fait en signe de ce que l’on voudra. Ainsi Paul Valéry (philosophe français, 1817-1946) stigmatise-t-il l’enivrement dangereux des théories de l’histoire, arguant de ce que « l’Histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout et donne des exemples de tout » (Valéry, Regards sur le monde actuel, « La Pléiade », tome 2, 1960, p. 935.).
Ce n’est donc qu’aux XVIIIe et XIXe siècles qu’apparaissent les premières interprétations rationnelles de l’histoire. Le mérite en revient en particulier à la philosophie de Hegel. Elle réconcilie l’historique et le rationnel en présentant l’histoire comme une totalité dont le sens est déchiffrable par la raison. Mais comment peut-on considérer l’histoire philosophiquement alors que, à l’inverse de la philosophie qui s’occupe des idées, l’histoire privilégie le réel ? Hegel répond à cette objection en affirmant que « la seule idée qu’apporte la philosophie est… l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement ».
B. Progrès et finalité.
L’idée de progrès suggère celle d’un état final. La fin de l’histoire, ce serait la fin des guerres, des violences. On constate qu’il y a eu des progrès indéniables dans la manière dont l’homme sait se rendre maître et possesseur de la nature, autrement dit des progrès engendrent aussi des maux : détérioration de l’environnement, armes de destruction massive… Il y a eu aussi des progrès du droit, de la liberté, mais ces progrès ne constituent pas un progrès d’ensemble et l’histoire manifeste un mixte de progrès et de non-progrès. A quoi il faut ajouter que tout peut être anéanti du jour au lendemain. Si en s’appuyant sur l’expérience, on ne peut pas prouver que l’histoire a un sens – celui du progrès moral de l’espèce humaine – on peut le penser comme possible et c’est même un devoir d’adopter cette idée. C’est seulement en se plaçant sous cette idée que les hommes pourront accomplir les pas nécessaires à la réalisation de la paix.
Mais toute théorie téléologique de l’histoire ne repose pas nécessairement sur le concept de progrès. Comme les théories finalistes, les théories du progrès sont basées sur une unification du devenir historique, en tant que celui-ci tire son sens de la seule idée de progrès. Mais cela implique alors l’idée d’une hiérarchisation des époques les unes par rapport aux autres, chaque époque prenant son sens d’après sa contribution à la marche d’ensemble du tout. C’est ce qui explique que pour Condorcet (philosophe, mathématicien et politologue français, 1743-1794), il n’y a pas de progrès historique sans démarche globalisante et unifiante.
Comment alors ne pas écraser le fait individuel, la spécificité d’une époque ou d’un peuple, dans la globalité du tout dans lequel ils sont censés s’inscrire ? C’est l’enjeu de la distinction qu’opère Foucault (philosophe français, 1926-1984) entre l’histoire globale, unifiante et centralisée, et l’histoire générale, articulation d’histoires générales spécifiques : « une description globale resserre tous les phénomènes autour d’une centre unique – principe, signification, esprit, vision du monde, forme d’ensemble ; une histoire générale déploierait au contraire l’espace d’une dispersion. » (Foucault, L’archéologie du savoir, Gallimard, 1969, p. 19.) Pour qu’il y ait progrès, il faut que les différentes spécificités constituent une unité, ou bien, en langage hégélien, que « les individus disparaissent devant la substantialité de l’ensemble » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 81.). Il s’agit que chaque peuple ne soit qu’une figure particulière de l’Esprit universel. On peut alors critiquer le progrès au nom d’une attention au particulier : chaque époque ne peut se réduire à un moyen, elle est à la fois moyen et fin.
C. Les différentes manières d’écrire l’histoire et la fin de l’histoire comme idée régulatrice.
Parmi les récits, il y a d’abord eu ce que Hegel appelle l’histoire originale : celle des historiens qui, comme Hérodote (historien grec, 484-425), ont décrit les actions, les événements, les situations qu’ils ont vécu et auxquels ils ont été personnellement attentifs. Cette forme d’histoire est vivante et n’exige de l’historien aucune réflexion propre. Au contraire, l’auteur doit laisser les individus et les peuples dire eux-mêmes ce qu’ils veulent, ce qu’ils croient vouloir. L’histoire originale permet donc de pénétrer la personnalité propre des individus et des peuples dans leur propre culture et leur propre conscience. Une autre caractéristique de ces histoires, est l’unité d’esprit, la communauté de culture qui existe entre l’écrivain et les actions qu’il raconte. De ce fait, la compréhension de l’historien ne dépasse pas l’événement. Elle participe donc des illusions et des préjugés de son temps.
Une autre manière d’envisager l’histoire est l’histoire pragmatique dont la pire forme, dit Hegel, est la « petite psychologie » qui croit trouver les « mobiles des personnages historiques, de leurs penchants et de leurs passions particulières ». L’écrivain introduit aussi parfois des réflexions morales et politiques, et cherche à tirer de l’histoire des enseignements. Or, dit Hegel, la seule leçon de l’histoire est qu’il n’y a pas de leçon de l’histoire : « On recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire principalement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et les gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer. » La raison en est que, à chaque époque, les peuples, les gouvernants se trouvent dans des conditions si particulières, que les leçons qu’on peut tirer du passé apparaissent abstraites et inefficaces. Hitler connaissait l’échec des campagnes napoléoniennes de 1812-1813 et l’analyse donnée par Clausewitz (officier et théoricien militaire prussien, 1780-1831) de cet échec dans De la guerre. Mais il n’en a tenu aucun compte, espérant réussir, grâce à la vitesse de ses engins blindés, là où Napoléon avait échoué.
Il serait alors impossible d’espérer sans l’idée de progrès. Le jugement qui s’attache à l’unité des faits historiques et au progrès de l’humanité n’a donc pas vocation à revendiquer un statut de connaissance positive : pour garder son innocuité, il doit être régulateur, être réflexion plutôt que connaissance. Bref, le progrès ne peut être normatif sous peine de devenir dangereux : « la fin de l’histoire n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe d’arbitraire et de terreur » (Camus, L’Homme révolté, Gallimard, Folio, 1969, p. 277.).
Condition de l’espoir, l’idée de progrès n’endosse-t-elle pas de ce fait un statut religieux ? Cournot (philosophe français, 1801-1877) a ainsi démasqué l’idée de divin sous l’idée de progrès pour en dénoncer le présupposé : la fin justifierait les moyens, c’est-à-dire l’excellence du but (le progrès réalisé) justifierait les souffrances par lesquelles il a fallu en passer pour l’atteindre. Dans ce cas, le progrès n’est rien d’autre qu’une Providence laïcisée, et s’expose alors à différentes controverses : comment, par exemple, accepter la Providence devant le spectacle du mal ?
2. Le mal peut-il être un moment du bien ?
A. Le mal.
Comment le progrès saurait-il s’accommoder du mal ? Cette question naît à l’époque des Lumières (deuxième moitié du XVIIIe siècle), et Voltaire (philosophe français, 1694-1778) dans son Poème dur le Désastre de Lisbonne (1756) met en place ce rejet des idéologies qui justifient le mal sur l’autel de la Providence divine. Le mal ne peut être justifié par l’histoire : cela conduit au totalitarisme, ni expulsé de l’histoire : c’est alors une utopie.
Le mal est encombrant : il serait plus simple de l’expulser de l’histoire de le justifier. C’est la fonction de l’utopie, qui est l’horizon de toute conception progressiste de l’histoire. Même si la Cité idéale que décrit Socrate dans le livre V de la République n’a d’existence « que dans nos discours, puisque, aussi bien, je ne sache pas qu’elle existe en aucun endroit de la terre » (Platon, La République, IX, 592a, GF-Flammarion, 1966, p. 356.), elle est restée la référence (explicite ou non) des utopies les plus célèbres. L’eudémonisme (le bonheur définitif de la Cité idéale) dit que l’utopie est une suppression du temps : mais comment rend-on raison de l’histoire en supprimant le temps ?
Penser le progrès dans l’histoire, c’est chercher comment du mal peut sortir un bien. C’est le rôle que joue, dans l’analyse kantienne, la notion d’insociable sociabilité des hommes, « c’est-à-dire leur inclination à rentrer en société, inclination qui est cependant doublée d’une répulsion générale à le faire » (Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, GF-Flammarion, 1990, p. 74.). Kant (philosophe allemand, (1724-1804) entend en effet repérer dans « le jeu de la liberté du vouloir humain » (Ibidem, p. 69.) une régularité qui serait une ruse de la nature. En s’opposant les uns aux autres à la recherche de leurs intérêts privés, les hommes font le jeu de la nature. Le dessein naturel nous donne donc « un fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu’un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système » (Ibidem, p. 86.). Mais on ne peut espérer rendre raison à l’histoire et l’unifier par l’idée de progrès sans faire de la discorde un aiguillon de la concorde.
Dans les analyses d’Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) et de Marx (Philosophe allemand, 1818-1883), l’idée prévaut que le mal et la violence font partie intégrante de l’histoire. Chez Marx, chaque société est la mère d’une société nouvelle, et en accouche dans la douleur. C’est donc la violence qui est la sage-femme de l’histoire, au sens où les sociétés nouvelles voient le jour grâce à le violence des guerres et des révolutions (cf. Hannah Arendt, La crise de la culture). Crise et progrès ne seraient alors pas conciliables.
La question se pose alors : faut-il réduire et effacer le mal, ne faire aucune différence entre les blessures, sous prétexte qu’elles auraient en quelque mesure contribué à un progrès ? On peut penser ce problème à partir de sa propre histoire, quand il s’agit de tirer quelque chose de ses propres malheurs.
B. La question de la théodicée.
Comment distinguer entre Dieu comme cause physique et cause morale du mal, sans paraître banaliser et esquiver le mal dans le meilleur des mondes possibles ? Comment l’optimisme évite-t-il la résignation béate, et comment éviter « que Dieu devienne blâmable lui-même pour éviter que l’homme ne le soit » ? (Leibniz, Essais de Théodicée, § 119 ; GF-Flammarion, 1969, p. 173.) Il faut arriver à penser que Dieu tolère les maux en vue de plus grands biens, que la suprême raison l’oblige à le tolérer.
Hegel également raisonne de cette manière : il nous invite à penser le caractère passager et éphémère du devenir. Plutôt que de souffrir du malheur, mieux vaut tenter de le comprendre. Ainsi « devons-nous nous réconcilier avec la caducité » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 91.). Le spectacle de la caducité aiguise notre douleur et notre compassion, mais la douleur ne saurait tenir lieu de pensée, puisqu’elle nous inclinerait au fatalisme. Il faut donc penser que les pires heures de l’histoire n’en sont que des moments.
C’est là refuser toute incidence possible de l’homme sur l’histoire autre qu’involontaire. S’il y a progrès, il ne peut être le résultat de la liberté humaine individuelle, parce que les hommes sont incapables de tirer les fruits du passé : « on recommande aux rois, aux hommes d’Etat, aux peuples de s’instruire spécialement par l’expérience de l’histoire. Mais l’expérience et l’histoire nous enseignent que les peuples et gouvernements n’ont jamais rien appris de l’histoire, qu’ils n’ont jamais agi suivant les maximes qu’on aurait pu en tirer » (Hegel, La Raison dans l’Histoire, 10/18, 1965, p. 35.). Hegel exclue là l’homme du progrès de l’histoire. Tocqueville (philosophe français (1805-1859) le reprochait d’ailleurs à Hegel lorsqu’il dit : « je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain » (Tocqueville, Souvenirs, 1942, p. 72.) L’idée de progrès est-elle alors fondamentalement déshumanisante ?
C. Un plan caché de la nature.
Une tentative philosophique pour traiter l’histoire se différencie de la démarche empirique propre à l’historien. Cette dernière ne vise qu’à rapporter et à consigner la diversité des actions humaines, telles qu’elles se sont produites par le passé. La démarche philosophique, au contraire, cherche au-delà de l’agrégat des actions humaines, à se représenter un système qui seul pourrait rendre compte d’une manière ordonnée de l’infinie variété des actions. Car c’est le propre de la philosophie d’être un système.
Il n’est donc pas suffisant, pour tenter de comprendre ce cours absurde, de s’interroger sur l’homme. Le philosophe doit prendre en compte la situation de l’homme dans la nature. Et remarquer cette forte contradiction : d’une part, l’homme est la seule créature raisonnable dans la nature ; d’autre part, toute raisonnable qu’elle est, elle ne manque pas d’avoir une conduite insensée. C’est donc que la vérité dernière de l’homme doit être recherchée, non pas en lui, mais dans la nature elle-même. Puisqu’il est impossible au philosophe « de présupposer dans l’ensemble chez les hommes, et dans le jeu de leur conduite le moindre dessein raisonnable personnel, il lui faut rechercher du moins si l’on ne peut pas découvrir dans ce cours absurde des choses humaines un dessein de la nature » (Kant)
Comme le souligne Kant dans Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolite, ce plan secret qui se déroule quel que soit le désordre apparent des conduites humaines, ne saurait se réaliser à l’échelle d’un individu, d’une vie. Car alors « chaque homme devrait jouir d’une vie illimitée pour apprendre comment il devrait faire un complet usage de ses dispositions naturelles ». Et comme chaque homme, au contraire, ne dispose que d’une courte durée de vie, la nature « a besoin d’une lignée, peut-être interminable de générations où chacune transmet à la suivante ses lumières, pour amener enfin dans notre espèce les germes naturels jusqu’au degré de développement pleinement conforme à ses desseins ». C’est donc l’homme en tant qu’espèce qui est concerné. L’homme, animal raisonnable mais contradictoire, qui par son « insociable sociabilité » a, à la fois un penchant à s’associer et un penchant à s’isoler.
Société également contradictoire, puisqu’elle doit à la fois assurer le maximum de libertés aux hommes qui la composent et imposer aussi le maximum de déterminations et de garanties pour limiter cette liberté, afin que la liberté de chacun soit compatible avec celle d’autrui. C’est une propriété naturelle des hommes de ne pouvoir coexister dans la contrainte et la domination de leurs semblables. Ils doivent être disciplinés en tant qu’animaux et régis par des commandements. C’est par l’esprit de communauté, et par lui seulement, qu’ils peuvent se servir de leur liberté ». Aussi ce n’est, dit Kant, que dans une telle société que la nature peut réaliser son dessein suprême. Mais si c’est seulement dans l’enclos de la société civile que l’humanité peut développer toutes ses dispositions, il ne sert à rien de travailler à une construction civile parfaite au sein d’une communauté, si la guerre règne dans les relations extérieures d’Etat à Etat. Se pose donc la question concrète des relations antagonistes entre les Etats.
D’où l’idée d’une Société des Nations « où chacun, y compris le plus petit Etat, pourrait attendre la garantie de sa sécurité et de ses droits, non pas de sa propre puissance et de se propre appréciation de ses droits, mais uniquement […] d’une force unie et d’une décision prise en vertu des lois fondées sur l’accord des volontés ». Si chimérique que puisse paraître une telle idée, c’est selon Kant le seul moyen pour les hommes de sortir de la situation misérable où ils se mettent les uns les autres. Il s’agit de « forcer les Etats à adopter la résolution (même si cela leur coûte beaucoup) que l’homme sauvage avait accepté jadis tout aussi à contre cœur : résolution de renoncer à la liberté brutale pour chercher repos et sécurité dans une constitution conforme à des lois ». Et Kant va plus loin encore : « Un jour enfin, en partie par l’établissement le plus adéquat de la constitution civile sur le plan intérieur, en partie sur le plan extérieur par une convention et une législation commune, un état de choses s’établira qui, telle une communauté civile universelle, pourra se maintenir par lui-même comme un automate ». C’est là qu’aura lieu « l’unification politique totale dans l’espèce humaine », dans un Etat cosmopolite universel, qui réalisera enfin le plan caché de la nature. Cette idée sera reprise ultérieurement par Kant dans son Projet de paix perpétuelle (1795), dont l’humanité, pense-t-il, se rapprochera toujours davantage.
Kant de fait pas œuvre d’historien. Réfléchissant sur l’histoire des hommes, il affirme que la Raison pratique (la morale) commande absolument aux hommes de mettre fin aux guerres. Peu importe que cette idée puisse paraître chimérique. Le devoir nous impose d’agir et de faire tout ce qui est en notre pouvoir pour que le monde soit en accord avec ce que notre raison exige. C’est pourquoi Kant considère comme l’une des fins essentielles de l’humanité l’établissement de relations internationales régulières et la constitution d’une confédération des Etats qui protégerait, par la force commune de tous, les droits de chacun d’eux, même et surtout des plus faibles. On est encore loin aujourd’hui d’une communauté civile universelle. On peut cependant constater des débuts de réalisation avec la SDN créée en 1919, dont l’objectif était de garantir la paix et la sécurité internationale. Elle ne survécut pas à la Seconde Guerre mondiale, mais l’ONU la remplaça.
3. Se méfier du progrès ?
A. L’histoire comme science.
C’est à partir du XIXe siècle que les historiens rêvent de faire de l’histoire une science objective, en s’inspirant du modèle des sciences physiques. L’historien trouve des documents puis procède à leurs critiques externe (qui vise à déterminer l’authenticité du document et à le rétablir dans son état primitif) et interne (qui vise à déterminer la signification du document).
L’analyse fournit ainsi une masse de documents qui permettent d’établir des faits particuliers. Il s’agit ensuite de procéder à un travail de synthèse, c’est-à-dire de déterminer la place et l’importance relative de ces faits dans la chaîne des événements. C’est là un travail de reconstruction. La vérité se trouverait donc dans les documents. Il suffirait de l’extraire. Mais il s’agit là d’une vision naïve, car les documents ne parlent qu’à ceux qui les questionnent. L’élaboration historique présuppose donc une idée préconçue, une prise de parti sans laquelle l’historien est hors d’état de comprendre et de connaître.
Par ailleurs, l’historien a lui-même une mentalité, une expérience d’homme qui rend difficile la compréhension des mentalités de culture différente de la sienne. C’est probablement là que se situe l’argument le plus fort de ceux qui prétendent que l’histoire ne peut prétendre à la même objectivité que les sciences physiques. Comme le souligne le philosophe italien Benedetto Croce (écrivain, philosophe et homme politique italien, 1866-1952), « toute véritable histoire est histoire contemporaine, c’est-à-dire du présent ». Il est impossible de séparer l’histoire de l’historien. Voilà pourquoi, ) chaque génération, l’histoire est réécrite. Chaque époque reprend l’histoire à la lumière du lendemain auquel elle prétend. D’autant que chaque historien ne s’intéresse aux faits que dans la mesure où ils confirment ou infirment un système d’explication du monde, une philosophie de l’histoire, qui est la sienne.
Si l’histoire ne peut prétendre égaler le modèle des sciences physiques, c’est aussi parce que l’historien étudie des faits qui se caractérisent par leur singularité temporelle, qui ne se répètent jamais deux fois de la même manière. L’historien ne peut donc ni établir des lois établissant des rapports de causalité nécessaire, sinon des vues générales sur l’évolution des choses, ni prévoir l’avenir. Croire le contraire, ce serait nier la liberté des hommes. Il ne peut pas non plus avoir recours au contrôle expérimental rigoureux tel qu’il est pratiqué en physique. L’élaboration de l’histoire comporte toutefois quelque chose de proprement scientifique : d’abord au stade de l’étude de documents, l’historien a recours aux sciences auxiliaires de l’histoire (critique des documents écrits, paléontologie, archéologie, numismatique, psychologie, sociologie, économie…) et peut ainsi établir les faits de manière rigoureuse. Ensuite, au stade de la reconstruction du passé, l’historien vise le vrai et non le beau ou l’agréable, en cherchant à enchaîner les événements, en mettant à jour les causes singulières de leur succession, tout en sachant que ces causes ne se répèteront pas. L’histoire est une discipline originale qui s’attache au singulier, au successif, à ce qui a cessé d’être.
B. Progrès continu et discontinu : la part du hasard.
Pour Machiavel (philosophe italien 1469-1527), le culte du passé ne repose sur rien qui soit rationnel : « les hommes louent le passé et blâment le présent, et souvent sans raison. Ils sont tellement férus de ce qui a existé autrefois, que non seulement ils vantent les temps qu’ils ne connaissent que par les écrivains du passé, mais que, devenus vieux, on les entend prôner encore ce qu’ils se souviennent d’avoir vu pendant leur jeunesse » (Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, Œuvres complètes, Livre II, Gallimard, 1952, p. 509.). Si le passé est inconnu tout en étant néanmoins pris comme modèle, il n’est qu’une norme abusive qui ne dit rien d’autre qu’une incapacité à vivre et à affronter le présent.
Finalement, ne s’agirait-il pas d’une simple insatisfaction du présent ? Comme ces voyageurs qui vantent leur pays natal tant qu’ils sont en voyages, et qui préfèrent les pays qu’ils ont visités lorsqu’ils rentrent chez eux.
L’histoire des sciences nous donne l’exemple d’un progrès discontinu : le progrès scientifique est discontinu et est progrès tout de même. La vérité scientifique serait ainsi une vérité corrigée, qui ne progresserait qu’en faisant constamment retour à ses propres commencements. Pour Lévi-Strauss, le progrès ne serait « ni nécessaire ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme le diraient les biologistes, par mutations » (Lévi-Strauss, Race et Histoire, Presse Pocket, Agora, 193, p. 46.).
La liberté est la condition du progrès, mais elle trouve mal sa place dans le déterminisme historique qui fait de l’histoire le développement d’une cause initiale et l’acheminement vers une cause finale.
La théorie du hasard que propose l’application que fait Cournot (philosophe français, 1801-1877) des mathématiques à l’histoire, nous conduirait à penser l’histoire en dehors de tout déterminisme. L’idée de hasard « donne un sens incontestable à ce que l’on a appelé la philosophie de l’histoire, à ce que nous aimerions mieux appeler l’étiologie historique, en entendant par là l’analyse et la discussion des causes ou des enchaînements de causes qui ont concouru à amener les événements dont l’histoire nous offre le tableau ; causes qu’il s’agit surtout d’étudier au point de vue de leur indépendance ou de leur solidarité ». Invoquer le hasard, ce n’est donc pas renoncer à trouver des causes en histoire, mais c’est respecter l’indépendance des causes entre elles. S’il y a progrès en histoire, il n’y a pas de loi, le progrès dans l’histoire n’est pas l’évolution dans la nature. C’est parce que l’histoire n’est pas la nature que nous y sommes libres.
C. La rationalité cachée de l’histoire.
L’histoire ne va pas au hasard, elle est la marche graduelle par laquelle l’Esprit parvient à sa vérité. La Raison divine, l’Absolu doit s’aliéner dans le monde que font et défont les passions pour s’accomplir.
Ainsi l’histoire du devenir des hommes coïncide avec l’histoire du devenir de Dieu. Etats, peuples, héros ou grands hommes, formes politiques et organisations économiques, arts et religions, passions et intérêts, figurent la réalité de l’Esprit et constituent la vie même de l’absolu : « L’Esprit se répand ainsi dans l’histoire en une inépuisable multiplicité de formes où il jouit de lui-même. Mais son travail intensifie son activité et de nouveau il se consume. Chaque création dans laquelle il avait trouvé sa jouissance s’oppose de nouveau à lui comme une nouvelle matière qui exige d’être œuvrée. Ce qui était son œuvre devient ainsi matériau que son travail doit transformer en une œuvre nouvelle.
Dans cette dialectique ou ce travail du négatif, l’Esprit, tel le Phénix qui renaît de ses cendres, se dresse chaque fois plus fort et plus clair. Il se dresse contre lui-même, consume la forme qu’il s’était donné, pour s’élever à une forme nouvelle, plus élevée. Dès lors, ce n’est pas en vain que les individus et les peuples sont sacrifiés. On comprend aussi que les passions sont, sans le savoir, au service de ce qui les dépasse, de la fin de la dernière de l’histoire : la réalisation de l’Esprit ou de Dieu. Chaque homme, dans la vie, cherche à atteindre ses propres buts, cache sous des grands mots des actions égoïstes et cherche à tirer son épingle du jeu. Et la passion, ce n’est jamais que l’activité humaine commandée par des intérêts égoïstes et dans laquelle l’homme met toute l’énergie de son vouloir et de son caractère, en sacrifiant à ses fins particulières et actuelles toutes les autres fins qu’ils pourraient se donner.
Mais si les passions sont orientées vers des fins particulières, elles ne sont pas, pour autant, opposées à l’universel. Le tumulte des intérêts contradictoires, des passions se résout en une loi nécessaire et universelle. L’individu qui met son intelligence et son vouloir au service de ses passions sert, en fait, et malgré lui autrui, en contribuant à l’œuvre universelle. Telle est la ruse de la raison : les individus font ce que la Raison veut ; sans cesser de suivre leurs impulsions, leurs passions singulières, de même que grâce à la ruse de l’homme, la nature fait ce qu’elle veut sans cesser d’obéir à ses propres lois.
L’universel est donc présent dans les volontés individuelles et s’accomplit par elles et particulièrement par la médiation des grands hommes historiques. Ainsi, par exemple; Jules César ne croyait agir que pour son ambition personnelle en combattant les maîtres des provinces de l’empire romain. Or sa victoire sur eux fut en même temps une conquête de la totalité de l’empire : il devint ainsi, sans toucher à la forme de la constitution, le maître individuel de l’Etat. Et le pouvoir unique à Rome que lui conféra l’accomplissement de son but, de prime abord négatif, ouvrait une phase nécessaire dans l’histoire de Rome et dans l’histoire du monde.
Les grands hommes, les peuples avec leur esprit, leur constitution, leur art, leur religion, leur science ne maîtrisent pas le sens de ce qu’ils font. Ils ne sont que les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils ignorent et s’accomplissent inconsciemment. Si rien de grand ne s’est accompli dans le monde sans passion, c’est bien parce que les passions sont énergie, incandescente du vouloir, tension vers un but, mais aussi et surtout parce qu’elles ne sont que les moyens du génie de l’univers pour accomplir sa fin.
mardi 5 mai 2009
Conscience / Inconscient
1. La conscience de soi est-elle immédiate ?
A. La conscience de soi paraître être immédiate.
Le mot conscience a eu pendant longtemps une signification morale. La conscience est en ce sens un conseiller qui nous avertit de ce que nous devons faire, et c’est aussi un juge qui se prononce sur ce que nous avons fait. Tel est le sens de l’expression « avoir mauvaise conscience ». C’est avec Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) que la notion de conscience cesse d’être employée dans le sens de « conscience morale » pour désigner la connaissance qu’a l’esprit de lui-même. Le sujet ne peut éprouver des sensations, des sentiments, avoir des pensées sans qu’il sache ou sente que c’est lui qui les éprouve ou les pense. La conscience c’est donc le savoir qui accompagne nos représentations ou nos états de conscience.
La conscience paraît être, pour chacun, l’objet d’un savoir immédiat. Le sujet qui pense ne sait-il pas qu’aussitôt il pense ? Et celui qui est triste, ne sait-il pas qu’il est triste ? Il n’est pas un seul fait psychique qui ne soit accompagné de conscience : sans conscience, pas de plaisir ni de douleur, pas de sensation, pas d’idée ni de jugement, pas de volonté. La conscience est donc la condition de tous les faits psychiques. Je ne peux avoir conscience de moi sans avoir conscience de moi sentant, pensant ou voulant.
Conscience spontanée et conscience de soi
On distingue la conscience spontanée, directe, à laquelle on peut donner le nom de sens intime et la conscience claire, réfléchie que l’on appelle conscience de soi. Dans la conscience simple, le moi sujet ne se distingue pas du moi objet. Mieux, il n’y a pas encore de moi. L’enfant parle de lui à la troisième personne, il s’objective lui-même, il s’appelle de son nom extérieur, comme les autres l’appellent lui-même. Il dit : « Manuela fait ceci, Manuela veut cela. » La conscience réfléchie, ou conscience de soi, commence lorsque l’enfant dit Je. Elle se précise avec la différence du JE et du ME, lorsque l’on dit « Je me connais moi-même ».
B. La conscience devient conscience d’elle-même par la négation de ce qui n’est pas elle.
Mais ce prétendu savoir immédiat de la conscience n’est-il pas un leurre ? Certes Descartes parle d’une saisie de la conscience pas elle-même, mais celle-ci n’a rien de commun avec une simple prise de conscience immédiate de soi. Ce n’est qu’au terme d’un processus de négation de ce qui n’est pas elle que la conscience se saisit d’elle-même, devient conscience de soi.
La situation de l’homme épris de certitude est déprimante. Descartes se résout donc à ne cherche la vérité qu’en lui-même. C’est le point de départ d’un programme ambitieux : recommencer à philosopher comme si personne n’avait pensé auparavant.
Le but de Descartes est donc la recherche de la vérité. Comment distinguer l’évidence de la pseudo-évidence ? Commence savoir avec certitude que ma certitude est bien le fait de la raison ? Une seule méthode : commencer par douter et pousser le doute jusqu’au bout. C’est au terme d’un doute totalitaire radical, méthodique, que Descartes rencontre une idée claire et distincte, une idée qui résiste à tous les efforts du doute : « il faut conclure, et tenir pour constante que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit » (Méditations métaphysiques, 1641).
Je suis, j’existe, mais que suis-je, sinon une chose qui pense c’est-à-dire une âme ou un esprit ? De cette vérité (le fameux cogito), Descartes en déduit la distinction nécessaire entre deux substances, l’âme et le corps, dont la première est plus facile à connaître que la seconde, car elle est première dans l’ordre de la découverte de la vérité. Aussi, à la fin de la Méditation Seconde des Méditations métaphysiques, on peut lire : « Je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit ».
Je puis d’abord douter des apparences sensibles. Les sens ne me trompent-ils pas parfois ? Un bâton plongé dans ne paraît-il pas tordu ? Une tour carrée vue de loin ne paraît-elle pas ronde ? Peut-on se fier entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés ? Soit, mais puis-je vraiment douter « que je sois ici assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature » ? Descartes invoque alors les délires des fous et surtout l’expérience du rêve : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? »
Peut-on vraiment distinguer la veille du sommeil ? Qui sait si la vie n’est pas un songe ? Un soupçon se glisse. Cela suffit à me faire douter de la nature corporelle et de toutes les sciences qui s’y rapportent : la physique, l’astronomie, la médecine…
Que reste-t-il ? Les idées simples, tellement simple qu’on ne peut pas les décomposer en d’autres idées plus simples : celles de figure, d’étendue, de quantité ou grandeur, de nombre, de lieu, de temps. Reste aussi les évidences mathématiques : « car soit que je veille ou je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ». Mon esprit ne peut naturellement en douter. Mais tant que j’ignore l’origine de mon être, j’ignore aussi la valeur de ma faculté de connaître. Qui sait si je n’ai pas été créé par un Dieu trompeur, de sorte que ma faculté de connaître ne me permette pas d’atteindre les évidences ? Ainsi, « de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter ». Et pour ne pas oublier toutes ces raisons de douter que j’ai avancées et maintenir le doute jusqu’à ce que je n’aie plus aucune raison de douter, j’imaginerais qu’il y a un Malin Génie qui me trompe toujours et partout dans mes jugements.
C’est ce doute qui s’étend à toute la connaissance, ce doute poussé jusqu’à l’extrême, qui se révèle comme l’affirmation d’une première vérité. En effet, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que Moi qui pensais cela « fusse quelque chose ». Mais il y a un certain Malin Génie qui s’emploie à toujours me tromper : « Il n’y a point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »
Je suis certain que je suis, mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis ? Avant l’opération du doute, je me considérais comme ayant d’abord un corps, c’est-à-dire « un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre ». Outre cela, je constatais que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je pensais, et « je rapportais toutes ces actions à l’âme ». Mais je ne m’attardais point à penser ce que c’était que cette âme et mon corps me paraissait plus aisé à connaître. Après le doute, c’est l’inverse. Moi qui, maintenant, pense que la vie n’est peut-être qu’un rêve, moi qui suppose qu’il y a un Malin Génie qui me trompe toujours et partout, je ne suis plus assuré d’avoir un corps, ni même que se nourrir, marcher, sentir soient des attributs de l’âme. Je ne suis certain que d’une seule chose, c’est que je suis une chose qui pense, un pur pouvoir de penser, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison. Si le cogito, c’est le moi conçu sans le corps, ce moi ne peut être qu’intelligence pure.
Lorsque Descartes affirme : « Il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit », cela signifie que mon esprit est, dans l’ordre de la recherche de la vérité, la première des connaissances. Mon esprit subsiste alors même que je doute de tout, du monde, même de mon propre corps.
2. Il n’y a pas de conscience purement intérieure, il n’y a pas de monde purement extérieur.
A. Toute conscience est conscience de quelque chose.
Alors même que je doute de tout, je prends conscience que je suis et, de plus que je suis une « chose » qui pense, un esprit. Est-ce à dire, comme l’affirme Descartes, que l’esprit est une réalité en soi, une réalité absolue qui n’a pas besoin du corps et de quelque objet que ce soit pour exister ? Gassendi (abbé Pierre Gassend dit Gassendi, 1592-1655, mathématicien, philosophe et astronome français. L'astéroïde 7179 Gassendi a été nommé en son honneur.) objecte à Descartes : « Je pense, dites-vous ; mais que pensez-vous ? Car enfin toute pensée est pensée de quelque chose ». Je peux bien, en effet, percevoir ma pensée unie aux objets auxquels elle s’applique, mais non séparée de tout objet. Que je me connaisse comme être pensant, cela signifie donc tout simplement que j’existe moi comme être pensant, et non que ma pensée existe en soi. Le véritable cogito n’est-il pas mouvement vers les choses, rapport au corps, au monde ?
C’est ce qu’affirmera avec force Husserl (philosophe allemand, 1859-1938), le fondateur de la phénoménologie (science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur) : toute conscience est conscience de quelque chose. Autrement dit, ma conscience n’est ni une sorte de témoin passif des impressions reçues – elle est l’activité de l’esprit tourné vers les choses – ni le souverain mystérieux d’une vie intérieure secrète conçue comme un système clos. Toute conscience est rapport du « moi » au monde. La conscience est intentionnalité, c’est-à-dire visée d’un objet. Vidée d’un objet, elle n’est plus conscience, elle s’anéantit. L’objet peut-être extérieur, comme quand je perçois un arbre, ou intérieur, comme dans l’imagination ou le souvenir, je perçois ce même arbre en son absence. Mais dans les deux cas, ma conscience se rapporte à cet arbre qui est extérieur. Même des phénomènes qui passent pour purement intérieurs ou purement psychiques représentent à leur manière une certaine relation avec des objets ou des êtres : « Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans les représentations, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement, quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour, quelque chose qui est aimée, dans la haine, quelque chose qui est haï, dans le désir, quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite. Cette présence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. » (Husserl, Méditations cartésiennes, 1929)
B. Toute conscience est conscience de quelque chose et en même temps conscience d’elle-même.
Mais s’il n’y a pas de conscience purement intérieure, il n’y a pas non plus de monde purement extérieur. Il n’y a donc pas de dissociation à faire entre un monde intérieur et le monde extérieur. Dès lors je ne peux pas prendre conscience de l’un des termes de la relation sans prendre en même temps conscience de l’autre. Autrement dit, toute conscience est conscience de quelque chose et en même temps conscience c’elle-même comme sujet qui se tourne vers autre chose que lui-même.
3. L’inconscient est-il une réalité ?
A. L’inconscient n’est-il qu’une conscience obscurcie ?
La conscience de ce qui se passe en moi est liée à l’attention. Cette dernière a pour fonction de rendre plus claires et plus distinctes les perceptions auxquelles elle s’applique, et réciproquement de rejeter dans l’obscurité celles auxquelles elle ne s’applique pas. Il y a donc dans la conscience deux sortes de perceptions : celle qui sont claires, et celles qui sont obscures. Et ces dernières peuvent être de plus en plus obscures, jusqu’au point où, étant à peine senties, on peut se demander même si elles parviennent à la conscience, si elles ne sont pas entièrement inconscientes.
D’où la question : l’inconscient n’est-il pas qu’une conscience obscurcie, c’est-à-dire une moindre conscience ou bien l’inconscient est-il une instance spécifique distincte de la conscience ?
Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de loi allemand, 1646-1716) affirme qu’il y a, à tout moment, en nous une infinité de perceptions, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même « dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir moins confusément dans l’assemblage » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765). Pour mieux nous faire comprendre ce qu’il entend par ces petites perceptions, Leibniz se sert de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer : « Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule » (Ibidem). Il y a donc en nous des pensées, des sentiments qui sont déjà quelque chose pour nous, quoiqu’on ne les remarque pas.
B. L’inconscient est-il notre passé ?
Un peu dans la continuité de Leibniz, Bergson (philosophe français, 1859-1941) soutient dans Matière et mémoire, que la conscience n’est pas tout notre psychisme. Elle en est la part intéressée à l’action et au présent. La conscience a surtout pour rôle « de présider à l’action et d’éclairer un choix ». C’est pourquoi elle projette sa lumière « sur les antécédents immédiats de la décision et sur tout ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux ». Le reste demeure dans l’ombre.
La thèse de Bergson va à l’encontre de la croyance que le passé n’est plus. Le passé est « tout entier », « à tout instant » : le passé est là, qui fait la synthèse de la totalité de notre personnalité, qui actualise l’intégralité de notre histoire, depuis notre première enfance. Cependant, au quotidien, nous avons l’impression que le passé n’est plus parce que l’homme agissant est tout entier tourné vers l’action, et un mécanisme cérébral veille à filtrer que « ce qui est de nature à éclairer la situation présente ». D’un côté la masse intégrale, immense et obscure du passé, de l’autre l’infime besoin de ce qui est actuellement utile. D’où l’emploi par Bergson de la notion d’inconscient, comme espace où doit se cantonner la presque intégralité du passé, avec l’idée du refoulement.
Bergson reconnaît donc qu’il y a des états psychologiques inconscients, autrement dit des états (des souvenirs, des pensées) qui continuent d’exister sans pour autant être conscients. Mais si ces états sont impuissants à s’actualiser, c’est parce qu’ils ne sont pas utiles à notre présent. Ils peuvent donc à tout moment, en fonction de nos besoins, redevenir conscients et n’ont, par conséquent, rien à voir avec les contenus que Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) qualifie d’inconscients.
Attention : ne pas dire que Freud et Bergson affirment tous les deux l’existence de l’inconscient.
C. L’inconscient est une instance du psychisme qui se manifeste par ses effets.
L’inconscient, pour Freud, n’est ni l’inaperçu (Leibniz) ne ce qui n’est pas actuellement à la conscience (Bergson). C’est une instance du psychisme dont on ignore tout et qui se manifeste par ses effets. L’inconscient est constitué de contenus refoulés (des représentations psychiques souvent sexuelles, agressives – c’est-à-dire des pensées, des images, des souvenirs, des fantasmes sur lesquels se fixent des pulsions) qui n’ont pu avoir accès au système préconscient-conscient. Ces contenus inconscients ne peuvent revenir directement à la conscience. Ils font retour de manière déguisée dans le rêve ou encore sous forme de symptômes qui se traduisent souvent par des pulsions.
L’inconscient n’est donc pas une conscience obscurcie. Il constitue une véritable instance du psychisme. Freud qualifie de préconscients les pensées, les souvenirs qui sont temporairement absents de la conscience, mais qui peuvent y revenir à tout moment. Il le fait pour les distinguer des contenus qui sont véritablement inconscients. Freud affirme que l’inconscient est « un mécanisme psychique dont nous sommes forcé de reconnaître l’existence parce que nous le déduisons de ses manifestations, mais duquel nous ne savons rien ».
Jusqu’à Freud, l’idée de psychique était strictement analogue à celle de conscience. La position de Freud, au contraire, est la suivante : il y a des actes psychologiques conscients qui ne peuvent être expliqués que par des actes psychiques qui, eux, échappent au témoignage de la conscience. La conscience n’a pas de valeur explicative totale, mais seulement partielle. Dans bien des cas, un acte psychique ne s’explique pas par la conscience, mais par un autre acte psychique : d’où l’idée d’enchaînement continu et sous-jacent des actes psychiques. La conscience est un phénomène de surface dont les « données sont lacunaires » et non pas continues. Autrement dit, il n’y a pas identité entre conscience et états psychiques, mais un champ plus marge des états psychiques que celui de la conscience.
Le psychisme freudien
Freud considère que la conscience ne constitue pas l’essence du psychisme. Dans sa première topique (topos signifie lieu en grec), élaborée en 1900, Freud compare le psychisme à un appareil constitué de deux systèmes radicalement distincts : l’inconscient et le préconscient-conscient. L’inconscient est un système profond constitué de contenus refoulés ne pouvant accéder au système préconscient-conscient. A partir de 1923, Freud élabore une seconde topique dans laquelle il utilise le terme inconscient pour qualifier le ça, mais aussi pour une part le moi et le surmoi. Le ça, totalement inconscient, est le réservoir des instincts primaires, des pulsions, des désirs refoulés. Il est régi par le seul principe du plaisir. Le moi, qui constitue, pour une part, la conscience, a pour fonction de se défendre contre les pulsions du ça (mécanismes de défense) ou de les adapter aux conditions imposées par le monde extérieur. Il est donc régi par le principe de réalité. Le surmoi qui est formé par l’intériorisation des interdits parentaux et sociaux, est la conscience morale, le juge et le censeur du moi. Le ça demande, le surmoi autorise ou non. Le moi se trouve pris entre les exigences du ça et les impératifs du surmoi. La névrose ou la maladie n’est jamais qu’un mauvais compromis entre ces forces contradictoires. Comme le souligne Freud, le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Il est soumis à une triple servitude, et de ce fait menacé par trois sortes de dangers : celui qui vient du monde extérieur, celui de la libido (pulsions) du ça et celui de la sévérité du surmoi. L’essentiel des processus psychiques est inconscient. Seule une partie du moi, tel un iceberg, émerge.
En bref, si l’on ne recourt pas à l’hypothèse de l’inconscient, les actes conscients qu’on peut rassembler – compte-tenu de leur caractère lacunaire – « demeurent incohérents et incompréhensibles ». Freud, en exposant sa thèse, introduit l’inconscient. C’est ce dernier (et non la conscience) qui donne sens. D’où la recommandation de Freud propre à toute méthode scientifique : aller au-delà de l’expérience (au sens d’apparence) immédiate. Donc aller au-delà du conscient, jusqu’à forger l’hypothèse de l’inconscient, même si cette notion n’est pas donnée strictement par l’expérience immédiate. Pour Freud, les données immédiates de la conscience « sont insuffisantes » pour donner raison de la totalité des actes psychiques. Au contraire, il est nécessaire de construire, à l’opposé du donné, la notion d’inconscient.
Les lapsus
Les lapsus sont des erreurs de langage qui ont un caractère involontaire. Selon Freud, ils ne sont pas dus à l’inattention ou à la fatigue, ils ont un sens : ils témoignent d’un désir préconscient ou inconscient et résultent de l’interférence de ce désir avec ce qu’on voudrait ou devrait consciemment dire. Exemple : un président qui déclare, dès l’ouverture, la séance close. Il dit le contraire de ce qu’il voulait dire. A ces lapsus, se rajoutent d’autres phénomènes de sens comme l’oubli momentané d’un nom propre, les erreurs de lecture, la perte ou le bris d’objets. Ces actes manqués sont, selon Freud, des discours réussis. Ils expriment des pulsions ou des intentions qui ont leur source dans des désirs ou des complexes refoulés.
D. Reconnaître l’existence de l’inconscient, n’est-ce pas abdiquer sa responsabilité ?
Mais cet inconscient dont on ignore tout mais qui se manifeste par des effets est-il vraiment une réalité ? N’est-ce pas parce qu’il présuppose l’existence de l’inconscient que Freud peut en découvrir les manifestations ? Les symptômes, le rêve, les actes manqués ne peuvent révéler l’existence de l’inconscient que si l’on postule qu’ils sont signifiants et forment un discours. Mais dirent qu’ils forment un discours, n’est-ce pas présupposer ce sujet dont on voudrait démontrer l’existence ?
Ainsi Alain (pseudonyme d’Emile-Auguste Chartier, philosophe français, 1868-1951) refuse-t-il, chaque fois qu’il s’exprime sur ce point, la croyance à l’inconscient : « Cette idée de l’inconscient, tant vantée et si bien vendue, je n’en fais rien ; […] quand j’ai voulu en user, afin de me mettre à la mode, elle n’a rien saisi de l’homme, rien éclairé » (Fantômes, 23 septembre 1921). Il s’agit pour Alain de quelque chose de plus qu’une simple question de mots. Il estime qu’on ne peut pas fonder une quelconque morale à partir de l’hypothèse d’un inconscient. Or, affirme Alain, il faut lier conscience et morale. Toute morale présuppose en effet un sujet conscient et libre. L’idée freudienne d’un psychisme inconscient fait problème dans la mesure où elle donne à penser que nous sommes manipulés par des forces obscures qui nous échappent et que nous pourrions ne pas être responsables de nos choix, de nos actes, de nous-mêmes.
Pour Alain, l’inconscient n’est donc pas une instance du psychisme mais un simple mécanisme corporel. Il y a, dit-il, un conflit sans cesse recommencé entre les passions (l’inconscient) et la raison (le conscient), ou, plus simplement encore, entre le corps et l’esprit. Les partisans de l’inconscient estiment sans doute que les signes qui viennent du corps sont des pensées qui méritent d’être interprétées ; pour les tenants du rationalisme, il n’y a de pensées véritables que conscientes.
La critique de l’inconscient qu’on trouve chez Alain ne porte pas sur tel ou tel point de la doctrine de Freud. Elle est absolument radicale parce qu’elle écarte le psychologisme au profit de la morale. Reconnaître l’existence d’un inconscient psychique est donc, pour Alain, une erreur (l’inconscient est corporel) et une faute au sens moral. Il rejette l’inconscient du côté du corps et renoue avec le cartésianisme pour lequel la conscience ou la pensée est l’essence du psychisme. Mais au-delà des affirmations d’Alain, il n’y a aucune réfutation véritable de l’existence de l’inconscient. L’erreur de tous ceux qui récusent l’inconscient, c’est précisément de considérer l’inconscient comme un autre moi qui doublerait le moi conscient, comme un sujet. Autrement dit, de penser l’inconscient dans les mêmes termes que la conscience.
L’inconscient n’est pas le lieu de forces diaboliques qui pèseraient mécaniquement sur chacune de nos conduites, mais il influe sur notre manière d’être au monde, de réagir à telle ou telle situation. Souffrir du complexe d’Œdipe, c’est, par exemple, ne pouvoir aimer sans culpabilité des femmes que l’on respecte ou bien n’être attiré que par celles qui sont mariée. Il est difficile de soutenir que de telles attitudes sont le fruit de nos libres choix.
Le complexe d’Œdipe
Le complexe d’Œdipe est une découverte fondamentale de Freud. Il s’agit de l’attachement incestueux de l’enfant au parent de sexe opposé et la rivalité avec le parent de même sexe. Le 15 octobre 1897, Freud fait à son ami Fliess (médecin allemand, 1858-1928) une communication qui devait être décisive pour l’avenir de la théorie psychanalytique : « En moi aussi se vérifie l’amour pour la mère et la jalousie envers le père, au point que je les considère maintenant comme un phénomène général de la première enfance […] S’il en est bien ainsi on comprend parfaitement l’effet saisissant d’Œdipe-Roi ». On connaît les deux crimes d’Œdipe-Roi : il a tué son père et épousé sa mère. Si cette tragédie de Sophocle (tragédien grec, 496-406) nous émeut si profondément dit Freud, c’est parce qu’elle a saisi une compulsion que nous reconnaissons tous pour l’avoir ressentie dans notre enfance. Chacun d’entre nous « fut un jour, en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la relation de son rêve transposé devant la réalité ». Lorsque le complexe d’Œdipe n’est pas surmonté, il est alors à la source de symptômes à l’âge adulte. Il constitue même, selon Freud, le noyau de toute névrose.
L’inconscient, plus qu’un déterminisme, pourrait être un destin. Il y a des personnes dont toutes les relations humaines connaissent la même issue : hommes dont toutes les amitiés s’achèvent par le trahison de l’ami, amoureux dont chaque affaire de cœur avec les femmes traverse les mêmes phases et conduit au même échec… Il y a des personnes qui semblent vivre passivement quelque chose sur quoi elles n’ont aucune part d’influence. Freud considère qu’un tel destin est pour la plus grande part préparé par le sujet lui-même et déterminé par des influences de la petite enfance.
Nier l’existence d’un inconscient, c’est refuser la possibilité de la connaissance de cet inconscient, c’est se condamner à être celui qu’on n’a pas voulu ou choisi d’être. Avant de pouvoir être libre de choisir et d’agir, c’est d’abord de nous-mêmes que nous devons nous défaire. La liberté est libération. Or la connaissance de l’inconscient est la seule manière que nous avons de nous séparer de nous-mêmes. Pour Freud, reconnaître l’existence de l’inconscient, ce n’est pas abdiquer sa responsabilité. Bien au contraire, c’est un devoir, au sens moral, de s’efforcer de mieux le connaître. Autrement dit, il n’y a pas de véritable autonomie du moi avant la cure psychanalytique. Plus je me connais, plus je peux choisir et agir en pleine connaissance de cause, plus je me sens responsable de moi-même et de mes actes.
A. La conscience de soi paraître être immédiate.
Le mot conscience a eu pendant longtemps une signification morale. La conscience est en ce sens un conseiller qui nous avertit de ce que nous devons faire, et c’est aussi un juge qui se prononce sur ce que nous avons fait. Tel est le sens de l’expression « avoir mauvaise conscience ». C’est avec Descartes (philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650) que la notion de conscience cesse d’être employée dans le sens de « conscience morale » pour désigner la connaissance qu’a l’esprit de lui-même. Le sujet ne peut éprouver des sensations, des sentiments, avoir des pensées sans qu’il sache ou sente que c’est lui qui les éprouve ou les pense. La conscience c’est donc le savoir qui accompagne nos représentations ou nos états de conscience.
La conscience paraît être, pour chacun, l’objet d’un savoir immédiat. Le sujet qui pense ne sait-il pas qu’aussitôt il pense ? Et celui qui est triste, ne sait-il pas qu’il est triste ? Il n’est pas un seul fait psychique qui ne soit accompagné de conscience : sans conscience, pas de plaisir ni de douleur, pas de sensation, pas d’idée ni de jugement, pas de volonté. La conscience est donc la condition de tous les faits psychiques. Je ne peux avoir conscience de moi sans avoir conscience de moi sentant, pensant ou voulant.
Conscience spontanée et conscience de soi
On distingue la conscience spontanée, directe, à laquelle on peut donner le nom de sens intime et la conscience claire, réfléchie que l’on appelle conscience de soi. Dans la conscience simple, le moi sujet ne se distingue pas du moi objet. Mieux, il n’y a pas encore de moi. L’enfant parle de lui à la troisième personne, il s’objective lui-même, il s’appelle de son nom extérieur, comme les autres l’appellent lui-même. Il dit : « Manuela fait ceci, Manuela veut cela. » La conscience réfléchie, ou conscience de soi, commence lorsque l’enfant dit Je. Elle se précise avec la différence du JE et du ME, lorsque l’on dit « Je me connais moi-même ».
B. La conscience devient conscience d’elle-même par la négation de ce qui n’est pas elle.
Mais ce prétendu savoir immédiat de la conscience n’est-il pas un leurre ? Certes Descartes parle d’une saisie de la conscience pas elle-même, mais celle-ci n’a rien de commun avec une simple prise de conscience immédiate de soi. Ce n’est qu’au terme d’un processus de négation de ce qui n’est pas elle que la conscience se saisit d’elle-même, devient conscience de soi.
La situation de l’homme épris de certitude est déprimante. Descartes se résout donc à ne cherche la vérité qu’en lui-même. C’est le point de départ d’un programme ambitieux : recommencer à philosopher comme si personne n’avait pensé auparavant.
Le but de Descartes est donc la recherche de la vérité. Comment distinguer l’évidence de la pseudo-évidence ? Commence savoir avec certitude que ma certitude est bien le fait de la raison ? Une seule méthode : commencer par douter et pousser le doute jusqu’au bout. C’est au terme d’un doute totalitaire radical, méthodique, que Descartes rencontre une idée claire et distincte, une idée qui résiste à tous les efforts du doute : « il faut conclure, et tenir pour constante que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit » (Méditations métaphysiques, 1641).
Je suis, j’existe, mais que suis-je, sinon une chose qui pense c’est-à-dire une âme ou un esprit ? De cette vérité (le fameux cogito), Descartes en déduit la distinction nécessaire entre deux substances, l’âme et le corps, dont la première est plus facile à connaître que la seconde, car elle est première dans l’ordre de la découverte de la vérité. Aussi, à la fin de la Méditation Seconde des Méditations métaphysiques, on peut lire : « Je connais évidemment qu’il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit ».
Je puis d’abord douter des apparences sensibles. Les sens ne me trompent-ils pas parfois ? Un bâton plongé dans ne paraît-il pas tordu ? Une tour carrée vue de loin ne paraît-elle pas ronde ? Peut-on se fier entièrement à ceux qui nous ont une fois trompés ? Soit, mais puis-je vraiment douter « que je sois ici assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature » ? Descartes invoque alors les délires des fous et surtout l’expérience du rêve : « Combien de fois m’est-il arrivé de songer, la nuit, que j’étais en ce lieu, que j’étais habillé, que j’étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit ? »
Peut-on vraiment distinguer la veille du sommeil ? Qui sait si la vie n’est pas un songe ? Un soupçon se glisse. Cela suffit à me faire douter de la nature corporelle et de toutes les sciences qui s’y rapportent : la physique, l’astronomie, la médecine…
Que reste-t-il ? Les idées simples, tellement simple qu’on ne peut pas les décomposer en d’autres idées plus simples : celles de figure, d’étendue, de quantité ou grandeur, de nombre, de lieu, de temps. Reste aussi les évidences mathématiques : « car soit que je veille ou je dorme, deux et trois joints ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré n’aura jamais plus de quatre côtés ». Mon esprit ne peut naturellement en douter. Mais tant que j’ignore l’origine de mon être, j’ignore aussi la valeur de ma faculté de connaître. Qui sait si je n’ai pas été créé par un Dieu trompeur, de sorte que ma faculté de connaître ne me permette pas d’atteindre les évidences ? Ainsi, « de toutes les opinions que j’avais autrefois reçues en ma créance pour véritables, il n’y en a pas une de laquelle je ne puisse maintenant douter ». Et pour ne pas oublier toutes ces raisons de douter que j’ai avancées et maintenir le doute jusqu’à ce que je n’aie plus aucune raison de douter, j’imaginerais qu’il y a un Malin Génie qui me trompe toujours et partout dans mes jugements.
C’est ce doute qui s’étend à toute la connaissance, ce doute poussé jusqu’à l’extrême, qui se révèle comme l’affirmation d’une première vérité. En effet, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que Moi qui pensais cela « fusse quelque chose ». Mais il y a un certain Malin Génie qui s’emploie à toujours me tromper : « Il n’y a point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saura jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. »
Je suis certain que je suis, mais je ne connais pas encore assez clairement ce que je suis ? Avant l’opération du doute, je me considérais comme ayant d’abord un corps, c’est-à-dire « un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre ». Outre cela, je constatais que je me nourrissais, que je marchais, que je sentais et que je pensais, et « je rapportais toutes ces actions à l’âme ». Mais je ne m’attardais point à penser ce que c’était que cette âme et mon corps me paraissait plus aisé à connaître. Après le doute, c’est l’inverse. Moi qui, maintenant, pense que la vie n’est peut-être qu’un rêve, moi qui suppose qu’il y a un Malin Génie qui me trompe toujours et partout, je ne suis plus assuré d’avoir un corps, ni même que se nourrir, marcher, sentir soient des attributs de l’âme. Je ne suis certain que d’une seule chose, c’est que je suis une chose qui pense, un pur pouvoir de penser, c’est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison. Si le cogito, c’est le moi conçu sans le corps, ce moi ne peut être qu’intelligence pure.
Lorsque Descartes affirme : « Il n’y a rien qui me soit plus facile à connaître que mon esprit », cela signifie que mon esprit est, dans l’ordre de la recherche de la vérité, la première des connaissances. Mon esprit subsiste alors même que je doute de tout, du monde, même de mon propre corps.
2. Il n’y a pas de conscience purement intérieure, il n’y a pas de monde purement extérieur.
A. Toute conscience est conscience de quelque chose.
Alors même que je doute de tout, je prends conscience que je suis et, de plus que je suis une « chose » qui pense, un esprit. Est-ce à dire, comme l’affirme Descartes, que l’esprit est une réalité en soi, une réalité absolue qui n’a pas besoin du corps et de quelque objet que ce soit pour exister ? Gassendi (abbé Pierre Gassend dit Gassendi, 1592-1655, mathématicien, philosophe et astronome français. L'astéroïde 7179 Gassendi a été nommé en son honneur.) objecte à Descartes : « Je pense, dites-vous ; mais que pensez-vous ? Car enfin toute pensée est pensée de quelque chose ». Je peux bien, en effet, percevoir ma pensée unie aux objets auxquels elle s’applique, mais non séparée de tout objet. Que je me connaisse comme être pensant, cela signifie donc tout simplement que j’existe moi comme être pensant, et non que ma pensée existe en soi. Le véritable cogito n’est-il pas mouvement vers les choses, rapport au corps, au monde ?
C’est ce qu’affirmera avec force Husserl (philosophe allemand, 1859-1938), le fondateur de la phénoménologie (science des phénomènes, c'est-à-dire la science des vécus par opposition aux objets du monde extérieur) : toute conscience est conscience de quelque chose. Autrement dit, ma conscience n’est ni une sorte de témoin passif des impressions reçues – elle est l’activité de l’esprit tourné vers les choses – ni le souverain mystérieux d’une vie intérieure secrète conçue comme un système clos. Toute conscience est rapport du « moi » au monde. La conscience est intentionnalité, c’est-à-dire visée d’un objet. Vidée d’un objet, elle n’est plus conscience, elle s’anéantit. L’objet peut-être extérieur, comme quand je perçois un arbre, ou intérieur, comme dans l’imagination ou le souvenir, je perçois ce même arbre en son absence. Mais dans les deux cas, ma conscience se rapporte à cet arbre qui est extérieur. Même des phénomènes qui passent pour purement intérieurs ou purement psychiques représentent à leur manière une certaine relation avec des objets ou des êtres : « Tout phénomène psychique contient en soi quelque chose à titre d’objet, mais chacun le contient à sa façon. Dans les représentations, c’est quelque chose qui est représenté, dans le jugement, quelque chose qui est admis ou rejeté, dans l’amour, quelque chose qui est aimée, dans la haine, quelque chose qui est haï, dans le désir, quelque chose qui est désiré, et ainsi de suite. Cette présence intentionnelle appartient exclusivement aux phénomènes psychiques. Aucun phénomène physique ne présente rien de semblable. » (Husserl, Méditations cartésiennes, 1929)
B. Toute conscience est conscience de quelque chose et en même temps conscience d’elle-même.
Mais s’il n’y a pas de conscience purement intérieure, il n’y a pas non plus de monde purement extérieur. Il n’y a donc pas de dissociation à faire entre un monde intérieur et le monde extérieur. Dès lors je ne peux pas prendre conscience de l’un des termes de la relation sans prendre en même temps conscience de l’autre. Autrement dit, toute conscience est conscience de quelque chose et en même temps conscience c’elle-même comme sujet qui se tourne vers autre chose que lui-même.
3. L’inconscient est-il une réalité ?
A. L’inconscient n’est-il qu’une conscience obscurcie ?
La conscience de ce qui se passe en moi est liée à l’attention. Cette dernière a pour fonction de rendre plus claires et plus distinctes les perceptions auxquelles elle s’applique, et réciproquement de rejeter dans l’obscurité celles auxquelles elle ne s’applique pas. Il y a donc dans la conscience deux sortes de perceptions : celle qui sont claires, et celles qui sont obscures. Et ces dernières peuvent être de plus en plus obscures, jusqu’au point où, étant à peine senties, on peut se demander même si elles parviennent à la conscience, si elles ne sont pas entièrement inconscientes.
D’où la question : l’inconscient n’est-il pas qu’une conscience obscurcie, c’est-à-dire une moindre conscience ou bien l’inconscient est-il une instance spécifique distincte de la conscience ?
Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de loi allemand, 1646-1716) affirme qu’il y a, à tout moment, en nous une infinité de perceptions, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même « dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre ou trop unies, en sorte qu’elles n’ont rien d’assez distinguant à part, mais jointes à d’autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir moins confusément dans l’assemblage » (Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765). Pour mieux nous faire comprendre ce qu’il entend par ces petites perceptions, Leibniz se sert de l’exemple du mugissement ou du bruit de la mer : « Pour entendre ce bruit comme l’on fait, il faut bien qu’on entende les parties qui composent ce tout, c’est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l’assemblage confus de tous les autres ensemble, c’est-à-dire dans ce mugissement même, et ne se remarquerait pas si cette vague qui le fait était seule » (Ibidem). Il y a donc en nous des pensées, des sentiments qui sont déjà quelque chose pour nous, quoiqu’on ne les remarque pas.
B. L’inconscient est-il notre passé ?
Un peu dans la continuité de Leibniz, Bergson (philosophe français, 1859-1941) soutient dans Matière et mémoire, que la conscience n’est pas tout notre psychisme. Elle en est la part intéressée à l’action et au présent. La conscience a surtout pour rôle « de présider à l’action et d’éclairer un choix ». C’est pourquoi elle projette sa lumière « sur les antécédents immédiats de la décision et sur tout ceux des souvenirs passés qui peuvent s’organiser utilement avec eux ». Le reste demeure dans l’ombre.
La thèse de Bergson va à l’encontre de la croyance que le passé n’est plus. Le passé est « tout entier », « à tout instant » : le passé est là, qui fait la synthèse de la totalité de notre personnalité, qui actualise l’intégralité de notre histoire, depuis notre première enfance. Cependant, au quotidien, nous avons l’impression que le passé n’est plus parce que l’homme agissant est tout entier tourné vers l’action, et un mécanisme cérébral veille à filtrer que « ce qui est de nature à éclairer la situation présente ». D’un côté la masse intégrale, immense et obscure du passé, de l’autre l’infime besoin de ce qui est actuellement utile. D’où l’emploi par Bergson de la notion d’inconscient, comme espace où doit se cantonner la presque intégralité du passé, avec l’idée du refoulement.
Bergson reconnaît donc qu’il y a des états psychologiques inconscients, autrement dit des états (des souvenirs, des pensées) qui continuent d’exister sans pour autant être conscients. Mais si ces états sont impuissants à s’actualiser, c’est parce qu’ils ne sont pas utiles à notre présent. Ils peuvent donc à tout moment, en fonction de nos besoins, redevenir conscients et n’ont, par conséquent, rien à voir avec les contenus que Freud (psychanalyste autrichien, 1856-1939) qualifie d’inconscients.
Attention : ne pas dire que Freud et Bergson affirment tous les deux l’existence de l’inconscient.
C. L’inconscient est une instance du psychisme qui se manifeste par ses effets.
L’inconscient, pour Freud, n’est ni l’inaperçu (Leibniz) ne ce qui n’est pas actuellement à la conscience (Bergson). C’est une instance du psychisme dont on ignore tout et qui se manifeste par ses effets. L’inconscient est constitué de contenus refoulés (des représentations psychiques souvent sexuelles, agressives – c’est-à-dire des pensées, des images, des souvenirs, des fantasmes sur lesquels se fixent des pulsions) qui n’ont pu avoir accès au système préconscient-conscient. Ces contenus inconscients ne peuvent revenir directement à la conscience. Ils font retour de manière déguisée dans le rêve ou encore sous forme de symptômes qui se traduisent souvent par des pulsions.
L’inconscient n’est donc pas une conscience obscurcie. Il constitue une véritable instance du psychisme. Freud qualifie de préconscients les pensées, les souvenirs qui sont temporairement absents de la conscience, mais qui peuvent y revenir à tout moment. Il le fait pour les distinguer des contenus qui sont véritablement inconscients. Freud affirme que l’inconscient est « un mécanisme psychique dont nous sommes forcé de reconnaître l’existence parce que nous le déduisons de ses manifestations, mais duquel nous ne savons rien ».
Jusqu’à Freud, l’idée de psychique était strictement analogue à celle de conscience. La position de Freud, au contraire, est la suivante : il y a des actes psychologiques conscients qui ne peuvent être expliqués que par des actes psychiques qui, eux, échappent au témoignage de la conscience. La conscience n’a pas de valeur explicative totale, mais seulement partielle. Dans bien des cas, un acte psychique ne s’explique pas par la conscience, mais par un autre acte psychique : d’où l’idée d’enchaînement continu et sous-jacent des actes psychiques. La conscience est un phénomène de surface dont les « données sont lacunaires » et non pas continues. Autrement dit, il n’y a pas identité entre conscience et états psychiques, mais un champ plus marge des états psychiques que celui de la conscience.
Le psychisme freudien
Freud considère que la conscience ne constitue pas l’essence du psychisme. Dans sa première topique (topos signifie lieu en grec), élaborée en 1900, Freud compare le psychisme à un appareil constitué de deux systèmes radicalement distincts : l’inconscient et le préconscient-conscient. L’inconscient est un système profond constitué de contenus refoulés ne pouvant accéder au système préconscient-conscient. A partir de 1923, Freud élabore une seconde topique dans laquelle il utilise le terme inconscient pour qualifier le ça, mais aussi pour une part le moi et le surmoi. Le ça, totalement inconscient, est le réservoir des instincts primaires, des pulsions, des désirs refoulés. Il est régi par le seul principe du plaisir. Le moi, qui constitue, pour une part, la conscience, a pour fonction de se défendre contre les pulsions du ça (mécanismes de défense) ou de les adapter aux conditions imposées par le monde extérieur. Il est donc régi par le principe de réalité. Le surmoi qui est formé par l’intériorisation des interdits parentaux et sociaux, est la conscience morale, le juge et le censeur du moi. Le ça demande, le surmoi autorise ou non. Le moi se trouve pris entre les exigences du ça et les impératifs du surmoi. La névrose ou la maladie n’est jamais qu’un mauvais compromis entre ces forces contradictoires. Comme le souligne Freud, le moi n’est pas maître dans sa propre maison. Il est soumis à une triple servitude, et de ce fait menacé par trois sortes de dangers : celui qui vient du monde extérieur, celui de la libido (pulsions) du ça et celui de la sévérité du surmoi. L’essentiel des processus psychiques est inconscient. Seule une partie du moi, tel un iceberg, émerge.
En bref, si l’on ne recourt pas à l’hypothèse de l’inconscient, les actes conscients qu’on peut rassembler – compte-tenu de leur caractère lacunaire – « demeurent incohérents et incompréhensibles ». Freud, en exposant sa thèse, introduit l’inconscient. C’est ce dernier (et non la conscience) qui donne sens. D’où la recommandation de Freud propre à toute méthode scientifique : aller au-delà de l’expérience (au sens d’apparence) immédiate. Donc aller au-delà du conscient, jusqu’à forger l’hypothèse de l’inconscient, même si cette notion n’est pas donnée strictement par l’expérience immédiate. Pour Freud, les données immédiates de la conscience « sont insuffisantes » pour donner raison de la totalité des actes psychiques. Au contraire, il est nécessaire de construire, à l’opposé du donné, la notion d’inconscient.
Les lapsus
Les lapsus sont des erreurs de langage qui ont un caractère involontaire. Selon Freud, ils ne sont pas dus à l’inattention ou à la fatigue, ils ont un sens : ils témoignent d’un désir préconscient ou inconscient et résultent de l’interférence de ce désir avec ce qu’on voudrait ou devrait consciemment dire. Exemple : un président qui déclare, dès l’ouverture, la séance close. Il dit le contraire de ce qu’il voulait dire. A ces lapsus, se rajoutent d’autres phénomènes de sens comme l’oubli momentané d’un nom propre, les erreurs de lecture, la perte ou le bris d’objets. Ces actes manqués sont, selon Freud, des discours réussis. Ils expriment des pulsions ou des intentions qui ont leur source dans des désirs ou des complexes refoulés.
D. Reconnaître l’existence de l’inconscient, n’est-ce pas abdiquer sa responsabilité ?
Mais cet inconscient dont on ignore tout mais qui se manifeste par des effets est-il vraiment une réalité ? N’est-ce pas parce qu’il présuppose l’existence de l’inconscient que Freud peut en découvrir les manifestations ? Les symptômes, le rêve, les actes manqués ne peuvent révéler l’existence de l’inconscient que si l’on postule qu’ils sont signifiants et forment un discours. Mais dirent qu’ils forment un discours, n’est-ce pas présupposer ce sujet dont on voudrait démontrer l’existence ?
Ainsi Alain (pseudonyme d’Emile-Auguste Chartier, philosophe français, 1868-1951) refuse-t-il, chaque fois qu’il s’exprime sur ce point, la croyance à l’inconscient : « Cette idée de l’inconscient, tant vantée et si bien vendue, je n’en fais rien ; […] quand j’ai voulu en user, afin de me mettre à la mode, elle n’a rien saisi de l’homme, rien éclairé » (Fantômes, 23 septembre 1921). Il s’agit pour Alain de quelque chose de plus qu’une simple question de mots. Il estime qu’on ne peut pas fonder une quelconque morale à partir de l’hypothèse d’un inconscient. Or, affirme Alain, il faut lier conscience et morale. Toute morale présuppose en effet un sujet conscient et libre. L’idée freudienne d’un psychisme inconscient fait problème dans la mesure où elle donne à penser que nous sommes manipulés par des forces obscures qui nous échappent et que nous pourrions ne pas être responsables de nos choix, de nos actes, de nous-mêmes.
Pour Alain, l’inconscient n’est donc pas une instance du psychisme mais un simple mécanisme corporel. Il y a, dit-il, un conflit sans cesse recommencé entre les passions (l’inconscient) et la raison (le conscient), ou, plus simplement encore, entre le corps et l’esprit. Les partisans de l’inconscient estiment sans doute que les signes qui viennent du corps sont des pensées qui méritent d’être interprétées ; pour les tenants du rationalisme, il n’y a de pensées véritables que conscientes.
La critique de l’inconscient qu’on trouve chez Alain ne porte pas sur tel ou tel point de la doctrine de Freud. Elle est absolument radicale parce qu’elle écarte le psychologisme au profit de la morale. Reconnaître l’existence d’un inconscient psychique est donc, pour Alain, une erreur (l’inconscient est corporel) et une faute au sens moral. Il rejette l’inconscient du côté du corps et renoue avec le cartésianisme pour lequel la conscience ou la pensée est l’essence du psychisme. Mais au-delà des affirmations d’Alain, il n’y a aucune réfutation véritable de l’existence de l’inconscient. L’erreur de tous ceux qui récusent l’inconscient, c’est précisément de considérer l’inconscient comme un autre moi qui doublerait le moi conscient, comme un sujet. Autrement dit, de penser l’inconscient dans les mêmes termes que la conscience.
L’inconscient n’est pas le lieu de forces diaboliques qui pèseraient mécaniquement sur chacune de nos conduites, mais il influe sur notre manière d’être au monde, de réagir à telle ou telle situation. Souffrir du complexe d’Œdipe, c’est, par exemple, ne pouvoir aimer sans culpabilité des femmes que l’on respecte ou bien n’être attiré que par celles qui sont mariée. Il est difficile de soutenir que de telles attitudes sont le fruit de nos libres choix.
Le complexe d’Œdipe
Le complexe d’Œdipe est une découverte fondamentale de Freud. Il s’agit de l’attachement incestueux de l’enfant au parent de sexe opposé et la rivalité avec le parent de même sexe. Le 15 octobre 1897, Freud fait à son ami Fliess (médecin allemand, 1858-1928) une communication qui devait être décisive pour l’avenir de la théorie psychanalytique : « En moi aussi se vérifie l’amour pour la mère et la jalousie envers le père, au point que je les considère maintenant comme un phénomène général de la première enfance […] S’il en est bien ainsi on comprend parfaitement l’effet saisissant d’Œdipe-Roi ». On connaît les deux crimes d’Œdipe-Roi : il a tué son père et épousé sa mère. Si cette tragédie de Sophocle (tragédien grec, 496-406) nous émeut si profondément dit Freud, c’est parce qu’elle a saisi une compulsion que nous reconnaissons tous pour l’avoir ressentie dans notre enfance. Chacun d’entre nous « fut un jour, en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la relation de son rêve transposé devant la réalité ». Lorsque le complexe d’Œdipe n’est pas surmonté, il est alors à la source de symptômes à l’âge adulte. Il constitue même, selon Freud, le noyau de toute névrose.
L’inconscient, plus qu’un déterminisme, pourrait être un destin. Il y a des personnes dont toutes les relations humaines connaissent la même issue : hommes dont toutes les amitiés s’achèvent par le trahison de l’ami, amoureux dont chaque affaire de cœur avec les femmes traverse les mêmes phases et conduit au même échec… Il y a des personnes qui semblent vivre passivement quelque chose sur quoi elles n’ont aucune part d’influence. Freud considère qu’un tel destin est pour la plus grande part préparé par le sujet lui-même et déterminé par des influences de la petite enfance.
Nier l’existence d’un inconscient, c’est refuser la possibilité de la connaissance de cet inconscient, c’est se condamner à être celui qu’on n’a pas voulu ou choisi d’être. Avant de pouvoir être libre de choisir et d’agir, c’est d’abord de nous-mêmes que nous devons nous défaire. La liberté est libération. Or la connaissance de l’inconscient est la seule manière que nous avons de nous séparer de nous-mêmes. Pour Freud, reconnaître l’existence de l’inconscient, ce n’est pas abdiquer sa responsabilité. Bien au contraire, c’est un devoir, au sens moral, de s’efforcer de mieux le connaître. Autrement dit, il n’y a pas de véritable autonomie du moi avant la cure psychanalytique. Plus je me connais, plus je peux choisir et agir en pleine connaissance de cause, plus je me sens responsable de moi-même et de mes actes.
La religion
Repères conceptuels
Transcendant / Immanent
Transcendant signifie qui dépasse. Lorsque l’on parle d’un Dieu transcendant, on évoque un Dieu créateur distinct de sa création, au-delà de ce monde sensible. Il s’agit alors d’un être suprasensible qui échappe à la spatialité et à la temporalité. A l’opposé, l’immanent signifie ce qui est intérieur à. Le panthéisme, doctrine où Dieu est identifié à la nature, au monde, affirme l’immanence de Dieu.
Croire / Savoir
La croyance est subjective et relève du sentiment. Elle s’oppose au savoir qui est objectif et rationnel. D’un côté, la foi ; de l’autre, la raison. Cependant, les rapports entre croyance et savoir sont plus complexes qu’il n’y paraît d’emblée. En effet, si la croyance peut, parfois, être totalement irrationnelle et s’imposer de manière démagogique, sans jamais faire appel à la capacité de réflexion, tel n’est pas toujours le cas. La croyance peut aussi, bien qu’elle se rapporte à ce qui est encore inconnu ou à ce qui est inconnaissable, être en accord avec le savoir existant. On peut, par exemple, croire en Dieu, tout en acceptant les théories scientifiques existantes.
Si la croyance ne contredit pas toujours le savoir, il convient de souligner qu’il n’y a pas de savoir sans croyance. Ainsi, les mathématiques reposent sur des propositions indémontrables et sont, par conséquent, impuissantes à se fonder : la raison est ici suspendue au sentiment que nous pouvons avoir de la vérité des postulats. Certes, on peut toujours, comme le mathématicien moderne, ne plus se préoccuper de la vérité des postulats et se contenter de les poser, reste que le raisonnement mathématique obéit à des principes (celui de non-contradiction) qui ne peuvent être démontrés puisqu’ils sont engagés dans toute démonstration. De même, les sciences physiques ne peuvent élaborer des lois qu’en supposant qu’il y a un ordre dans la nature, autrement dit que les répétitions, les similitudes observées ne sont pas le simple fait d’une série de coïncidences. La croyance est donc au cœur même du savoir.
Si la science peut condamner toute forme de croyance incompatible avec ses exigences (les superstitions par exemple), elle ne peut qu’autoriser des croyances qu’elle ne saurait ni justifier ni réfuter. Quant aux religions, peuvent-elles se dispenser du savoir scientifique et refuser d’évoluer, si elles veulent rester vivaces ? On peut ainsi songer au père Teilhard de Chardin (1881-1955, jésuite, chercheur, théologien et philosophe français) qui, prenant conscience du danger qui résulte de la coupure entre la science et la foi, a tenté de concilier la théorie de l’évolution avec l’idée de la création du monde et de l’homme par Dieu. Il a été ainsi amené à rejeter le mythe de la création en six jours, et à adopter l’idée d’une « cosmogénèse », c’est-à-dire d’une création continue, qui ne cesse de se produire. Apparu, de son vivant, comme un fondateur d’hérésie, il est aujourd’hui réhabilité par le Vatican.
Dans la Critique de la raison pure, Kant (Emmanuel Kant, philosophe allemand, 1724-1804) établit les distinctions suivantes : « L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement. Si la croyance n’est que subjectivement suffisante, et si elle est en même temps tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement s’appelle science ; la suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), et la suffisance objective, certitude (pour tout le monde). »
Définition, problématisation.
Une analyse philosophique de la religion doit considérer la religion comme un fait, et l’analyser comme tel. C’est la récurrence de ce fait religieux (il a existé, il existe et il existera quantité de religions) que nous allons appréhender. Le contexte judéo-chrétien dans lequel nous évoluons (il est parfois tentant de considérer que religion, christianisme et monothéisme sont synonymes) dissimule quelque peu la profusion des religions humaines. Profusion si vaste que la notion de religion elle-même voit son sens menacé. Parler de « la » religion, c’est supposer qu’il existe au-delà de cette variété un facteur d’unité, quelque chose qui soit commun à toutes les religions. Il ne s’agit pas de prendre telle ou telle religion donnée comme norme ou comme modèle.
Question : Les religions sont-elles irréductiblement multiples, ou au contraire existe-t-il des critères qui permette d’unifier la notion de religion ?
L’étymologie suggère une première voie : le verbe religere, qui signifie recueillir, réfléchir, renvoie la religion à la vie intérieure, et la caractérise par l’attitude religieuse, c’est-à-dire la foi. Or la notion de foi est elle-même ambiguë dans son rapport à son objet.
Question : La foi est-elle rationnelle, rationalisable, ou irrationnelle ?
En tant qu’elles ont partie liée avec la notion de transcendance, les religions offrent souvent des réponses à toutes les questions qu’on appelle « métaphysiques » : d’où venons-nous, pourquoi mourir, etc.
Question : Les religions sont-elles alors transcendance ou immanence ?
1. De Dieu.
La religion unit les hommes dans un système de croyances (dogmes) et de pratiques (rites) relatifs au sentiment du sacré, unissant en une même communauté tous ceux qui y adhèrent, et les assujettissant à plus haut qu’eux. Le sentiment du sacré représente à la fois la crainte devant la puissance infinie de Dieu, le mystère de son inconcevabilité, et le pouvoir fascinant propre à tout objet ou symbole religieux. L’idée religieuse est donc étroitement liée à la notion de surnaturel.
Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778) oppose la religion naturelle et la religion historique. Il considère que la vraie religion n’est pas celle des Eglises, du culte (religion historique). C’est celle de la présence de Dieu en nous et dans le monde (religion naturelle). Elle relève de l’intériorité de la conscience. On n’est pas chrétien par le dogme, mais par la sensibilité et la raison, par la conscience. Mais cette religion naturelle est ce que les penseurs du XVIIIe siècle laissent subsister de la religion après leur critique de tous les cultes établis. En fait, toutes les grandes religions modernes se veulent issues d’une révélation surnaturelle.
La religion est essentiellement l’affirmation d’un Absolu qui nous dépasse, d’une Transcendance. L’homme ne s’est pas donné lui-même l’existence. Il évolue au milieu de forces qui le dépassent infiniment et dont l’invincible puissance lui inspire spontanément des sentiments mêlés d’effroi et de vénération. Comme le disait le théologien allemand Friedrich Schleiermacher (1768-1834), « la religion consiste dans le sentiment absolu de notre dépendance ».
A. Le Dieu des philosophes.
Le Dieu des philosophes est une figure non-religieuse du divin, à ne pas confondre avec le Dieu des religions. Descartes (René Descartes, philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650), par exemple, prouve l’existence de Dieu par l’idée de perfection qui est en nous et dont seul Dieu peut être la cause. Mais ce Dieu de Descartes n’est pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu peut donc être autre chose qu’un objet de croyance et de foi.
La foi n’a pas besoin de preuves. S’opposant à Descartes, Pascal (Blaise Pascal, philosophe, mathématicien, physicien et théologien français, 1623-1662) affirme ainsi que toutes les preuves de l’existence de Dieu ne valent même pas qu’on y consacre une heure. La foi est supérieure à la raison. Rien n’est plus contraire à la foi que de refuser de croire ce que la raison ne peut atteindre. Quant à Kant (Emmanuel Kant, philosophe allemand, 1724-1804), il montre l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu et de prouver sa non-existence, mettant ainsi la foi à l’abri de toutes spéculations rationnelles.
Enfin pour Kierkegaard (philosophe existentialiste danois, 1813-1855), l’expérience religieuse est une expérience d’ordre existentiel qui est absolument étrangère à la raison et irréductible aux concepts. Lorsque Abraham est prêt à sacrifier son fils pour obéir aux ordres de Dieu, cet acte n’est justifié par aucune raison. Au point de vue moral, ce sacrifice est même inacceptable. Dans un premier temps, Abraham doute et tremble d’angoisse pour son fils, mais il se résigne car il aime et craint Dieu plus que tout. Mais en même temps, Abraham a confiance et sait qu’Isaac ne sera pas sacrifié, qu’il lui sera rendu. Ainsi le paradoxe de la foi s’exprime bien au-delà de la raison : « Quand l’espérance devient absurde, Abraham crut. »
B. Le Dieu sensible au cœur, le Dieu en image.
Selon Pascal, ce Dieu intelligible dont parle Descartes, n’est pas religieux. Au contraire, notre rapport à Dieu n’est religieux que dans la mesure de l’absence de Dieu, de sa non manifestation. Le Dieu de Pascal est un Dieu de l’inquiétude, parcimonieux dans ses manifestations à des hommes qui ne Le méritent pas. La présence de Dieu est donc incertaine.
C’est à partir de cette incertitude que Pascal a défini la foi sur le modèle d’un pari inévitable : « il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqué » (Pascal, Pensées, 77, GF-Flammarion, 1976, p. 72.) La raison n’est alors pas en position de décider de l’existence de Dieu, ce n’est donc pas à elle que Dieu s’adresse, mais au cœur. Chez Pascal, le cœur est cette intériorité que seul Dieu peut sonder, intériorité qui est aussi, en l’homme, l’amont de toute raison.
Ainsi la religion n’a de sens qu’en tant qu’elle s’adresse au cœur, et perd tout signification quand elle tombe dans la recherche de preuves. Mais pour le croyant, la religion, à défaut d’être rationnelle, doit au moins être raisonnable. Car elle doit le soutenir dans sa foi.
Rousseau, quant à lui, définit un Dieu sensible au cœur afin de dénoncer les doctrines religieuses. Il récuse l’idée de révélation, au sens où nous devrions attendre d’une église une confirmation de ce que nous ressentons. Dans sa religion naturelle, Rousseau affirme son déisme, c’est-à-dire l’existence de Dieu comprise en dehors des controverses théologiques.
La religion naturelle postule donc que la représentation qu’on se fera de Dieu sera d’autant plus véridique qu’on ressentira, comme de façon innée, sa présence immanente dans la nature humaine. Mais le refus des doctrines constituées et de la révélation peut aussi revêtir un sens tout autre, comme dans ces religions dans lesquelles Dieu n’est pas représentable ou nommable (la religion juive, les religions évangélistes). Il s’agit dans ce cas de ne pas désacraliser Dieu en le représentant à partir de traits humains.
Pour Marx (Karl Marx, philosophe et économiste allemand, 1818-1883), la religion n’est rien d’autre que la production d’une abstraction à taille humaine : « le monde religieux n’est que le reflet du monde réel » (Marx, Le Capital, I, I, I, Champs-Flammarion, 1985, p. 74.). Dans un article des Annales franco-allemandes, Marx écrit : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » C’est parce que l’homme est aliéné économiquement, exploité socialement, qu’il réalise de manière fantastique son essence dans un monde imaginaire. Humaniser Dieu reviendrait donc à s’aliéner dans une transcendance qui magnifie l’humain en même temps qu’il l’humilie. Comme le disait Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900), ce n’est peut-être pas « la peur seule » qui a créé les dieux, mais aussi paradoxalement la puissance (Nietzsche, La volonté de puissance, tome 1, § 322 et 328, Gallimard, Tel, 1995, pp. 154-157.).
La transcendance est donc au centre de la problématique religieuse. Ainsi, la présence familière des dieux (les dieux grecs), sans tension et sans transcendance, mériterait moins le nom de religion que la transcendance induite par un Dieu qui resterait radicalement absent (les dieux des religions monothéistes).
C. Une société devenue profane.
Dans L’Essence du christianisme, Feuerbach (Ludwig Andreas Feuerbach, philosophe allemand, 1804-1872) nous dit le caractère profane de la société. Depuis le triomphe de la bourgeoisie, la religion du travail et de l’argent s’est substituée au sentiment du sacré dans lequel s’enracine toute religion. « Le christianisme est nié dans l’esprit et le cœur, dans la science et la vie, dans l’art et l’industrie, radicalement, sans appel ni retour. » « L’incroyance a remplacé la foi, la raison la Bible, la politique la religion et l’Eglise, la terre a remplacé le ciel, le travail la prière, la misère matérielle l’enfer, l’homme a remplacé le chrétien. »
Si dans la pratique, l’homme a remplacé le chrétien, il faut que dans la théorie l’être humain remplace l’être divin. Ce qui signifie que la philosophie doit cesser d’être « théologie » pour devenir « anthropologie ». Autrement dit, elle doit s’occuper de l’homme et non de Dieu.
Pour Feuerbach, la tâche de la philosophie est de faire reconnaître à l’homme sa propre essence au lieu qu’il l’adore en un autre être nommé Dieu. Il y a du divin, car le savoir ou l’amour sont des choses divines, mais il n’y a pas de Dieu. Il peut donc exister une religion sans Dieu. Feuerbach n’est donc pas un véritable athée, il se propose seulement de substituer à la religion de Dieu celle de l’homme.
2. La foi : entre confiance et raison.
La relation à l’objet ne peut être que de l’ordre de la foi, car le Dieu des philosophes ne peut être religieux. Est-ce à dire pour autant que la foi religieuse se passe de toute raison ? La foi religieuse se retrouve alors prise au piège : si elle est raisonnable, elle court le risque de ne devenir qu’une étape de la rationalité, mais si elle est irrationnelle, elle risque de perdre tout fondement et de glisser vers la crédulité. C’est entre ces deux risques qu’il faut tenter de penser la foi.
La foi, croyance ou confiance ?
La foi se présente comme une épreuve de solitude : en faisant le pari de prouver l’existence de son objet (Dieu), elle se condamne à une relation exclusive (entre Dieu et le croyant) et ingrate (Dieu ne parle pas). Lorsqu’elle devient trop insupportable, la foi recherche d’autres fois qui lui ressemblent ou qui la garantissent. Elle admet alors un intermédiaire, la foi de l’autre, moins loin de Dieu que je ne le suis. C’est ainsi que le prophète ou l’apôtre accomplissent cette fonction d’intermédiaires.
C’est là qu’apparaît un certain paradoxe de la foi : elle veut se présenter comme un rapport direct à son objet, une communication transparente et exclusive avec Dieu, alors que dans le même temps, la religion a besoin d’un intermédiaire dans sa relation à Dieu. Cette caution est celle du témoin. Ainsi, les apôtres sont les premiers témoins qui portent la parole. Ils mettent en place la structure ternaire qu’est celle de la foi : le croyant, Dieu et le témoin.
L’objet de la foi est alors déplacé : ce que je crois, ce n’est plus Dieu, mais celui qui me dit de le croire. Dieu ne daignant jamais me garantir son existence, le premier témoin doit le faire à sa place, et la croyance qui s’en remet à ce témoin devient confiance. De croyance, la foi se mue en confiance, et la relation n’est plus celle d’un sujet à son objet (du croyant à Dieu), mais de sujet à sujet (du croyant au prêtre ou rabbin ou imam).
La foi et les limites de la raison.
La foi peut malgré tout procéder rationnellement, c’est le postulat de Kant dans la Religion dans les limites de la simple raison. Kant admet que Dieu ne peut être démontré, mais postule que l’inaccessibilité de Dieu à la raison théorique ne rend pas la religion irrationnelle. Car il est moralement nécessaire d’admettre l’existence de Dieu, et cette certitude morale se distingue de la certitude logique.
Le fait que l’existence de Dieu ne soit que possible pour Kant ne disqualifie pas cette existence, car ce n’est pas parce que l’existence d’une chose ne peut pas être prouvée que cette chose n’existe pas. La raison échoue ainsi à se retrouver dans la foi : la foi n’est pas irrationnelle au sens où elle s’oppose à la raison, mais elle l’est dans le sens où elle ne s’y laisse réduire en aucune manière.
La foi et la limite de la religion.
La confiance dénature donc la foi car, quand le lien religieux ne relie plus l’humain au divin mais l’humain à l’humain, c’est ce dernier qui est divinisé. Quand l’essentiel de l’activité d’une religion réside dans le prosélytisme, la limite entre religion et secte est plus floue. Lorsqu’un témoin est divinisé, il devient gourou, et la religion devient alors secte. La croyance n’est plus religieuse quand elle se réduit à la confiance.
Durkheim (Emile Durkheim, sociologue et anthropologue français, 1858-1917) a interprété la foi religieuse comme une synthèse : les représentations individuelles s’agrègent en une croyance collective, en même temps qu’elles apparaissent comme un effet de la croyance collective.
Mais la foi n’est pas que construction, elle a besoin de fait, ce qui la rend irréductible à la seule confiance. Jankélévitch appelle cela la « foi initiale », cette part de la foi qui résiste à toute réduction à la confiance, ce donné initial qui est de l’ordre du fait.
3. La religion : entre le sacré et le divin.
A. La mort de Dieu.
Nietzsche provoque lorsqu’il affirme que « le plus grand des événements récents – la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité – commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe » (Nietzsche, Le Gai Savoir, § 343, Gallimard, Folio Essais, 1950, p. 278.). La question est de savoir de quoi la mort de Dieu peut-elle être la mort, de quoi Dieu est la métaphore.
Chez Nietzsche, « Dieu est le nom pour le domaine des Idées et des Idéaux […] Ainsi le mot « Dieu est mort » signifie : le monde suprasensible est sans pouvoir efficient. » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Tell, 1962, p. 261.) Ce que reproche Nietzsche à la religion, c’est d’avoir utilisé Dieu comme métaphore d’un référent idéal. « Dieu est mort », c’est d’abord un fait, une évidence. Tant que valait le christianisme, l’homme savait pourquoi il était là, il pouvait donner un sens à sa souffrance, combler le vide. Mais la mort de Dieu, ce n’est pas seulement la mort du Dieu chrétien et moral, mais de tous les Dieux. Cet événement est énorme car il ouvre une nouvelle phase de l’histoire de l’homme, celle du « surhomme ».
Tout comme Nietzsche, Freud (Sigmund Freud, psychanalyste autrichien, 1856-1939) dénonce l’appropriation du moral par le religieux : il doit pouvoir être interdit de tuer pour une autre raison qu’une raison religieuse, faute de quoi la crise de la foi sera la crise de la morale.
Mais aussi dangereux que soit l’identification de la morale à la religion, n’y a-t-il pas quelque chose de religieux dans toute institution culturelle morale, même athée, qui cherche à poser des repères moraux transcendants ? Dieu serait alors la métaphore d’un référent moral dont la nécessité s’impose bien au-delà de la religion.
B. La névrose de la contrainte.
Modalité d’une recherche de repères, le fait religieux peut être compris en termes de peur du réel et de la vie, mais aussi de nous-même. Ainsi, Nietzsche décrit la psychologie religieuse comme une aliénation : « la sensation de puissance qui submerge l’homme d’une force soudaine et irrésistible (et c’est le cas de toutes les grandes passions) le fait douter de sa propre personnalité ; il n’ose se croire la cause de ce sentiment surprenant, et il postule une personnalité plus forte que lui, un Dieu. » (Nietzsche, La volonté de puissance, tome I, §323, Gallimard, Tell, 1995, p. 155.)
On a souvent dit que Nietzsche était un destructeur. Mais qu’a-t-il détruit, sinon ce que la société bourgeoise avec sa vision positiviste (seules valent les sciences de fait, les sciences positives), pragmatique (seuls comptent la rentabilité, le profit) a déjà détruit. La mort de Dieu, la destruction de la morale est déjà une réalité.
Pour Freud, la religion est un « trésor de représentations, nées du besoin de rendre supportable le désaide humain » (Freud, L’avenir d’un illusion, PUF, Quadrige, 1995, p. 40.) Le désaide n’est autre que la solitude. Cette illusion religieuse décrite par Freud, relève d’un investissement psychologique : la religion exprime ce que nous voudrions voir être vrai.
Pour finir, Freud définit la religion comme une névrose, c’est-à-dire comme l’expression d’un conflit intérieur, un compromis entre nos désirs inconscients et nos aspirations conscientes.
C. Le profane et le sacré.
Ce n’est donc pas la croyance en un Dieu qui définit la religion dans son essence, mais c’est l’attitude religieuse. Cette alternative est bien résumée dans la phrase fameuse de Malraux (André Malraux, écrivain, aventurier et homme politique français, 1901-1976) : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».
Une autre structure du religieux que celle de la foi et du divin se présente alors : celle de l’ici-bas et de l’au-delà. Serait alors religieux ce qui suppose une distinction radicale entre l’ici-bas et l’au-delà. Cette distinction est éclairée par l’opposition faite entre profane et sacré, qui dépasse la notion de divin. Le profane et le sacré ouvrent la voie aux racines de la peur et de l’idéalisation, sources de la religion.
Transcendant / Immanent
Transcendant signifie qui dépasse. Lorsque l’on parle d’un Dieu transcendant, on évoque un Dieu créateur distinct de sa création, au-delà de ce monde sensible. Il s’agit alors d’un être suprasensible qui échappe à la spatialité et à la temporalité. A l’opposé, l’immanent signifie ce qui est intérieur à. Le panthéisme, doctrine où Dieu est identifié à la nature, au monde, affirme l’immanence de Dieu.
Croire / Savoir
La croyance est subjective et relève du sentiment. Elle s’oppose au savoir qui est objectif et rationnel. D’un côté, la foi ; de l’autre, la raison. Cependant, les rapports entre croyance et savoir sont plus complexes qu’il n’y paraît d’emblée. En effet, si la croyance peut, parfois, être totalement irrationnelle et s’imposer de manière démagogique, sans jamais faire appel à la capacité de réflexion, tel n’est pas toujours le cas. La croyance peut aussi, bien qu’elle se rapporte à ce qui est encore inconnu ou à ce qui est inconnaissable, être en accord avec le savoir existant. On peut, par exemple, croire en Dieu, tout en acceptant les théories scientifiques existantes.
Si la croyance ne contredit pas toujours le savoir, il convient de souligner qu’il n’y a pas de savoir sans croyance. Ainsi, les mathématiques reposent sur des propositions indémontrables et sont, par conséquent, impuissantes à se fonder : la raison est ici suspendue au sentiment que nous pouvons avoir de la vérité des postulats. Certes, on peut toujours, comme le mathématicien moderne, ne plus se préoccuper de la vérité des postulats et se contenter de les poser, reste que le raisonnement mathématique obéit à des principes (celui de non-contradiction) qui ne peuvent être démontrés puisqu’ils sont engagés dans toute démonstration. De même, les sciences physiques ne peuvent élaborer des lois qu’en supposant qu’il y a un ordre dans la nature, autrement dit que les répétitions, les similitudes observées ne sont pas le simple fait d’une série de coïncidences. La croyance est donc au cœur même du savoir.
Si la science peut condamner toute forme de croyance incompatible avec ses exigences (les superstitions par exemple), elle ne peut qu’autoriser des croyances qu’elle ne saurait ni justifier ni réfuter. Quant aux religions, peuvent-elles se dispenser du savoir scientifique et refuser d’évoluer, si elles veulent rester vivaces ? On peut ainsi songer au père Teilhard de Chardin (1881-1955, jésuite, chercheur, théologien et philosophe français) qui, prenant conscience du danger qui résulte de la coupure entre la science et la foi, a tenté de concilier la théorie de l’évolution avec l’idée de la création du monde et de l’homme par Dieu. Il a été ainsi amené à rejeter le mythe de la création en six jours, et à adopter l’idée d’une « cosmogénèse », c’est-à-dire d’une création continue, qui ne cesse de se produire. Apparu, de son vivant, comme un fondateur d’hérésie, il est aujourd’hui réhabilité par le Vatican.
Dans la Critique de la raison pure, Kant (Emmanuel Kant, philosophe allemand, 1724-1804) établit les distinctions suivantes : « L’opinion est une croyance qui a conscience d’être insuffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement. Si la croyance n’est que subjectivement suffisante, et si elle est en même temps tenue pour objectivement insuffisante, elle s’appelle foi. Enfin, la croyance suffisante aussi bien subjectivement qu’objectivement s’appelle science ; la suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même), et la suffisance objective, certitude (pour tout le monde). »
Définition, problématisation.
Une analyse philosophique de la religion doit considérer la religion comme un fait, et l’analyser comme tel. C’est la récurrence de ce fait religieux (il a existé, il existe et il existera quantité de religions) que nous allons appréhender. Le contexte judéo-chrétien dans lequel nous évoluons (il est parfois tentant de considérer que religion, christianisme et monothéisme sont synonymes) dissimule quelque peu la profusion des religions humaines. Profusion si vaste que la notion de religion elle-même voit son sens menacé. Parler de « la » religion, c’est supposer qu’il existe au-delà de cette variété un facteur d’unité, quelque chose qui soit commun à toutes les religions. Il ne s’agit pas de prendre telle ou telle religion donnée comme norme ou comme modèle.
Question : Les religions sont-elles irréductiblement multiples, ou au contraire existe-t-il des critères qui permette d’unifier la notion de religion ?
L’étymologie suggère une première voie : le verbe religere, qui signifie recueillir, réfléchir, renvoie la religion à la vie intérieure, et la caractérise par l’attitude religieuse, c’est-à-dire la foi. Or la notion de foi est elle-même ambiguë dans son rapport à son objet.
Question : La foi est-elle rationnelle, rationalisable, ou irrationnelle ?
En tant qu’elles ont partie liée avec la notion de transcendance, les religions offrent souvent des réponses à toutes les questions qu’on appelle « métaphysiques » : d’où venons-nous, pourquoi mourir, etc.
Question : Les religions sont-elles alors transcendance ou immanence ?
1. De Dieu.
La religion unit les hommes dans un système de croyances (dogmes) et de pratiques (rites) relatifs au sentiment du sacré, unissant en une même communauté tous ceux qui y adhèrent, et les assujettissant à plus haut qu’eux. Le sentiment du sacré représente à la fois la crainte devant la puissance infinie de Dieu, le mystère de son inconcevabilité, et le pouvoir fascinant propre à tout objet ou symbole religieux. L’idée religieuse est donc étroitement liée à la notion de surnaturel.
Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778) oppose la religion naturelle et la religion historique. Il considère que la vraie religion n’est pas celle des Eglises, du culte (religion historique). C’est celle de la présence de Dieu en nous et dans le monde (religion naturelle). Elle relève de l’intériorité de la conscience. On n’est pas chrétien par le dogme, mais par la sensibilité et la raison, par la conscience. Mais cette religion naturelle est ce que les penseurs du XVIIIe siècle laissent subsister de la religion après leur critique de tous les cultes établis. En fait, toutes les grandes religions modernes se veulent issues d’une révélation surnaturelle.
La religion est essentiellement l’affirmation d’un Absolu qui nous dépasse, d’une Transcendance. L’homme ne s’est pas donné lui-même l’existence. Il évolue au milieu de forces qui le dépassent infiniment et dont l’invincible puissance lui inspire spontanément des sentiments mêlés d’effroi et de vénération. Comme le disait le théologien allemand Friedrich Schleiermacher (1768-1834), « la religion consiste dans le sentiment absolu de notre dépendance ».
A. Le Dieu des philosophes.
Le Dieu des philosophes est une figure non-religieuse du divin, à ne pas confondre avec le Dieu des religions. Descartes (René Descartes, philosophe, mathématicien et physicien français, 1596-1650), par exemple, prouve l’existence de Dieu par l’idée de perfection qui est en nous et dont seul Dieu peut être la cause. Mais ce Dieu de Descartes n’est pas le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Dieu peut donc être autre chose qu’un objet de croyance et de foi.
La foi n’a pas besoin de preuves. S’opposant à Descartes, Pascal (Blaise Pascal, philosophe, mathématicien, physicien et théologien français, 1623-1662) affirme ainsi que toutes les preuves de l’existence de Dieu ne valent même pas qu’on y consacre une heure. La foi est supérieure à la raison. Rien n’est plus contraire à la foi que de refuser de croire ce que la raison ne peut atteindre. Quant à Kant (Emmanuel Kant, philosophe allemand, 1724-1804), il montre l’impossibilité de prouver l’existence de Dieu et de prouver sa non-existence, mettant ainsi la foi à l’abri de toutes spéculations rationnelles.
Enfin pour Kierkegaard (philosophe existentialiste danois, 1813-1855), l’expérience religieuse est une expérience d’ordre existentiel qui est absolument étrangère à la raison et irréductible aux concepts. Lorsque Abraham est prêt à sacrifier son fils pour obéir aux ordres de Dieu, cet acte n’est justifié par aucune raison. Au point de vue moral, ce sacrifice est même inacceptable. Dans un premier temps, Abraham doute et tremble d’angoisse pour son fils, mais il se résigne car il aime et craint Dieu plus que tout. Mais en même temps, Abraham a confiance et sait qu’Isaac ne sera pas sacrifié, qu’il lui sera rendu. Ainsi le paradoxe de la foi s’exprime bien au-delà de la raison : « Quand l’espérance devient absurde, Abraham crut. »
B. Le Dieu sensible au cœur, le Dieu en image.
Selon Pascal, ce Dieu intelligible dont parle Descartes, n’est pas religieux. Au contraire, notre rapport à Dieu n’est religieux que dans la mesure de l’absence de Dieu, de sa non manifestation. Le Dieu de Pascal est un Dieu de l’inquiétude, parcimonieux dans ses manifestations à des hommes qui ne Le méritent pas. La présence de Dieu est donc incertaine.
C’est à partir de cette incertitude que Pascal a défini la foi sur le modèle d’un pari inévitable : « il faut parier. Cela n’est pas volontaire : vous êtes embarqué » (Pascal, Pensées, 77, GF-Flammarion, 1976, p. 72.) La raison n’est alors pas en position de décider de l’existence de Dieu, ce n’est donc pas à elle que Dieu s’adresse, mais au cœur. Chez Pascal, le cœur est cette intériorité que seul Dieu peut sonder, intériorité qui est aussi, en l’homme, l’amont de toute raison.
Ainsi la religion n’a de sens qu’en tant qu’elle s’adresse au cœur, et perd tout signification quand elle tombe dans la recherche de preuves. Mais pour le croyant, la religion, à défaut d’être rationnelle, doit au moins être raisonnable. Car elle doit le soutenir dans sa foi.
Rousseau, quant à lui, définit un Dieu sensible au cœur afin de dénoncer les doctrines religieuses. Il récuse l’idée de révélation, au sens où nous devrions attendre d’une église une confirmation de ce que nous ressentons. Dans sa religion naturelle, Rousseau affirme son déisme, c’est-à-dire l’existence de Dieu comprise en dehors des controverses théologiques.
La religion naturelle postule donc que la représentation qu’on se fera de Dieu sera d’autant plus véridique qu’on ressentira, comme de façon innée, sa présence immanente dans la nature humaine. Mais le refus des doctrines constituées et de la révélation peut aussi revêtir un sens tout autre, comme dans ces religions dans lesquelles Dieu n’est pas représentable ou nommable (la religion juive, les religions évangélistes). Il s’agit dans ce cas de ne pas désacraliser Dieu en le représentant à partir de traits humains.
Pour Marx (Karl Marx, philosophe et économiste allemand, 1818-1883), la religion n’est rien d’autre que la production d’une abstraction à taille humaine : « le monde religieux n’est que le reflet du monde réel » (Marx, Le Capital, I, I, I, Champs-Flammarion, 1985, p. 74.). Dans un article des Annales franco-allemandes, Marx écrit : « La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. » C’est parce que l’homme est aliéné économiquement, exploité socialement, qu’il réalise de manière fantastique son essence dans un monde imaginaire. Humaniser Dieu reviendrait donc à s’aliéner dans une transcendance qui magnifie l’humain en même temps qu’il l’humilie. Comme le disait Nietzsche (Friedrich Nietzsche, philosophe allemand, 1844-1900), ce n’est peut-être pas « la peur seule » qui a créé les dieux, mais aussi paradoxalement la puissance (Nietzsche, La volonté de puissance, tome 1, § 322 et 328, Gallimard, Tel, 1995, pp. 154-157.).
La transcendance est donc au centre de la problématique religieuse. Ainsi, la présence familière des dieux (les dieux grecs), sans tension et sans transcendance, mériterait moins le nom de religion que la transcendance induite par un Dieu qui resterait radicalement absent (les dieux des religions monothéistes).
C. Une société devenue profane.
Dans L’Essence du christianisme, Feuerbach (Ludwig Andreas Feuerbach, philosophe allemand, 1804-1872) nous dit le caractère profane de la société. Depuis le triomphe de la bourgeoisie, la religion du travail et de l’argent s’est substituée au sentiment du sacré dans lequel s’enracine toute religion. « Le christianisme est nié dans l’esprit et le cœur, dans la science et la vie, dans l’art et l’industrie, radicalement, sans appel ni retour. » « L’incroyance a remplacé la foi, la raison la Bible, la politique la religion et l’Eglise, la terre a remplacé le ciel, le travail la prière, la misère matérielle l’enfer, l’homme a remplacé le chrétien. »
Si dans la pratique, l’homme a remplacé le chrétien, il faut que dans la théorie l’être humain remplace l’être divin. Ce qui signifie que la philosophie doit cesser d’être « théologie » pour devenir « anthropologie ». Autrement dit, elle doit s’occuper de l’homme et non de Dieu.
Pour Feuerbach, la tâche de la philosophie est de faire reconnaître à l’homme sa propre essence au lieu qu’il l’adore en un autre être nommé Dieu. Il y a du divin, car le savoir ou l’amour sont des choses divines, mais il n’y a pas de Dieu. Il peut donc exister une religion sans Dieu. Feuerbach n’est donc pas un véritable athée, il se propose seulement de substituer à la religion de Dieu celle de l’homme.
2. La foi : entre confiance et raison.
La relation à l’objet ne peut être que de l’ordre de la foi, car le Dieu des philosophes ne peut être religieux. Est-ce à dire pour autant que la foi religieuse se passe de toute raison ? La foi religieuse se retrouve alors prise au piège : si elle est raisonnable, elle court le risque de ne devenir qu’une étape de la rationalité, mais si elle est irrationnelle, elle risque de perdre tout fondement et de glisser vers la crédulité. C’est entre ces deux risques qu’il faut tenter de penser la foi.
La foi, croyance ou confiance ?
La foi se présente comme une épreuve de solitude : en faisant le pari de prouver l’existence de son objet (Dieu), elle se condamne à une relation exclusive (entre Dieu et le croyant) et ingrate (Dieu ne parle pas). Lorsqu’elle devient trop insupportable, la foi recherche d’autres fois qui lui ressemblent ou qui la garantissent. Elle admet alors un intermédiaire, la foi de l’autre, moins loin de Dieu que je ne le suis. C’est ainsi que le prophète ou l’apôtre accomplissent cette fonction d’intermédiaires.
C’est là qu’apparaît un certain paradoxe de la foi : elle veut se présenter comme un rapport direct à son objet, une communication transparente et exclusive avec Dieu, alors que dans le même temps, la religion a besoin d’un intermédiaire dans sa relation à Dieu. Cette caution est celle du témoin. Ainsi, les apôtres sont les premiers témoins qui portent la parole. Ils mettent en place la structure ternaire qu’est celle de la foi : le croyant, Dieu et le témoin.
L’objet de la foi est alors déplacé : ce que je crois, ce n’est plus Dieu, mais celui qui me dit de le croire. Dieu ne daignant jamais me garantir son existence, le premier témoin doit le faire à sa place, et la croyance qui s’en remet à ce témoin devient confiance. De croyance, la foi se mue en confiance, et la relation n’est plus celle d’un sujet à son objet (du croyant à Dieu), mais de sujet à sujet (du croyant au prêtre ou rabbin ou imam).
La foi et les limites de la raison.
La foi peut malgré tout procéder rationnellement, c’est le postulat de Kant dans la Religion dans les limites de la simple raison. Kant admet que Dieu ne peut être démontré, mais postule que l’inaccessibilité de Dieu à la raison théorique ne rend pas la religion irrationnelle. Car il est moralement nécessaire d’admettre l’existence de Dieu, et cette certitude morale se distingue de la certitude logique.
Le fait que l’existence de Dieu ne soit que possible pour Kant ne disqualifie pas cette existence, car ce n’est pas parce que l’existence d’une chose ne peut pas être prouvée que cette chose n’existe pas. La raison échoue ainsi à se retrouver dans la foi : la foi n’est pas irrationnelle au sens où elle s’oppose à la raison, mais elle l’est dans le sens où elle ne s’y laisse réduire en aucune manière.
La foi et la limite de la religion.
La confiance dénature donc la foi car, quand le lien religieux ne relie plus l’humain au divin mais l’humain à l’humain, c’est ce dernier qui est divinisé. Quand l’essentiel de l’activité d’une religion réside dans le prosélytisme, la limite entre religion et secte est plus floue. Lorsqu’un témoin est divinisé, il devient gourou, et la religion devient alors secte. La croyance n’est plus religieuse quand elle se réduit à la confiance.
Durkheim (Emile Durkheim, sociologue et anthropologue français, 1858-1917) a interprété la foi religieuse comme une synthèse : les représentations individuelles s’agrègent en une croyance collective, en même temps qu’elles apparaissent comme un effet de la croyance collective.
Mais la foi n’est pas que construction, elle a besoin de fait, ce qui la rend irréductible à la seule confiance. Jankélévitch appelle cela la « foi initiale », cette part de la foi qui résiste à toute réduction à la confiance, ce donné initial qui est de l’ordre du fait.
3. La religion : entre le sacré et le divin.
A. La mort de Dieu.
Nietzsche provoque lorsqu’il affirme que « le plus grand des événements récents – la « mort de Dieu », le fait, autrement dit, que la foi dans le dieu chrétien a été dépouillée de sa plausibilité – commence déjà à jeter ses premières ombres sur l’Europe » (Nietzsche, Le Gai Savoir, § 343, Gallimard, Folio Essais, 1950, p. 278.). La question est de savoir de quoi la mort de Dieu peut-elle être la mort, de quoi Dieu est la métaphore.
Chez Nietzsche, « Dieu est le nom pour le domaine des Idées et des Idéaux […] Ainsi le mot « Dieu est mort » signifie : le monde suprasensible est sans pouvoir efficient. » (Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, Tell, 1962, p. 261.) Ce que reproche Nietzsche à la religion, c’est d’avoir utilisé Dieu comme métaphore d’un référent idéal. « Dieu est mort », c’est d’abord un fait, une évidence. Tant que valait le christianisme, l’homme savait pourquoi il était là, il pouvait donner un sens à sa souffrance, combler le vide. Mais la mort de Dieu, ce n’est pas seulement la mort du Dieu chrétien et moral, mais de tous les Dieux. Cet événement est énorme car il ouvre une nouvelle phase de l’histoire de l’homme, celle du « surhomme ».
Tout comme Nietzsche, Freud (Sigmund Freud, psychanalyste autrichien, 1856-1939) dénonce l’appropriation du moral par le religieux : il doit pouvoir être interdit de tuer pour une autre raison qu’une raison religieuse, faute de quoi la crise de la foi sera la crise de la morale.
Mais aussi dangereux que soit l’identification de la morale à la religion, n’y a-t-il pas quelque chose de religieux dans toute institution culturelle morale, même athée, qui cherche à poser des repères moraux transcendants ? Dieu serait alors la métaphore d’un référent moral dont la nécessité s’impose bien au-delà de la religion.
B. La névrose de la contrainte.
Modalité d’une recherche de repères, le fait religieux peut être compris en termes de peur du réel et de la vie, mais aussi de nous-même. Ainsi, Nietzsche décrit la psychologie religieuse comme une aliénation : « la sensation de puissance qui submerge l’homme d’une force soudaine et irrésistible (et c’est le cas de toutes les grandes passions) le fait douter de sa propre personnalité ; il n’ose se croire la cause de ce sentiment surprenant, et il postule une personnalité plus forte que lui, un Dieu. » (Nietzsche, La volonté de puissance, tome I, §323, Gallimard, Tell, 1995, p. 155.)
On a souvent dit que Nietzsche était un destructeur. Mais qu’a-t-il détruit, sinon ce que la société bourgeoise avec sa vision positiviste (seules valent les sciences de fait, les sciences positives), pragmatique (seuls comptent la rentabilité, le profit) a déjà détruit. La mort de Dieu, la destruction de la morale est déjà une réalité.
Pour Freud, la religion est un « trésor de représentations, nées du besoin de rendre supportable le désaide humain » (Freud, L’avenir d’un illusion, PUF, Quadrige, 1995, p. 40.) Le désaide n’est autre que la solitude. Cette illusion religieuse décrite par Freud, relève d’un investissement psychologique : la religion exprime ce que nous voudrions voir être vrai.
Pour finir, Freud définit la religion comme une névrose, c’est-à-dire comme l’expression d’un conflit intérieur, un compromis entre nos désirs inconscients et nos aspirations conscientes.
C. Le profane et le sacré.
Ce n’est donc pas la croyance en un Dieu qui définit la religion dans son essence, mais c’est l’attitude religieuse. Cette alternative est bien résumée dans la phrase fameuse de Malraux (André Malraux, écrivain, aventurier et homme politique français, 1901-1976) : « le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas ».
Une autre structure du religieux que celle de la foi et du divin se présente alors : celle de l’ici-bas et de l’au-delà. Serait alors religieux ce qui suppose une distinction radicale entre l’ici-bas et l’au-delà. Cette distinction est éclairée par l’opposition faite entre profane et sacré, qui dépasse la notion de divin. Le profane et le sacré ouvrent la voie aux racines de la peur et de l’idéalisation, sources de la religion.
mardi 24 mars 2009
Texte d'Epicure
Expliquer le texte suivant :
Quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux inquiets, ni de ceux qui constituent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre une vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où proviennent le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement.
Epicure, Lettre à Ménécée.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Quand nous disons que le plaisir est le but de la vie, nous ne parlons pas des plaisirs voluptueux inquiets, ni de ceux qui constituent dans les jouissances déréglées, ainsi que l’écrivent les gens qui ignorent notre doctrine, ou qui la combattent et la prennent dans un mauvais sens. Le plaisir dont nous parlons est celui qui consiste, pour le corps, à ne pas souffrir et, pour l’âme, à être sans trouble. Car ce n’est pas une suite ininterrompue de jours passés à boire et à manger, ce n’est pas la jouissance des jeunes garçons et des femmes, ce n’est pas la saveur des poissons et des autres mets que porte une table somptueuse, ce n’est pas tout cela qui engendre une vie heureuse, mais c’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où proviennent le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus, en nous enseignant qu’il n’y a pas moyen de vivre agréablement si l’on ne vit pas avec prudence, honnêteté et justice, et qu’il est impossible de vivre avec prudence, honnêteté et justice si l’on ne vit pas agréablement.
Epicure, Lettre à Ménécée.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Cours : le désir
Introduction.
Etymologiquement, le mot « désir », de « désirer », provient du latin desiderare qui signifie « regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose ». Le désir se distingue du besoin, simple incitation physiologique. Je peux, par exemple, éprouver des crampes d’estomac sans savoir que ma douleur tient au manque de nourriture. Le désir est la tendance devenue consciente de son objet. Je prends conscience que j’ai faim et mon désir va alors se rapporter à un objet précis : telle ou telle nourriture.
Repère conceptuel : besoin/désir.
On oppose le caractère naturel du besoin au caractère artificiel du désir. Manger, boire, dormir seraient des besoins naturels, d’origine corporelle, tandis que manger un met raffiné serait un désir artificiel d’origine psychique (trouvant sa source dans la pensée ou l’imagination).
Le besoin se traduirait par un manque dont la satisfaction est nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme. En revanche, le désir serait contingent, autrement dit, on pourrait choisir entre le satisfaire ou non. Ne pas satisfaire un besoin fondamental entraîne une carence. Ne pas satisfaire un désir se traduit pas une frustration plus ou moins justifiée. C’est dire que le besoin serait un manque objectif, mesurable, tandis que le désir serait un manque subjectif lié à ce que le sujet éprouve indépendamment de ses besoins objectifs. Mais toutes ces distinctions sont ambiguës : il y a des besoins sociaux aussi nécessaires que les besoins organiques, comme le besoin d’un moyen de transport pour aller travailler. Quant au désir lui-même, n’apparaît-il pas comme une nécessité pour vivre ou tout au moins exister ? Chez les philosophes grecs, la distinction entre besoin et désir n’est pas problématisée. Pour Epicure (philosophe grec, 342-270), par exemple, manger et boire relèvent des désirs naturels tout comme les plaisirs de l’amitié ou de la discussion. Le problème est de distinguer les vrais plaisirs des faux désirs.
Définition, problématisation.
Le désir peut d’abord être saisi dans sa relation avec le besoin, même si l’apparente synonymie des deux termes rend la tâche difficile. Quelle différence entre avoir soif et désirer un verre d’eau ? Une première ligne de partage possible est celle de la nature et de la culture. Le besoin en effet se comprend comme nécessité naturelle, alors que le désir est culturel : j’ai soif, c’est-à-dire besoin de boire, mais le choix de la boisson et la façon de la boire sont libres et culturels. La question du critère se reporte alors sur celle de la frontière, de la limite : à partir de quoi, de quand, un besoin devient-il un désir ? Le désir est-il l’inévitable prolongement du besoin, son expression humaine si tant est qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables, ou bien le désir recèle-t-il une différence irréductible, comme dans la gourmandise, où le désir ne se fonde plus sur aucun besoin ?
Question : Entre besoin et désir, y a-t-il continuité ou discontinuité ?
Si l’objet du besoin est naturel, il est nécessaire ; si l’objet du désir est culturel, il est donc contingent. Alors pourquoi notre désir se porte-t-il sur tel objet plutôt que sur tel autre ? Qu’est-ce qui fait que je désire ceci plutôt que cela ? Deux pistes se présentent : mon désir peut être imputé au mérite de son objet. Cette femme est désirable, et m’inspire donc du désir. Mais je puis être indifférent à celle que mon voisin désire. Je ne désire donc pas tout le désirable, ni même que le désirable, puisque aussi bien l’interdit est l’objet du désir. L’autre voie consiste donc à dire que je suis un être désirant, qui investit tel ou tel objet comme un corrélat de son désir : je ne l’aime pas parce qu’elle est aimable, mais elle est aimable parce que je l’aime et que je suis aimant. Le désir relève-t-il de l’attractivité de l’objet ou d’une disposition du sujet ?
Question : L’objet du désir est-il donné ou construit ?
Le désir n’est pourtant pas seulement contingent : l’objet du désir peut importer davantage que celui du besoin ; j’aime, je n’en dors plus et je n’en mange plus. C’est la notion de passion qui articule ici besoin et désir, en cumulant la nécessité du besoin et l’apparent arbitraire de l’objet du désir. La passion exacerbe ma dépendance vis-à-vis de l’objet du désir, menaçant ma liberté, tout en nourrissant la surenchère du désir : il n’en faut pas plus pour justifier de la passion sa réputation ambiguë et sulfureuse. Une passion est-elle ce qui éclaire une vie ou ce qui la cache ? La question ici relève de la morale (Est-il bon d’être passionné ?), mais surtout de la sagesse.
Question : La passion est-elle ce qui fait notre malheur ou notre bonheur ?
1. Le désir n’est-il qu’un besoin ?
a) Besoin et nature.
Le besoin apparaît à première vue comme un fait de la nature. Le besoin se définit en effet par la nécessité physiologique : je dois boire, manger, dormir, etc. Encore faut-il savoir où s’arrête cette liste, c’est-à-dire s’il y a une limite au caractère naturel du besoin. Cette limite est déterminante dans la philosophie épicurienne, parce qu’elle a mis la compréhension de la nature en son centre. Ainsi la vie y est-elle définie comme un état d’équilibre naturel, entre douleur et plaisir. Tout homme en effet poursuit le plaisir et repousse la douleur : « Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? » ? L’épicurisme (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axé sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffranc,e il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.), contrairement à la caricature qu’on en popularise souvent, ne cultive pas sans distinctions besoins et désirs, mais s’efforce de distinguer le naturel de ce qui ne l’est pas, le besoin du désir.
Il suffirait donc en gros de s’en tenir au besoin naturel pour échapper à la tourmente du désir. Mais cela est-il seulement possible ? Puisque l’homme « qui ne voudrait que vivre vivrait heureux » (Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778), c’est vouloir avoir ce qui nous éloigne du bonheur. Il faudrait pour cela qu’existe un état de nature, fiction de méthode qui décrit un état dans lequel la malédiction de la surenchère des besoins ne s’est pas encore produite. Mais n’a-t-il pas toujours été trop tard ? Rousseau le dit bien implicitement, qui reconnaît « que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le moyen de la satisfaire » . Il y aurait donc non pas une rupture radicale, mais au contraire une certaine continuité entre les vrais besoins (ceux qu’il suffirait de satisfaire pour être heureux), et les faux, ceux qui nous engagent dans la surenchère. Ainsi le besoin est-il aliénant parce qu’il est insatiable, et qu’il nous contraint à la malédiction du travail (cf. le chapitre sur le travail, travail vient du latin tripallium qui signifie torture) : la décadence vers l’état civil est chez Rousseau le saut du travail et de la propriété.
Il paraît donc impossible, utopique, de confier son bonheur à la seule satisfaction des besoins, parce que la limite qui les sépare des désirs semble toujours déjà perdue ou franchie en nous. A quoi en moi pourrais-je faire confiance pour distinguer vrai et faux besoin ? Y a-t-il en nous quelque instinct capable de nous dire quels aliments sont nécessaires à notre équilibre nutritif, ou bien au contraire puis-je repousser un aliment qui est bon pour la santé et convoiter un champignon vénéneux ? Descartes (1596-1650, philosophe, mathématicien, et physicien français), qui veut montrer que le goût est trompeur, note bien par exemple que « nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu’ils désirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire » . Puisque le désir peut déborder le besoin (dans la gourmandise, je désire manger sans faim) ou le méconnaître (l’anorexique ne désire pas manger alors qu’il en a besoin), rien en nous ne semble nous indiquer la limite de nos besoins naturels.
b) Vrais et faux besoins.
La frontière entre vrais et faux besoins est aussi la frontière du luxe : on peut parler de luxe à partir du point où non seulement le superflu s’affirme au-delà du nécessaire (chez chacun, ou plutôt chez les uns au détriment des autres, très riches au détriment des très pauvres par exemple). On peut certes, comme Rousseau, dénoncer l’engrenage de la perfectibilité, qui raffine les besoins (et crée ces « fantaisies » qu’évoque l’Emile, ces désirs qui ne sont pas de vrais besoins) et les rend de plus en plus superflus à mesure qu’il les satisfait : mais il ne s’agit pas encore de luxe, tant celui-ci ne commence à proprement parler que là où le superflu remplace le nécessaire au lieu simplement de s’y surajouter. Ainsi ne peut-on, pour Bergson (philosophe français, 1859-1941), dénoncer un progrès technique coupable d’imposer aux hommes « des besoins de plus en plus artificiels » , car ce n’est pas la nouveauté du besoin qui est en cause, mais l’oubli des besoins anciens. Du progrès il faut donc conclure que « sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu » .
Si donc le nécessaire mène imparablement au superflu, le besoin ne peut mener qu’au désir. En s’arrachant à sa dépendance vis-à-vis de la nature par le travail, l’homme rentre dans la culture : le passage du besoin au désir est le prix de sa liberté. La nature n’est donc pas auto-suffisante, comme l’exprime la critique hégélienne de Rousseau : « c’est une opinion fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples » . La simplicité du besoin naturel n’est donc qu’illusoire : en réalité, tout besoin est complexe, composite, parce qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables (je ne peux séparer ma soif, besoin naturel, du mode de satisfaction que j’envisage, mettons un jus d’orange, un désir culturel). C’est d’ailleurs là ce qui fait pour Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) l’humanité de l’homme : l’homme ne peut en rester au besoin comme l’esprit ne peut rester engoncé dans la nature.
Le besoin est donc toujours déjà composite et complexe, le culturel y est inscrit d’avance. Aussi n’est-il pas rare de voir dans l’emploi du mot « besoin » une métaphore du désir : Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) par exemple explique la régression à l’infini de la notion de travail par une surenchère du besoin : « l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice : il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins » . Ce propos éclaire la continuité du besoin au désir : dès lors que la borne naturelle du besoin est introuvable, il n’y a plus de limites à la sécurité : quand est-on à l’abri du besoin ? Ainsi le besoin, en ce qu’il peut être second, créé, n’est-il qu’une métaphore du désir, ou, si l’on préfère, le signe de la continuité humaine du besoin au désir : seul l’animal n’aurait que des besoins, mais à proprement parler il n’en a pas, puisqu’il lui suffit de les satisfaire. Nos besoins à nous mènent au désir.
c) La surenchère du désir.
C’est la surenchère qui marque la différence de degré du désir sur le besoin : le besoin devient désir lorsque plus rien ne le limite. Jamais à l’abri du besoin, je le serai encore moins du désir : aucune richesse ne me suffira jamais, et le gagnant du Loto, que j’imagine comblé parce que je ne le suis pas encore, trouve rapidement qu’il peut rêver à plus. Michaux (écrivain et peintre belge rattaché au Surréalisme, 1899-1984) le disait : « le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins, on ne te privera pas, même indigent » . C’est que le désir renaît renforcé de sa propre satisfaction, comme dans l’analyse hégélienne, où c’est le caractère fini de son objet qui rend le désir infini par définition : « puisque la satisfaction ne peut se produire que dans ce qui est singulier, et que ce dernier est simplement passager, le désir s’engendre lui-même à nouveau dans sa propre satisfaction » . C’est la régression à l’infini du désir, et comme « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoirs » , le désir ne paraît promettre le bonheur qu’à condition de désirer toujours et encore.
Entre le désir qui poursuit sa satisfaction, et la satisfaction qui ranime le désir, un cercle vicieux s’esquisse : cette convoitise inextinguible, qu’elle soit besoin ou désir, est prise dans la dialectique du plaisir. C’est là le débat du Gorgias, sur les implications morales : Calliclès le sophiste y défend l’idée d’une vie exaltant tous les plaisirs, à partir de l’image socratique du tonneau. « La vie de plaisirs est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » : il faut donc pouvoir vider le tonneau pour pouvoir le remplir.
Au fond, la perspective de la satisfaction ne l’emporte pas sur celle du désir ultérieur, comme si tout désir était finalement désir de désirer. Cela ne va pas sans paradoxes, puisque je suis finalement conduit à condamner la jouissance en la retardant au nom d’un désir ultérieur qui entre-temps m’aura fui : ainsi Léopardi (philosophe, moraliste et poète italien, 1798-1837) note-t-il que « l’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir » . Il s’agit donc de se garder quelque chose à désirer, quitte à devoir spéculer en vain : la cigale prend le risque de la faim, mais la fourmi celui de l’ennui. Le bonheur de la chasse surpasse encore celui de la prise, tout n’est pas dans la satisfaction achevée mais dans la satisfaction imminente : Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) dit justement que « la félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir » .
2. Désirer toujours en vain ?
a) La médiation de l’autre.
C’est là d’abord le résultat de la médiation d’autrui : lorsque Sartre (écrivain et philosophe français, 1905-1975) dit que le désir est une « invite au désir » , c’est au désir de l’autre. Ainsi pouvons-nous comprendre le seuil du désir par rapport au besoin : c’est la médiation des autres hommes qui transforme le besoin en désir. Je désire avoir toujours plus, mais toujours plus que l’autre, être l’objet de son envie : c’est précisément en cela que le désir relève de la culture. Le caprice est de ce point de vue le prototype du désir, en ce qu’il relègue son objet au second plan : sitôt obtenu, l’objet du caprice est dédaigneusement rejeté, tant il s’agit plutôt, dans le caprice, de manifester ma volonté et d’imposer aux autre mon pouvoir d’obtenir. L’analyse kantienne fait valoir que « toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humains à humains et non vers les choses » . Je veux non pas avoir de plus en plus d’argent, mais en avoir plus que les autres et devenir l’objet de leur envie.
Le désir n’est donc rien d’autre que le désir du désir de l’autre. Proust (écrivain français, 1871-1922) a donné à cette idée, dans son analyse de la relation qui lie le narrateur à Albertine, toute son acuité. Lorsqu’Albertine enfin se donne à lui, le narrateur s’aperçoit que plus il la possède, et moins son désir est satisfait, parce que son désir finalement était qu’elle le désire, et non qu’elle se laisse faire. Le contrepoint est offert par les femmes des maisons closes : « si elles nous attirent si peu, ce n’est pas qu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sont toutes prêtes ; que ce qu’on veut précisément atteindre, elles nous l’offrent déjà ; c’est qu’elles ne sont pas des conquêtes » . Le désir veut conquérir, il veut, en termes hégéliens, être reconnu par ce qu’il reconnaît : c’est en cela que le désir est désir d’être désiré par ce qu’on désire.
b) Désir et bonheur.
Déçu et dépouillé quand il est satisfait, frustré quand il ne l’est pas, le désir peut-il prétendre au bonheur ? C’est bien en ces termes que Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de lois allemand, 1646-1716) définit le désir : « l’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir » . Mais c’est encore là une définition qui fait la part belle à l’idée de la satisfaction, que l’objet puisse ou non être atteint. La question : « le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l’inaccessibilité de l’objet ou sur l’incapacité du sujet à définir son propre désir ? » ouvre la seconde hypothèse, à un désir tragique. Dans ce cas en effet, « le désir lui-même ne renvoie à aucune satisfaction possible ni pensable » . Le désir est alors besoin de ce qui n’est pas, d’un objet qui n’est pas inaccessible, mais pire encore, introuvable. Et si le désir était par définition désir de ce qu’on ne peut avoir ? Comment désirer ce que l’on a , et qui ne nous manque donc pas ?
Telle est la contradiction inhérente au désir : il veut d’un côté jouir et de l’autre côté rester désir, et recherche ce contradictoire « amour réalisé du désir demeuré désir » qu’évoquait Char (poète surréaliste français, 1907-1988). En un sens, la jouissance est l’objet de méfiance parce qu’elle éteindra le désir, ou plutôt parce qu’elle en repoussera plus loin l’incertaine limite. C’est le lieu de se demander si un fantasme doit être ou non réalisé : si non, je risque frustration et névrose, mais si oui, que me restera-t-il à désirer ? Considérant que « l’illusion cesse là où commence la jouissance » , Rousseau exhibe finement la bonheur : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » Ainsi faut-il chérir le désir, et n’entrevoir de satisfaction que pour l’attiser. Mais le risque alors est que le bonheur ne soit qu’une promesse de bonheur, et que le désir soit conduit à se priver toujours pour rester désirant. Il y a donc une malédiction du désir, conduit à repousser toujours plus loin sa proie, comme la poursuite du bonheur éloigne toujours plus le bonheur.
c) L’homme comme être de désir(s).
Si l’important est que le désir demeure désir, alors peut-être faut-il aller jusqu’à voir dans cette notion de désir l’essence même de l’homme. Pour Spinoza (philosophe néerlandais, 1632-1677), l’appétit « n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation » . Voilà qui détache le désir de ses objets, comme si finalement tel et tel objet n’étaient que des étapes jalonnant la route du passionné. La Rochefoucauld (écrivain français, 1613-1680) a décrit ce continuum passionnel : « il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre » .
Il est donc de moins en moins évident que l’objet apparent du désir soit son objet réel. Ce ne serait pas le cas si c’était l’objet de mon désir qui éveillait mon désir, si l’objet du désir était le moteur du désir (dans ce cas, la séduction consiste pour moi à me faire désirer de l’autre en lui démontrant que je suis désirable). Mais on peut soupçonner ici au contraire que l’objet du désir n’en est pas le moteur, mais le prétexte. Spinoza l’affirme avec force : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ne le poursuivons et ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » . Lorsque je justifie mon désir auprès d’autres (en réponse à la question : mais que lui trouves-tu donc ?), j’invoque ce qui me fait désirer : mais ces causes que j’allègue ne sont jamais que des justifications après coup. Cela voudrait dire que le désir tient davantage à une disposition du sujet désirant qu’au mérite de l’objet désiré, que par exemple les qualités de l’être aimé ne sont pas données mais construites par l’amant. Ainsi Pascal (philosophe et mathématicien français, 1623-1662), se demandant ce que c’est d’être aimé, ne tarde pas à conclure que les qualités sont « périssables », non du fait du déclin du corps, mais du fait des intermittences du cœur de l’autre (elle disait que j’étais intelligent lorsqu’elle m’aimait, mais maintenant qu’elle ne m’aime plus elle dit que je suis bête). Ainsi, « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » .
C’est là le syllogisme (sophistique) du désir : je te désire, donc tu es désirable. Dans cette logique passionnelle, « c’est l’amour immotivé qui rend l’être aimé aimable, ce n’est pas l’aimable qui est le motif raisonnable et bienséant de l’amour » . Le désir reconstruit donc son objet, lui prêtant toutes ses qualités : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » . Mais les qualités qu’on prête ne viennent que de nous : « cette femme n’a fait que susciter, par des sortes d’appels magiques, mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblé » , constate le narrateur de La Recherche, surpris d’éprouver à présent pour une autre, après Albertine, un sentiment qu’il croyait « spécial à elle » . Ainsi le désir crée-t-il le désirable, en se polarisant arbitrairement sur un objet ; c’est cette polarisation même qui définit la notion de passion.
3. Passion et sagesse.
L’analyse combinée des notions de besoin et de désir aboutit logiquement à celle de passion : la passion en effet donne au désir le caractère du besoin : la nécessité.
a) L’idéal apathique.
Dans la passion, la logique du désir, déjà désignée comme objet de défiance par de nombreux courants moraux, est portée à l’absolu. Non seulement donc la passion est prise dans la surenchère du désir, mais sa polarisation vers son objet est de l’ordre du nécessaire et non plus du contingent, au point de dépasser le besoin lui-même : le passionné oublie le besoin au profit du désir, et peut mourir d’aimer. Il paraît donc encore plus difficile de lutter contre une passion que de réfréner un désir, mais dans le même temps encore plus souhaitable : quel équilibre, quel bonheur peut-on espérer d’une passion ? C’est tout l’enjeu de la notion de sagesse, telle qu’elle est mise en jeu dans la question qui est au centre du dernier tiers du Gorgias : quel genre de vie faut-il mener ? Calliclès défend l’idée du tout-passionnel : « si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer » . Cette position s’oppose à la position socratique : « au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre ; qui est contente de ce qu’elle a » . Le désir est au ban des accusés, lui qui dérègle la vie humaine en nous conduisant au toujours-plus. Se dessine ici une opposition qui structurera l’histoire de la morale classique, celle de la raison chargée, au nom de la sagesse, de la lutte contre les passions : « cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même » .
Comment dès lors s’attaquer à la passion ? D’abord par la critique du désir, accusé d’être un mode désinvolte de la volonté. C’est qu’en effet « le désir veut la fin sans les moyens qui la médiatisent, le résultat tout de suite et magiquement, sans la malédiction du travail, de la discussion et du devenir » . Implicitement, la passion désirante est ici jugée à l’aune de la volonté rationnelle, qui évalue des moyens en même temps qu’elle pose la fin. Voilà en quoi le désir n’est, en termes kantiens, qu’une modalité inférieure du vouloir, là où au contraire la raison « est une véritable faculté supérieure de désirer » . Voilà posée la grande alternative de la sagesse : quelle forme du vouloir est la plus sage ? Le désir et la passion, qui nous font prendre le risque de l’inquiétude, puisque jamais on ne saurait les satisfaire, ou la volonté rationnelle, qui nous gouvernera au risque de l’ennui ?
La position stoïcienne est typiquement celle qui la première a choisi la seconde alternative, et l’a thématisée. Puisque les choses extérieures ont sur nous, lorsque nous les désirons, l’effet d’une sujétion (dépendance, état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination), alors le seule liberté consiste à nous libérer du désir qui nous soumet, « car ce n’est pas par la satisfaction des désirs que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir » . Ainsi l’idéal stoïcien est-il apathique, son programme moral n’est rien d’autre que la libération vis-à-vis des affects de la lutte. C’est l’accent stoïcien qui resurgit chez Descartes : mieux vaut « changer ses désirs que l’ordre du monde » .
b) La transcendance du désir.
Il n’est pourtant pas dit que le désir soit irrémédiablement engoncé dans l’empirique, et qu’il ne puisse prétendre lui aussi à la transcendance (Pour la transcendance, outre notre monde, il existe une ou plusieurs entités « supérieures », dans le sens où elles peuvent nous voir et agir sur nous mais pas l'inverse.). Dans son analyse du Désir d’Eternité, Alquié (philosophe français, 1906-1985) critique certes la passion comme refus du temps, comme négation du devenir, mais n’est-ce pas là aussi en même temps le signe que la passion est ce par quoi une transcendance est possible ? Partant elle aussi de l’idée d’un désir d’immortalité, Diotime en déduit, dans le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348), l’escalade érotique par laquelle, par degrés, d’un beau corps à tous, « des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines jusqu’à cette connaissance qui constitue le terme » , l’Idée du Bien. Ainsi la passion peut-elle être comprise comme un moment d’un processus rationnel. Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) a célébré cette réconciliation : dans toute passion particulière, quelque chose contribue au concept de l’Esprit, selon un « désir inconscient » . La passion n’est ainsi rien d’autre qu’une ruse de la raison, qui choisit cette figure particulière pour mieux réaliser son universalité.
Pourtant, la logique du désir doit-elle être réduite au rationnel ? N’y a-t-il pas là une forme de prétention et de caricature de la raison, comme si un phénomène ne pouvait recevoir du sens que de sa réduction possible à la raison ? Hume (philosophe, historien et économiste anglais, 1711-1776) devait le soupçonner en protestant de ce que « si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner » . Raison et Passion sont donc strictement hétérogènes, si bien qu’il s’agit davantage d’essayer de comprendre nos affects que de les condamner. La sagesse doit-elle forcément se laisser enfermer dans une alternative du tout-passionnel ou du tout-rationnel ? Plutôt qu’une vaine maîtrise des passions, la sagesse ne consisterait-elle pas dans la compréhension des passions et dans leur équilibre ? Après tout, comme le disait Spinoza, la sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie : la sagesse peut être allègre et non austère, parce qu’elle mène à la joie.
Etymologiquement, le mot « désir », de « désirer », provient du latin desiderare qui signifie « regretter l’absence de quelqu’un ou de quelque chose ». Le désir se distingue du besoin, simple incitation physiologique. Je peux, par exemple, éprouver des crampes d’estomac sans savoir que ma douleur tient au manque de nourriture. Le désir est la tendance devenue consciente de son objet. Je prends conscience que j’ai faim et mon désir va alors se rapporter à un objet précis : telle ou telle nourriture.
Repère conceptuel : besoin/désir.
On oppose le caractère naturel du besoin au caractère artificiel du désir. Manger, boire, dormir seraient des besoins naturels, d’origine corporelle, tandis que manger un met raffiné serait un désir artificiel d’origine psychique (trouvant sa source dans la pensée ou l’imagination).
Le besoin se traduirait par un manque dont la satisfaction est nécessaire au bon fonctionnement de l’organisme. En revanche, le désir serait contingent, autrement dit, on pourrait choisir entre le satisfaire ou non. Ne pas satisfaire un besoin fondamental entraîne une carence. Ne pas satisfaire un désir se traduit pas une frustration plus ou moins justifiée. C’est dire que le besoin serait un manque objectif, mesurable, tandis que le désir serait un manque subjectif lié à ce que le sujet éprouve indépendamment de ses besoins objectifs. Mais toutes ces distinctions sont ambiguës : il y a des besoins sociaux aussi nécessaires que les besoins organiques, comme le besoin d’un moyen de transport pour aller travailler. Quant au désir lui-même, n’apparaît-il pas comme une nécessité pour vivre ou tout au moins exister ? Chez les philosophes grecs, la distinction entre besoin et désir n’est pas problématisée. Pour Epicure (philosophe grec, 342-270), par exemple, manger et boire relèvent des désirs naturels tout comme les plaisirs de l’amitié ou de la discussion. Le problème est de distinguer les vrais plaisirs des faux désirs.
Définition, problématisation.
Le désir peut d’abord être saisi dans sa relation avec le besoin, même si l’apparente synonymie des deux termes rend la tâche difficile. Quelle différence entre avoir soif et désirer un verre d’eau ? Une première ligne de partage possible est celle de la nature et de la culture. Le besoin en effet se comprend comme nécessité naturelle, alors que le désir est culturel : j’ai soif, c’est-à-dire besoin de boire, mais le choix de la boisson et la façon de la boire sont libres et culturels. La question du critère se reporte alors sur celle de la frontière, de la limite : à partir de quoi, de quand, un besoin devient-il un désir ? Le désir est-il l’inévitable prolongement du besoin, son expression humaine si tant est qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables, ou bien le désir recèle-t-il une différence irréductible, comme dans la gourmandise, où le désir ne se fonde plus sur aucun besoin ?
Question : Entre besoin et désir, y a-t-il continuité ou discontinuité ?
Si l’objet du besoin est naturel, il est nécessaire ; si l’objet du désir est culturel, il est donc contingent. Alors pourquoi notre désir se porte-t-il sur tel objet plutôt que sur tel autre ? Qu’est-ce qui fait que je désire ceci plutôt que cela ? Deux pistes se présentent : mon désir peut être imputé au mérite de son objet. Cette femme est désirable, et m’inspire donc du désir. Mais je puis être indifférent à celle que mon voisin désire. Je ne désire donc pas tout le désirable, ni même que le désirable, puisque aussi bien l’interdit est l’objet du désir. L’autre voie consiste donc à dire que je suis un être désirant, qui investit tel ou tel objet comme un corrélat de son désir : je ne l’aime pas parce qu’elle est aimable, mais elle est aimable parce que je l’aime et que je suis aimant. Le désir relève-t-il de l’attractivité de l’objet ou d’une disposition du sujet ?
Question : L’objet du désir est-il donné ou construit ?
Le désir n’est pourtant pas seulement contingent : l’objet du désir peut importer davantage que celui du besoin ; j’aime, je n’en dors plus et je n’en mange plus. C’est la notion de passion qui articule ici besoin et désir, en cumulant la nécessité du besoin et l’apparent arbitraire de l’objet du désir. La passion exacerbe ma dépendance vis-à-vis de l’objet du désir, menaçant ma liberté, tout en nourrissant la surenchère du désir : il n’en faut pas plus pour justifier de la passion sa réputation ambiguë et sulfureuse. Une passion est-elle ce qui éclaire une vie ou ce qui la cache ? La question ici relève de la morale (Est-il bon d’être passionné ?), mais surtout de la sagesse.
Question : La passion est-elle ce qui fait notre malheur ou notre bonheur ?
1. Le désir n’est-il qu’un besoin ?
a) Besoin et nature.
Le besoin apparaît à première vue comme un fait de la nature. Le besoin se définit en effet par la nécessité physiologique : je dois boire, manger, dormir, etc. Encore faut-il savoir où s’arrête cette liste, c’est-à-dire s’il y a une limite au caractère naturel du besoin. Cette limite est déterminante dans la philosophie épicurienne, parce qu’elle a mis la compréhension de la nature en son centre. Ainsi la vie y est-elle définie comme un état d’équilibre naturel, entre douleur et plaisir. Tout homme en effet poursuit le plaisir et repousse la douleur : « Ne voyez-vous pas ce que crie la nature ? Réclame-t-elle autre chose que pour le corps l’absence de douleur, et pour l’esprit un sentiment de bien-être, dépourvu d’inquiétude et de crainte ? » ? L’épicurisme (En concurrence avec l'autre grande pensée de l'époque, le stoïcisme, l’épicurisme est axé sur la recherche d'un bonheur et d'une sagesse austère. Son héritage a été revendiqué par le matérialisme moderne (Marx notamment). L'épicurisme professe que pour éviter la souffranc,e il faut éviter les sources de plaisir qui ne sont ni naturelles ni nécessaires.), contrairement à la caricature qu’on en popularise souvent, ne cultive pas sans distinctions besoins et désirs, mais s’efforce de distinguer le naturel de ce qui ne l’est pas, le besoin du désir.
Il suffirait donc en gros de s’en tenir au besoin naturel pour échapper à la tourmente du désir. Mais cela est-il seulement possible ? Puisque l’homme « qui ne voudrait que vivre vivrait heureux » (Rousseau, philosophe suisse, 1712-1778), c’est vouloir avoir ce qui nous éloigne du bonheur. Il faudrait pour cela qu’existe un état de nature, fiction de méthode qui décrit un état dans lequel la malédiction de la surenchère des besoins ne s’est pas encore produite. Mais n’a-t-il pas toujours été trop tard ? Rousseau le dit bien implicitement, qui reconnaît « que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le moyen de la satisfaire » . Il y aurait donc non pas une rupture radicale, mais au contraire une certaine continuité entre les vrais besoins (ceux qu’il suffirait de satisfaire pour être heureux), et les faux, ceux qui nous engagent dans la surenchère. Ainsi le besoin est-il aliénant parce qu’il est insatiable, et qu’il nous contraint à la malédiction du travail (cf. le chapitre sur le travail, travail vient du latin tripallium qui signifie torture) : la décadence vers l’état civil est chez Rousseau le saut du travail et de la propriété.
Il paraît donc impossible, utopique, de confier son bonheur à la seule satisfaction des besoins, parce que la limite qui les sépare des désirs semble toujours déjà perdue ou franchie en nous. A quoi en moi pourrais-je faire confiance pour distinguer vrai et faux besoin ? Y a-t-il en nous quelque instinct capable de nous dire quels aliments sont nécessaires à notre équilibre nutritif, ou bien au contraire puis-je repousser un aliment qui est bon pour la santé et convoiter un champignon vénéneux ? Descartes (1596-1650, philosophe, mathématicien, et physicien français), qui veut montrer que le goût est trompeur, note bien par exemple que « nous nous trompons aussi assez souvent, même dans les choses auxquelles nous sommes directement portés par la nature, comme il arrive aux malades, lorsqu’ils désirent de boire ou de manger des choses qui leur peuvent nuire » . Puisque le désir peut déborder le besoin (dans la gourmandise, je désire manger sans faim) ou le méconnaître (l’anorexique ne désire pas manger alors qu’il en a besoin), rien en nous ne semble nous indiquer la limite de nos besoins naturels.
b) Vrais et faux besoins.
La frontière entre vrais et faux besoins est aussi la frontière du luxe : on peut parler de luxe à partir du point où non seulement le superflu s’affirme au-delà du nécessaire (chez chacun, ou plutôt chez les uns au détriment des autres, très riches au détriment des très pauvres par exemple). On peut certes, comme Rousseau, dénoncer l’engrenage de la perfectibilité, qui raffine les besoins (et crée ces « fantaisies » qu’évoque l’Emile, ces désirs qui ne sont pas de vrais besoins) et les rend de plus en plus superflus à mesure qu’il les satisfait : mais il ne s’agit pas encore de luxe, tant celui-ci ne commence à proprement parler que là où le superflu remplace le nécessaire au lieu simplement de s’y surajouter. Ainsi ne peut-on, pour Bergson (philosophe français, 1859-1941), dénoncer un progrès technique coupable d’imposer aux hommes « des besoins de plus en plus artificiels » , car ce n’est pas la nouveauté du besoin qui est en cause, mais l’oubli des besoins anciens. Du progrès il faut donc conclure que « sans négliger le nécessaire, il a trop pensé au superflu » .
Si donc le nécessaire mène imparablement au superflu, le besoin ne peut mener qu’au désir. En s’arrachant à sa dépendance vis-à-vis de la nature par le travail, l’homme rentre dans la culture : le passage du besoin au désir est le prix de sa liberté. La nature n’est donc pas auto-suffisante, comme l’exprime la critique hégélienne de Rousseau : « c’est une opinion fausse de penser que l’homme vivrait libre par rapport au besoin dans l’état de nature, où il n’éprouverait que des besoins naturels soi-disant simples » . La simplicité du besoin naturel n’est donc qu’illusoire : en réalité, tout besoin est complexe, composite, parce qu’en l’homme nature et culture sont indiscernables (je ne peux séparer ma soif, besoin naturel, du mode de satisfaction que j’envisage, mettons un jus d’orange, un désir culturel). C’est d’ailleurs là ce qui fait pour Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) l’humanité de l’homme : l’homme ne peut en rester au besoin comme l’esprit ne peut rester engoncé dans la nature.
Le besoin est donc toujours déjà composite et complexe, le culturel y est inscrit d’avance. Aussi n’est-il pas rare de voir dans l’emploi du mot « besoin » une métaphore du désir : Nietzsche (philosophe allemand, 1844-1900) par exemple explique la régression à l’infini de la notion de travail par une surenchère du besoin : « l’habitude du travail en général qui se fait à présent sentir comme un besoin nouveau, adventice : il sera d’autant plus fort que l’on est plus fort habitué à travailler, peut-être même que l’on a souffert plus fort des besoins » . Ce propos éclaire la continuité du besoin au désir : dès lors que la borne naturelle du besoin est introuvable, il n’y a plus de limites à la sécurité : quand est-on à l’abri du besoin ? Ainsi le besoin, en ce qu’il peut être second, créé, n’est-il qu’une métaphore du désir, ou, si l’on préfère, le signe de la continuité humaine du besoin au désir : seul l’animal n’aurait que des besoins, mais à proprement parler il n’en a pas, puisqu’il lui suffit de les satisfaire. Nos besoins à nous mènent au désir.
c) La surenchère du désir.
C’est la surenchère qui marque la différence de degré du désir sur le besoin : le besoin devient désir lorsque plus rien ne le limite. Jamais à l’abri du besoin, je le serai encore moins du désir : aucune richesse ne me suffira jamais, et le gagnant du Loto, que j’imagine comblé parce que je ne le suis pas encore, trouve rapidement qu’il peut rêver à plus. Michaux (écrivain et peintre belge rattaché au Surréalisme, 1899-1984) le disait : « le continent de l’insatiable, tu y es. De cela au moins, on ne te privera pas, même indigent » . C’est que le désir renaît renforcé de sa propre satisfaction, comme dans l’analyse hégélienne, où c’est le caractère fini de son objet qui rend le désir infini par définition : « puisque la satisfaction ne peut se produire que dans ce qui est singulier, et que ce dernier est simplement passager, le désir s’engendre lui-même à nouveau dans sa propre satisfaction » . C’est la régression à l’infini du désir, et comme « il ne faut donc pas être émerveillés que les désirs des hommes aillent en augmentant à mesure qu’ils acquièrent plus de richesses, d’honneurs ou de pouvoirs » , le désir ne paraît promettre le bonheur qu’à condition de désirer toujours et encore.
Entre le désir qui poursuit sa satisfaction, et la satisfaction qui ranime le désir, un cercle vicieux s’esquisse : cette convoitise inextinguible, qu’elle soit besoin ou désir, est prise dans la dialectique du plaisir. C’est là le débat du Gorgias, sur les implications morales : Calliclès le sophiste y défend l’idée d’une vie exaltant tous les plaisirs, à partir de l’image socratique du tonneau. « La vie de plaisirs est celle où on verse et reverse autant qu’on peut dans son tonneau ! » : il faut donc pouvoir vider le tonneau pour pouvoir le remplir.
Au fond, la perspective de la satisfaction ne l’emporte pas sur celle du désir ultérieur, comme si tout désir était finalement désir de désirer. Cela ne va pas sans paradoxes, puisque je suis finalement conduit à condamner la jouissance en la retardant au nom d’un désir ultérieur qui entre-temps m’aura fui : ainsi Léopardi (philosophe, moraliste et poète italien, 1798-1837) note-t-il que « l’homme est condamné soit à consumer sans but sa jeunesse, alors que c’est pour lui la seule période qu’il peut consacrer à son entretien futur ; soit au contraire à la perdre, afin d’offrir des jouissances à cette partie de la vie où il ne sera plus capable de jouir » . Il s’agit donc de se garder quelque chose à désirer, quitte à devoir spéculer en vain : la cigale prend le risque de la faim, mais la fourmi celui de l’ennui. Le bonheur de la chasse surpasse encore celui de la prise, tout n’est pas dans la satisfaction achevée mais dans la satisfaction imminente : Hobbes (philosophe anglais, 1588-1679) dit justement que « la félicité, par laquelle nous entendons le plaisir continuel, ne consiste point à avoir réussi mais à réussir » .
2. Désirer toujours en vain ?
a) La médiation de l’autre.
C’est là d’abord le résultat de la médiation d’autrui : lorsque Sartre (écrivain et philosophe français, 1905-1975) dit que le désir est une « invite au désir » , c’est au désir de l’autre. Ainsi pouvons-nous comprendre le seuil du désir par rapport au besoin : c’est la médiation des autres hommes qui transforme le besoin en désir. Je désire avoir toujours plus, mais toujours plus que l’autre, être l’objet de son envie : c’est précisément en cela que le désir relève de la culture. Le caprice est de ce point de vue le prototype du désir, en ce qu’il relègue son objet au second plan : sitôt obtenu, l’objet du caprice est dédaigneusement rejeté, tant il s’agit plutôt, dans le caprice, de manifester ma volonté et d’imposer aux autre mon pouvoir d’obtenir. L’analyse kantienne fait valoir que « toutes les passions sont des désirs qui vont seulement d’humains à humains et non vers les choses » . Je veux non pas avoir de plus en plus d’argent, mais en avoir plus que les autres et devenir l’objet de leur envie.
Le désir n’est donc rien d’autre que le désir du désir de l’autre. Proust (écrivain français, 1871-1922) a donné à cette idée, dans son analyse de la relation qui lie le narrateur à Albertine, toute son acuité. Lorsqu’Albertine enfin se donne à lui, le narrateur s’aperçoit que plus il la possède, et moins son désir est satisfait, parce que son désir finalement était qu’elle le désire, et non qu’elle se laisse faire. Le contrepoint est offert par les femmes des maisons closes : « si elles nous attirent si peu, ce n’est pas qu’elles soient moins belles que d’autres, c’est qu’elles sont toutes prêtes ; que ce qu’on veut précisément atteindre, elles nous l’offrent déjà ; c’est qu’elles ne sont pas des conquêtes » . Le désir veut conquérir, il veut, en termes hégéliens, être reconnu par ce qu’il reconnaît : c’est en cela que le désir est désir d’être désiré par ce qu’on désire.
b) Désir et bonheur.
Déçu et dépouillé quand il est satisfait, frustré quand il ne l’est pas, le désir peut-il prétendre au bonheur ? C’est bien en ces termes que Leibniz (philosophe, scientifique, mathématicien, diplomate, bibliothécaire et homme de lois allemand, 1646-1716) définit le désir : « l’inquiétude qu’un homme ressent en lui-même par l’absence d’une chose qui lui donnerait du plaisir si elle était présente, c’est ce qu’on nomme désir » . Mais c’est encore là une définition qui fait la part belle à l’idée de la satisfaction, que l’objet puisse ou non être atteint. La question : « le manque dont manque le désir pour définir son objet doit-il être reporté sur l’inaccessibilité de l’objet ou sur l’incapacité du sujet à définir son propre désir ? » ouvre la seconde hypothèse, à un désir tragique. Dans ce cas en effet, « le désir lui-même ne renvoie à aucune satisfaction possible ni pensable » . Le désir est alors besoin de ce qui n’est pas, d’un objet qui n’est pas inaccessible, mais pire encore, introuvable. Et si le désir était par définition désir de ce qu’on ne peut avoir ? Comment désirer ce que l’on a , et qui ne nous manque donc pas ?
Telle est la contradiction inhérente au désir : il veut d’un côté jouir et de l’autre côté rester désir, et recherche ce contradictoire « amour réalisé du désir demeuré désir » qu’évoquait Char (poète surréaliste français, 1907-1988). En un sens, la jouissance est l’objet de méfiance parce qu’elle éteindra le désir, ou plutôt parce qu’elle en repoussera plus loin l’incertaine limite. C’est le lieu de se demander si un fantasme doit être ou non réalisé : si non, je risque frustration et névrose, mais si oui, que me restera-t-il à désirer ? Considérant que « l’illusion cesse là où commence la jouissance » , Rousseau exhibe finement la bonheur : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. » Ainsi faut-il chérir le désir, et n’entrevoir de satisfaction que pour l’attiser. Mais le risque alors est que le bonheur ne soit qu’une promesse de bonheur, et que le désir soit conduit à se priver toujours pour rester désirant. Il y a donc une malédiction du désir, conduit à repousser toujours plus loin sa proie, comme la poursuite du bonheur éloigne toujours plus le bonheur.
c) L’homme comme être de désir(s).
Si l’important est que le désir demeure désir, alors peut-être faut-il aller jusqu’à voir dans cette notion de désir l’essence même de l’homme. Pour Spinoza (philosophe néerlandais, 1632-1677), l’appétit « n’est rien d’autre que l’essence même de l’homme, essence d’où suivent nécessairement toutes les conduites qui servent sa propre conservation » . Voilà qui détache le désir de ses objets, comme si finalement tel et tel objet n’étaient que des étapes jalonnant la route du passionné. La Rochefoucauld (écrivain français, 1613-1680) a décrit ce continuum passionnel : « il y a dans le cœur humain une génération perpétuelle de passions, en sorte que la ruine de l’une est presque toujours l’établissement d’une autre » .
Il est donc de moins en moins évident que l’objet apparent du désir soit son objet réel. Ce ne serait pas le cas si c’était l’objet de mon désir qui éveillait mon désir, si l’objet du désir était le moteur du désir (dans ce cas, la séduction consiste pour moi à me faire désirer de l’autre en lui démontrant que je suis désirable). Mais on peut soupçonner ici au contraire que l’objet du désir n’en est pas le moteur, mais le prétexte. Spinoza l’affirme avec force : « nous ne nous efforçons pas vers quelque objet, nous ne le voulons, ne le poursuivons, ne le poursuivons et ne le désirons pas parce que nous jugeons qu’il est un bien que parce que nous nous efforçons vers lui, parce que nous le voulons, le poursuivons et le désirons » . Lorsque je justifie mon désir auprès d’autres (en réponse à la question : mais que lui trouves-tu donc ?), j’invoque ce qui me fait désirer : mais ces causes que j’allègue ne sont jamais que des justifications après coup. Cela voudrait dire que le désir tient davantage à une disposition du sujet désirant qu’au mérite de l’objet désiré, que par exemple les qualités de l’être aimé ne sont pas données mais construites par l’amant. Ainsi Pascal (philosophe et mathématicien français, 1623-1662), se demandant ce que c’est d’être aimé, ne tarde pas à conclure que les qualités sont « périssables », non du fait du déclin du corps, mais du fait des intermittences du cœur de l’autre (elle disait que j’étais intelligent lorsqu’elle m’aimait, mais maintenant qu’elle ne m’aime plus elle dit que je suis bête). Ainsi, « on n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités » .
C’est là le syllogisme (sophistique) du désir : je te désire, donc tu es désirable. Dans cette logique passionnelle, « c’est l’amour immotivé qui rend l’être aimé aimable, ce n’est pas l’aimable qui est le motif raisonnable et bienséant de l’amour » . Le désir reconstruit donc son objet, lui prêtant toutes ses qualités : « il suffit de penser à une perfection pour la voir dans ce qu’on aime » . Mais les qualités qu’on prête ne viennent que de nous : « cette femme n’a fait que susciter, par des sortes d’appels magiques, mille éléments de tendresse existant en nous à l’état fragmentaire et qu’elle a assemblé » , constate le narrateur de La Recherche, surpris d’éprouver à présent pour une autre, après Albertine, un sentiment qu’il croyait « spécial à elle » . Ainsi le désir crée-t-il le désirable, en se polarisant arbitrairement sur un objet ; c’est cette polarisation même qui définit la notion de passion.
3. Passion et sagesse.
L’analyse combinée des notions de besoin et de désir aboutit logiquement à celle de passion : la passion en effet donne au désir le caractère du besoin : la nécessité.
a) L’idéal apathique.
Dans la passion, la logique du désir, déjà désignée comme objet de défiance par de nombreux courants moraux, est portée à l’absolu. Non seulement donc la passion est prise dans la surenchère du désir, mais sa polarisation vers son objet est de l’ordre du nécessaire et non plus du contingent, au point de dépasser le besoin lui-même : le passionné oublie le besoin au profit du désir, et peut mourir d’aimer. Il paraît donc encore plus difficile de lutter contre une passion que de réfréner un désir, mais dans le même temps encore plus souhaitable : quel équilibre, quel bonheur peut-on espérer d’une passion ? C’est tout l’enjeu de la notion de sagesse, telle qu’elle est mise en jeu dans la question qui est au centre du dernier tiers du Gorgias : quel genre de vie faut-il mener ? Calliclès défend l’idée du tout-passionnel : « si on veut vivre comme il faut, on doit laisser aller ses propres passions, si grandes soient-elles, et ne pas les réprimer » . Cette position s’oppose à la position socratique : « au lieu d’une vie déréglée, que rien ne comble, une vie d’ordre ; qui est contente de ce qu’elle a » . Le désir est au ban des accusés, lui qui dérègle la vie humaine en nous conduisant au toujours-plus. Se dessine ici une opposition qui structurera l’histoire de la morale classique, celle de la raison chargée, au nom de la sagesse, de la lutte contre les passions : « cela veut dire être raisonnable, se dominer, commander aux plaisirs et passions qui résident en soi-même » .
Comment dès lors s’attaquer à la passion ? D’abord par la critique du désir, accusé d’être un mode désinvolte de la volonté. C’est qu’en effet « le désir veut la fin sans les moyens qui la médiatisent, le résultat tout de suite et magiquement, sans la malédiction du travail, de la discussion et du devenir » . Implicitement, la passion désirante est ici jugée à l’aune de la volonté rationnelle, qui évalue des moyens en même temps qu’elle pose la fin. Voilà en quoi le désir n’est, en termes kantiens, qu’une modalité inférieure du vouloir, là où au contraire la raison « est une véritable faculté supérieure de désirer » . Voilà posée la grande alternative de la sagesse : quelle forme du vouloir est la plus sage ? Le désir et la passion, qui nous font prendre le risque de l’inquiétude, puisque jamais on ne saurait les satisfaire, ou la volonté rationnelle, qui nous gouvernera au risque de l’ennui ?
La position stoïcienne est typiquement celle qui la première a choisi la seconde alternative, et l’a thématisée. Puisque les choses extérieures ont sur nous, lorsque nous les désirons, l’effet d’une sujétion (dépendance, état de celui qui est soumis à un pouvoir, à une domination), alors le seule liberté consiste à nous libérer du désir qui nous soumet, « car ce n’est pas par la satisfaction des désirs que s’obtient la liberté, mais par la destruction du désir » . Ainsi l’idéal stoïcien est-il apathique, son programme moral n’est rien d’autre que la libération vis-à-vis des affects de la lutte. C’est l’accent stoïcien qui resurgit chez Descartes : mieux vaut « changer ses désirs que l’ordre du monde » .
b) La transcendance du désir.
Il n’est pourtant pas dit que le désir soit irrémédiablement engoncé dans l’empirique, et qu’il ne puisse prétendre lui aussi à la transcendance (Pour la transcendance, outre notre monde, il existe une ou plusieurs entités « supérieures », dans le sens où elles peuvent nous voir et agir sur nous mais pas l'inverse.). Dans son analyse du Désir d’Eternité, Alquié (philosophe français, 1906-1985) critique certes la passion comme refus du temps, comme négation du devenir, mais n’est-ce pas là aussi en même temps le signe que la passion est ce par quoi une transcendance est possible ? Partant elle aussi de l’idée d’un désir d’immortalité, Diotime en déduit, dans le Banquet de Platon (philosophe grec, 427-348), l’escalade érotique par laquelle, par degrés, d’un beau corps à tous, « des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines jusqu’à cette connaissance qui constitue le terme » , l’Idée du Bien. Ainsi la passion peut-elle être comprise comme un moment d’un processus rationnel. Hegel (philosophe allemand, 1770-1831) a célébré cette réconciliation : dans toute passion particulière, quelque chose contribue au concept de l’Esprit, selon un « désir inconscient » . La passion n’est ainsi rien d’autre qu’une ruse de la raison, qui choisit cette figure particulière pour mieux réaliser son universalité.
Pourtant, la logique du désir doit-elle être réduite au rationnel ? N’y a-t-il pas là une forme de prétention et de caricature de la raison, comme si un phénomène ne pouvait recevoir du sens que de sa réduction possible à la raison ? Hume (philosophe, historien et économiste anglais, 1711-1776) devait le soupçonner en protestant de ce que « si une passion ne se fonde pas sur une fausse supposition et si elle ne choisit pas des moyens impropres à atteindre la fin, l’entendement ne peut ni la justifier ni la condamner » . Raison et Passion sont donc strictement hétérogènes, si bien qu’il s’agit davantage d’essayer de comprendre nos affects que de les condamner. La sagesse doit-elle forcément se laisser enfermer dans une alternative du tout-passionnel ou du tout-rationnel ? Plutôt qu’une vaine maîtrise des passions, la sagesse ne consisterait-elle pas dans la compréhension des passions et dans leur équilibre ? Après tout, comme le disait Spinoza, la sagesse n’est pas une méditation de la mort, mais de la vie : la sagesse peut être allègre et non austère, parce qu’elle mène à la joie.
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